Œuvres de Saint François De Sales

 

TOME VI. LES VRAYS ENTRETIENS SPIRITUELS

 

 

 

Droits d'auteur pour tous les fichiers des Oeuvres complètes de saint François de Sales: sont mis à disposition pour un usage personnel ou l'enseignement seulement. Dans l'usage public vous devez indiquer la source www.donboscosanto.eu. Pas être utilisés à des fins commerciales de toute nature!

Cinquième édition pour la concordance: seulement les écrits de saint François de Sales

 

Index OCR

 

Index OCR. 2

A nos cheres Sœurs en Nostre Seigneur nos Sœurs Religieuses de la Visitation Sainte Marie. 4

Premier entretien. Auquel est declarée l'obligation des Constitutions de la Visitation de Sainte Marie, et les qualités de la devotion que les Religieuses cludit Ordre doivent avoir. 6

Second entretien. Auquel on demande si l'on peut aller à Dieu avec une grande confiance, mesme ayant le sentiment de nostre misere, et comment ; et du parfait abandonnement de soy mesme. 12

Troisiesme entretien. Sur la fuite de Nostre Seigneur en Egypte, où il est traitté de la fermeté que nous devons avoir parmi les accidens du monde. 17

Quatriesme entretien. [I. De la cordialité. - II. De l'esprit d'humilité]. 26

I. De la Cordialité. — Auquel on demande comme les Sœurs se doivent aymer d'un amour cordial, sans user neantmoins de familiarité indecente. 26

Demande II. Que c'est de faire toutes choses en esprit d'humilité, ainsi que les Constitutions l'ordonnent  32

Cinquiesme entretien. De la Generosité. 33

Sixiesme entretien. [De l'esperance]. Sur le depart des Sœurs de la Visitation qui s'en alloyent pour fonder une nouvelle maison de leur Institut. 38

Septiesme entretien. Auquel les proprietés des colombes sont appliquées a l'ame religieuse par forme de loix  44

Huitiesme entretien. De la Desappropriation et despouillement de toutes choses. 51

Neufviesme entretien. Auquel est traitté de la Modestie de la façon de recevoir les corrections et du moyen d'affermir tellement son esprit en Dieu que rien ne l'en puisse destourner. 55

Dixiesme entretien. De l'Obeissance. 64

Unziesme entretien. Sur le mesme sujet de l'Obeissance. De la vertu d'Obeissance. 68

Douziesme entretien. De la Simplicité et Prudence religieuse. 78

Treiziesme entretien. Des Regles et de l'esprit de la Visitation. 84

Quatorziesme entretien. Contre le propre jugement et la tendreté que l'on a sur soy-mesme. 91

Quinziesme entretien. Auquel on demande en quoy consiste la parfaite determination de regarder et suivre la volonté de Dieu en toutes choses, et si nous la pouvons trouver et suivre és volontés des Superieurs, égaux ou inferieurs, que nous voyons proceder de leurs inclinations naturelles ou habituelles ; et de quelques poincts notables touchant les confesseurs et predicateurs. 99

Seiziesme entretien. Touchant les aversions comme il faut recevoir les livres et de ce qu'il ne se faut point estonner de voir des imperfections aux personnes religieuses ni mesmes aux Superieurs. 107

Dix-septiesme entretien. Auquel on demande comment et par quel motif il faut donner sa voix, tant aux filles que l'on veut admettre à la Profes sion, qu'à celles que l'on reçoit au Novitiat. 114

Dix-huitiesme entretien. Comment il faut recevoir les Sacremens et reciter le divin Office, avec quelques poincts touchant l'Oraison. 121

Dix-neufviesme entretien. Sur les vertus de saint Joseph. 127

Vingtiesme entretien. Auquel il est demandé quelle pretention nous devons avoir entrant en Religion   135

Vingt-uniesme entretien. Sur le document de ne rien demander, ne rien refuser. 139

Approbation et Privilège de la première Edition des Vrays Entretiens spirituels. 142

Approbation. 142

Consentement. 142

Commission. 142

Privilege du Roy. 143

Transport. 144

Appendice. 145

I. Entretiens qui ne se trouvent dans aucune édition antérieure des vrays entretiens spirituels. 146

A. Recueil de ce que nostre bien-heureux Pere dit à nostre Sœur Claude Simplicienne, Religieuse en nostre Monastere d'Annessy. 146

B. Des cinq degrés d'Humilité. 148

C. Entretien de nostre bien-heureux Pere, plein de tres-belles et admirables sentences. 149

D. Ce que nostre saint Fondateur nous dit dans son dernier voyage à Paris, en presence d'un de Messieurs ses freres et d'une autre personne de ses amis, nous disant a Dieu. 152

E. Recueil des questions qui ont esté faites en nostre Monastere de Lyon, à nostre bien-heureux Pere   152

F. Dernier Entretien de nostre tres-saint et bien-heureux Pere, sur plusieurs questions que nos cheres Sœurs de Lyon luy firent deux jours avant sa bien-heureuse mort, le jour de saint Estienne, 1622. 162

II. Passages des manuscrits et des colloques n'offrant aucune correspondance directe avec le texte définitif  169

A. Fragments relatifs aux Aversions. 169

B. De l'Entretien de la Desappropriation. 170

C. De l'Entretien de l'Esprit des Regles. 171

D. De l'Entretien du Jugement propre. 171

III. Fragments sur divers sujets. 176

A. Comme il faut prendre garde que le desir que nous avons de tout quitter ne soit point vain et par flatterie   176

B. Extraits de l'Histoire de la Galerie. 176

C. Extrait de l'Histoire inédite de la Fondation du 1er Monastere de Paris. 178

D. Extrait de l'Histoire inédite de la Fondation du Monastère de Grenoble. 178

E. Fragments d'Entretiens extraits de la Vie de saint François de Sales par le Père de la Rivière. 178

Addition au premier Entretien. 178

De la solide vertu. 179

 

 

VIVE JESUS

_____

 

 

A nos cheres Sœurs en Nostre Seigneur nos Sœurs Religieuses de la Visitation Sainte Marie

 

 

            NOS TRES-CHERES SŒURS,

 

            Voyci les vrays Entretiens que nostre bien-heureux Pere nous a faits en divers temps et en diverses occasions. Nous les recueillions sincerement, et redigions par escrit apres qu'il les avoit achevé de faire ; et comme nous en avions alors la memoire toute fraiche, et que chacune de nos Sœurs en rapportoit une partie, nous taschions, en assemblant toutes les pieces, de les ajuster le mieux qu'il nous estoit possible pour en former un corps. Nous confessons neantmoins (ce que tout le monde croira facilement d'un ouvrage qui est passé par des mains si indignes que les nostres) que quielque diligence et quelque soin que nous y ayons apporté, il ne nous a pas esté possible de faire ce recueil si exactement qu'il ne nous soit eschappé beaucoup de choses excellentes, et que celles que nous avons retenues n'ayent aussi perdu beaucoup de leur force et des advantages qu'elles avoyent en sortant d'une si digne et si venerable bouche. Toutesfois, il nous sera permis de dire avec toute verité, qu'une [1] grande partie des enseignemens qu'il nous a laissés y sont si naïfvement deduits et si fidelement rapportés, que quiconque aura eu le bon-heur de l'entendre ou qui sera versé en la lecture de ses livres, y recognoistra aussi tost son esprit, et ne fera point de difficulté de mettre ces Entretiens, sinon au rang des autres œuvres, qui sont immediatement sorties de ses mains, au moins au rang de celles qui ont en quelque façon l'honneur de luy appartenir. Que si bien ils ne sont pas elabourés à l'égal du reste de ses livres, si les discours n'en sont pas si bien tissus, s'il se rencontre quelque chose qui pourroit sembler a quelqu'un moins digne de son eminente doctrine et de la reputation que ses autres œuvres luy ont acquise, ce n'est pas de merveille, car jamais il ne les a veus ni leus ; et vous sçavez que les enfans sevrés de la mammelle de leur mere avant le temps, ne se portent pas si bien que ceux qui en sont entierement nourris : tousjours il y a de la compassion aux enfans qui naissent apres le decés de leur pere.

            Certes, ce bien-heureux Pere de nos ames n'eust oncques pensé que ses familiers Entretiens deussent avoir autre jour que celuy de nostre parloir, auquel, avec une incroyable naïfveté et familiarité, il respondoit à nos petites demandes : aussi n'estoit-ce pas nostre resolution de les communiquer au public, ains seulement en conserver les menus escrits pour la consolation particuliere de nos maisons, à l'usage desquelles ils estoient destinés. Mais estant arrivé (nous ne sçavons dire par quels moyens) qu'ils ont esté imprimés à nostre insceu, avec un grand nombre de fort notables manquemens et en un tres-mauvais estat ; ce qu'ayant veu Monseigneur de Geneve, tres digne frere et successeur de ce bien-heureux Prelat, a obtenu le Privilege mis ci apres, et voyant qu'il y alloit de la reputation de son saint frere, nous a commandé d'en donner promptement une veritable copie, pour remedier au mal de cette mauvaise impression et faire voir au [2] vray ce qui en a esté recueilli dans ce monastere. Certes, nous voulons croire de nostre prochain, que ç'a esté un bon zele, plustost qu'aucune autre consideration, qui l'a induit à les mettre au jour : mais nous ne sçaurions luy estre si indulgentes que nous ne nous plaignions charitablement de luy, non de nous avoir osté ce qui sembloit estre nostre (car nous n'avons rien à nous, et les biens spirituels le sont encor moins que les autres parce qu'ils doivent estre plus communiqués), mais d'avoir soustrait ces Entretiens d'une telle sorte, que, les tirant avec peine, il a esté impossible qu'il ne les ayt mis en pieces et qu'il ne les ayt donnés par lambeaux comme il les avoit pris. Et mesmes, que ce sont des copies recopiées plusieurs fois par des filles, lesquelles y ont adjousté quantité de petites choses, ramassées par cy par là, qui avoyent esté dites à des particulieres, mais non comme le Bienheureux les a dites, faute de memoire : en suite de quoy, celuy qui les a soustraits a esté contraint de substituer en la place de ce qui luy manquoit beaucoup de choses estrangeres, qu'il a adjoustées pour la liaison du discours, lesquelles ont apporté un si grand changement à l'ouvrage qu'à peine est-il recognoissable, ainsi qu'il sera aysé de remarquer par la conference des deux impressions.

            Il a esté donc necessaire, nos tres-cheres Sœurs, de communiquer ces Entretiens premierement à ceux de qui nous dependons et de qui nous devons prendre conseil, et lesquels ont pris la peine de reparer les defauts qu'ils avoient contractés entre nos mains ; puis de les mettre en lumiere et les donner au public en la forme qu'ils doivent estre, pour pouvoir veritablement porter le nom des Entretiens de nostre bien-heureux Pere. Peut estre y trouverez-vous quelques choses qui sont si particulieres pour nos maisons, que vous jugerez n'estre pas à propos de les publier si librement, l'esprit du monde n'estant pas tousjours disposé à recevoir [3] les escrits de pieté avec la simplicité et la reverence qui leur est dette. Neantmoins, ayant tousjours esté un des Salutaires conseils et desirs de nostre bien-heureux Pere, Instituteur et Fondateur, et qu'il nous a declaré dans l'un de ses Entretiens, que l'esprit de nos maisons fust communiqué au prochain, pour donc ne pas frustrer du fruict des saintes instructions que nous avons receuës, l'obeissance et la charité veut que nous en fassions part au public : elle ordonne aussi qu'ils nous soyent particulierement dediés, comme à celles à qui ils sont particulierement propres, puisque c'est à nous à qui nostre bien-heureux Pere les a faits. Jouissons toutes ensemble de ces si utiles et agreables Entretiens ; conservons-nous dans l'esprit de nostre Regle par leur frequente et attentive lecture, mais sur tout par la pratique fidele des saints enseignemens dont ils sont pleins: et à mesure qu'on les exprime extérieurement, imprimons-les profondement dans nos cœurs, à fin qu'ils n'en soient jamais effacés, et que nous ne soyons pas un jour obligées de rendre compte d'un si precieux talent, si nous ne l'avons fait profiter. Nous esperons que nostre bien-heureux Pere, qui nous l'a donné de la part de Nostre Seigneur, nous obtiendra de sa divine bonté le moyen de le bien employer, et de nous en servir pour sa gloire et pour le salut de nos ames. C'est le souhait continuel que nous faisons pour vous et pour nous, qui sommes en JESUS CHRIST,

            Nos tres-cheres Sœurs,

            Vos tres-humbles et tres-affectionnées Sœurs et servantes,

 

LES RELIGIEUSES

DU MONASTERE DE LA VISITATION

SAINTE MARIE D'ANNESSY

 

DIEU SOIT BENY [4]

 

VIVE JESUS

 

___

 

 

 

Premier entretien. Auquel est declarée l'obligation des Constitutions de la Visitation de Sainte Marie, et les qualités de la devotion que les Religieuses cludit Ordre doivent avoir

 

 

            Ces Constitutions n'obligent aucunement d'elles mesmes à aucun peché, ni mortel ni veniel, ains seulement sont données pour la direction et conduite des personnes de la Congregation. Mais pourtant, si quelqu'une les violoit volontairement, à dessein, avec mespris, ou bien avec scandale tant des Sœurs que des estrangers, elle commettroit sans doute une grande offense ; car on ne sçauroit exempter de coulpe celle qui avilit et deshonore les choses de Dieu, desment sa profession, renverse la Congregation, et dissipe les fruits de bon exemple et de bonne odeur qu'elle doit produire envers le prochain : si bien qu'un tel mespris volontaire seroit en fin suivi de quelque grand chastiment du Ciel, et specialement de la privation des graces et dons du Saint Esprit, qui sont ordinairement ostés à ceux qui abandonnent leurs bons desseins et quittent le chemin auquel Dieu les a mis. Or le mespris des Constitutions, comme aussi de toutes bonnes œuvres, se cognoist par les considerations suivantes. [5]

            Celuy là y tombe qui par mespris viole ou laisse à faire quelque ordonnance, non seulement volontairement, mais de propos deliberé ; car s'il la viole par inadvertance, oubli, ou surprise de quelque passion, c'est autre chose : car le mespris enclost en soy une volonté deliberée, et qui se determine destinément à faire ce qu'elle fait. De là il s'ensuit que celuy qui viole l'ordonnance ou desobeit par mespris, non seulement il desobeit, mais il veut desobeir ; non seulement il fait la desobeissance, mais il la fait avec intention de desobeir. Il est defendu de manger hors du repas : une fille mange des prunes, des abricots, ou autres fruits ; elle viole la Regle et fait une desobeissance. Or, si elle mange attirée de la delectation qu'elle en pense recevoir, alors elle desobeit non pas par desobeissance, mais par friandise : ou bien elle mange parce qu'elle n'estime point la Regleet n'en veut tenir compte ni se sousmettre à icelle, et alors elle desobeit par mespris et desobeissance.

            Il s'ensuit encor, que celuy qui desobeit par quelque allechement ou surprise de passion voudroit bien pouvoir contenter sa passion sans desobeir, et à mesme temps qu'il prend plaisir, par exemple, à manger, il est marri que ce soit avec desobeissance ; [mais celuy qui desobeit par desobeissance et mespris n'est pas marri de desobeir, ains au contraire il prend son plaisir à desobeir : de maniere qu'en l'un] la desobeissance suit ou accompaigne l'œuvre, mais en l'autre, la desobeissance precede l'œuvre et luy sert de cause et de motif, quoy que par friandise. Car qui mange contre le commandement, consequemment ou ensemblement, il commet desobeissance, quoy que s'il la pouvoit eviter en mangeant il ne la voudroit pas commettre ; comme celuy qui [6] en beuvant trop voudroit bien ne s'enivrer pas, quoy que neantmoins en beuvant il s'enivre : mais celuy qui mange par mespris de la Regle et par desobeissance, veut la desobeissance mesme, en sorte qu'il ne feroit pas l'œuvre ni ne la voudroit pas s'il n'estoit esmeu à ce faire par la volonté qu'il a de desobeir. L'un donc desobeit voulant une chose à laquelle la desobeissance est attachée, et l'autre desobeit voulant la mesme chose parce que la desobeissance y est attachée. L'un rencontre la desobeissance en la chose qu'il veut, et voudroit bien ne la rencontrer pas ; et l'autre l'y recherche, et ne veut la chose qu'avec intention de l'y trouver. L'un dit : je desobeis parce que je veux manger cet abricot que je ne puis manger sans desobeir ; et l'autre dit : je le mange parce que je veux desobeir, ce que je feray en mangeant. La desobeissance et mespris suit l'un, et elle conduit l'autre.

            Or, ceste desobeissance formelle et ce mespris des choses bonnes et saintes n'est jamais sans quelque peché, pour le moins veniel, non pas mesme és choses qui ne sont que conseillées : car bien qu'on puisse ne point suivre les conseils des choses saintes, par l'élection d'autres choses, sans aucunement offenser, si est-ce qu'on ne peut pourtant les laisser par mespris et contemnement, sans offense ; d'autant que tout bien ne nous oblige pas à le suivre, mais ouy bien à l'honorer et estimer, et par consequent, à plus forte raison, à ne le point mespriser et vilipender.

            Davantage, il s'ensuit que celuy qui viole la Regle et Constitutions par mespris, il l'estime vile et inutile, qui est une tres grande presomption et outrecuidance : ou bien, s'il l'estime utile et ne veut pas pourtant se sousmettre à icelle, alors il rompt son dessein avec grand interest du prochain, auquel il donne scandale et [7] mauvais exemple, il contrevient à la societé et promesse faite à la compagnie, et met en desordre une maison devote, qui sont des tres grandes fautes.

            Mais à fin que l'on puisse aucunement discerner quand une personne viole les Regles ou l'obeissance par mespris, en voicy quelques signes :

            1. Quand estant corrigée elle se mocque et n'a aucun repentir.

            2. Quand elle persevere sans tesmoigner aucune envie ni volonté de s'amender.

            3. Quand elle conteste que la Regle ou commandement n'est pas à propos.

            4. Quand elle tasche de tirer les autres au mesme violement et leur oster la crainte d'iceluy, leur disant que ce n'est rien, qu'il n'y a point de danger.

            Ces signes, pourtant, ne sont pas si certains que quelquefois ils n'arrivent pour d'autres causes que pour celle du mespris : car il peut arriver qu'une personne se mocque de celuy qui la reprend, pour le peu d'estime qu'elle fait de luy, et qu'elle persevere par infirmité, et qu'elle conteste par despit et colere, et qu'elle desbauche les autres pour avoir des compaignes et excuser son mal. Neantmoins, il est aisé à juger par les circonstances, quand tout cela se fait par mespris ; car, en fin, l'effronterie et manifeste libertinage suit ordinairement le mespris, et ceux qui l'ont au cœur en fin le poussent jusques à la bouche, et ils disent, comme David le remarque : Qui est nostre maistre ?

            Si faut-il que j'adjouste un mot d'une tentation qui peut arriver sur ce poinct : c'est que quelquefois une [8] personne n'estime pas d'estre desobeissante et libertine quand elle ne mesprise qu'une ou deux regles, lesquelles luy semblent de peu d'importance, pourveu qu'elle observe toutes les autres. Mais, mon Dieu, qui ne void la tromperie ! car ce que l'un estimera peu, l'autre l'estimera beaucoup, et reciproquement ; de maniere qu'en une compagnie l'un ne tiendra compte d'une regle, et le second en mesprisera une autre, le troisiesme une autre : ainsi tout sera en desordre. Car lors que l'esprit de l'homme ne se conduit que selon ses inclinations et aversions, qu'arrive-il qu'une perpetuelle inconstance, et varieté de fautes ? Hier j'estois joyeux, le silence me desagreoit, et la tentation me suggeroit que j'estois oyseux ; aujourd'huy que je seray melancolique, elle me dira que la recreation et entretien est encore plus inutile : hier, que j'estois en consolation, le chanter me plaisoit ; aujourd'huy, que je suis en secheresse, il me deplaira, et ainsi des autres.

            De sorte que, qui veut vivre heureusement et parfaitement il faut qu'il s'accoustume à vivre selon la raison, les Regles et l'obeissance, et non selon ses inclinations ou aversions ; et qu'il estime toutes les Regles, qu'il les honore et qu'il les cherisse, au moins par la volonté superieure : car s'il en mesprise une maintenant, demain il en mesprisera une autre, et l'autre jour encore une autre, et dés qu'une fois le lien du devoir est rompu, tout ce qui estoit lié, petit à petit s'esparpille et dissipe.

            Ne plaise pas à Dieu que jamais aucune des Filles de la Visitation s'esgare si fort du chemin de l'amour de Dieu, qu'elle s'aille perdre dedans ce mespris des Regles, par desobeissance, dureté et obstination de cœur ; car, que luy pourroit-il arriver de pis ni de plus malheureux ? attendu mesme qu'il y a si peu de regles particulieres et propres de la Congregation ; la pluspart et quasi toutes estant, ou bien des regles generales qu'il faudroit qu'elles observassent en leurs maisons du monde si elles vouloient vivre tant soit peu avec honneur, reputation et crainte de Dieu, [9] ou bien qui regardent la manifeste bienseance d'une maison devote ou les officieres en particulier.

            Que si quelquefois il leur arrive quelque dégoust ou aversion des Constitutions et reglemens de la Congregation, elles se comporteront en mesme sorte qu'il se faut comporter envers les autres tentations, corrigeant l'aversion qu'elles ont par la raison, et par bonne et forte resolution de la partie superieure de l'ame, attendant que Dieu leur envoye de la consolation en leur chemin, et leur fasse voir (comme à Jacob, lors qu'il estoit las et recreu en son voyage) que les Regles et methode de vie qu'elles ont embrassées sont la vraye eschelle par laquelle elles doivent, à guise d'Anges, monter à Dieu par charité, et descendre en elles mesmes par humilité.

            Mais si, sans aversion, il leur arrivoit de violer la Regle par infirmité, alors elles s'humilieront soudain devant Nostre Seigneur, luy demanderont pardon, renouvelleront leur resolution d'observer cette mesme Regle, et prendront garde sur tout de ne point entrer en descouragement d'esprit et inquietude ; ains, avec nouvelle confiance en Dieu, recourront à son saint amour.

            Et quant aux violements de la Regle qui ne se font point par pure desobeissance ni par mespris, s'ils se font par nonchalance, infirmité, tentation ou negligence, on s'en pourra et devra confesser comme de peché veniel, ou bien comme de chose où il y peut avoir peché veniel : car, bien qu'il n'y ait aucune sorte de peché en vertu de l'obligation de la Regle, il y en peut neantmoins avoir à raison de la negligence, nonchalance, precipitation ou autres tels defauts, puisqu'il arrive rarement que voyant un bien propre à nostre [10] avancement, et notamment estant invitees et appellées  à le faire, nous le laissions volontairement sans offenser ; car tel delaissement ne procede que de negligence, affection depravée ou manquement de ferveur, et s'il nous faut rendre compte des paroles qui sont vrayement oyseuses, combien plus d'avoir rendu oyseuse et inutile la semonce que la Regle nous fait à son exercice !

            J'ay dit qu'il arrive rarement de n'offenser pas Dieu quand nous laissons volontairement de faire un bien propre à nostre avancement, parce qu'il se peut faire qu'on ne le laisse pas volontairement, ains par oubli, inadvertance, surreption ; et lors il n'y a aucun peché, petit ni grand, sinon que la chose que nous oublions fust de si grande importance que nous fussions obligés de nous tenir attentifs pour ne point tomber en oubli, inadvertance et surreption. Comme, par exemple, si une fille rompt le silence parce qu'elle n'est pas attentive qu'elle soit en silence, et partant elle ne s'en ressouvenoit pas, d'autant qu'elle pensoit à d'autres choses, ou bien elle est surprise de quelque esmotion de parler, laquelle devant qu'elle ayt bien pensé de reprimer elle aura dit quelque chose, sans doute elle ne peche point : car l'observation du silence n'est pas de si grande importance qu'on soit obligé d'avoir une telle attention qu'on ne puisse pas l'oublier ; ains au contraire, estant chose tres-bonne pendant le silence de s'occuper en d'autres saintes et pieuses pensées, si estant attentive à icelles on s'oublie d'estre en silence, cet oubli provenant d'une si bonne cause ne peut estre mauvais, ni par consequent le manquement de silence qui provient d'iceluy.

            Mais si elle oublioit de servir une malade, qui faute de service fust en danger, et qu'on luy eust enjoint ce [11] service, pour lequel on se reposeroit sur elle, l'excuse ne seroit pas bonne de dire : Je n'y ay pas pensé, je ne m'en suis pas ressouvenue. Non, car la chose estoit de si grande importance, qu'il falloit se tenir en attention pour ne point y manquer, et le manquement de cette attention ne peut estre excusable, eu esgard à la qualité de la chose, qui meritoit qu'on fust attentive.

            Il faut croire qu'à mesure que le divin amour fera progres és ames des Filles de la Congregation, il les rendra tousjours plus exactes et soigneuses à l'observation de leurs Constitutions, quoy que d'elles mesmes elles n'obligent point sous peine de peché mortel ni veniel ; car si elles obligeoient sous peine de la mort, combien estroittement les observeroit-on ? Or, l'amour est fort comme la mort ; donques les attraits de l'amour sont aussi puissans à faire executer une resolution comme les menaces de la mort. Le zele, dit le sacré Cantique, est dur et ferme comme l'enfer ; les ames, donques, qui ont le zele, feront autant et plus en vertu d'iceluy, qu'elles ne feroient pour la crainte de l'enfer : si bien que les Filles de la Congregation, par la suave violence de l'amour, observeront autant exactement leurs Regles, Dieu aydant, que si elles y estoient obligées sous peine de damnation eternelle.

            En somme, elles auront perpetuelle memoire de ce que dit Salomon aux Proverbes, XIX  : Qui garde le commandement garde son ame, et qui neglige sa voye il mourra : or vostre voye c'est la sorte de vie en laquelle Dieu vous a mises. Je ne dis rien icy de l'obligation que nous avons à l'observance des vœux ; car il est tout evident que qui transgresse absolument la Regle és vœux essentiels de pauvreté, chasteté et obeissance, peche mortellement, et feroit-on le mesme, contrevenant à la closture. [12]

            Que les Sœurs fassent profession particuliere de nourrir leurs cœurs en une devotion intime, forte et genereuse.

            Je dis intime, en sorte qu'elles ayent la volonté conforme aux bonnes actions exterieures qu'elles feront, soit petites ou grandes ; que rien ne se fasse par coustume, mais par election et application de volonté ; et si quelquefois l'action exterieure previent l'affection interieure, à cause de l'accoustumance, qu'au moins l'affection la suive de pres. Si avant que m'incliner corporellement à mon Superieur je n'ay pas fait l'inclination interieure, par une humble election de luy estre soubmis, qu'au moins cette election accompagne ou suive de pres l'inclination exterieure. Les Filles de la Congregation ont fort peu de regles pour l'exterieur, peu d'austerités, peu de ceremonies, peu d'Offices : que donques elles y accommodent volontiers et amoureusement leurs cœurs, faisant naistre l'exterieur de l'interieur, et nourrissant l'interieur par l'exterieur ; car ainsi le feu produit la cendre, et la cendre nourrit le feu.

            Il faut encor que cette devotion soit forte : 1. à supporter les tentations, qui ne manquent jamais à ceux qui veulent tout de bon servir Dieu.

            2. Forte à supporter la varieté des esprits qui se trouveront en la Congregation, qui est un essay aussi grand pour les esprits foibles qu'on en puisse rencontrer.

            3. Forte à supporter une chacune ses imperfections, pour ne se point inquieter de s'y voir sujette.

            4. Forte à combattre ses imperfections. Car, comme il faut avoir une humilité forte, pour ne point perdre courage ains relever nostre confiance en Dieu parmi nos imbecillités, aussi faut-il avoir le courage puissant pour entreprendre la correction et amendement parfait. [13]

            5. Forte à mespriser les paroles et jugemens du monde, qui ne manque jamais de contreroller les instituts pieux, sur tout au commencement.

            6. Forte à se tenir independante des affections, amitiés ou inclinations particulieres, à fin de ne point vivre selon icelles, mais selon la lumiere de la vraye pieté.

            7. Forte à se tenir independante des tendretés, douceurs et consolations qui nous proviennent tant de Dieu que des creatures, pour ne point nous laisser engager par icelles.

            8. Forte pour entreprendre une guerre continuelle contre nos mauvaises inclinations, humeurs, habitudes et propensions.

            Il faut en fin qu'elle soit genereuse, pour ne point s'estonner des difficultés, ains au contraire aggrandir son courage par icelles ; car, comme dit saint Bernard, celuy là n'est pas bien vaillant, auquel le cœur ne croist pas entre les peines et contradictions. Genereuse pour pretendre au plus haut point de la perfection chrestienne, nonobstant toutes imperfections et foiblesses presentes, en s'appuyant, par une parfaite confiance, sur la misericorde divine, à l'exemple de celle qui disoit à son Bien Aimé : Tirez moy, nous courrons apres vous en l'odeur de vos onguents, comme si elle eust voulu dire : De moy mesme je suis immobile, mais quand vous me tirerez je courray. Le divin Amant de nos ames nous laisse souvent comme englués dans nos miseres, à fin que nous sçachions que nostre delivrance vient de luy, et que, quand nous l'aurons, nous la tenions chere, comme un don precieux de sa bonté. C'est pourquoy, comme la devotion genereuse ne cesse jamais de crier à Dieu : Tirez moy, aussi ne cesse elle jamais d'aspirer, d'esperer et de se promettre courageusement de courir, et de dire : Nous courrons apres vous. Et ne faut jamais se fascher si d'abord on [14] ne court pas apres le Sauveur, pourveu que l'on die tousjours : Tirez moy, et que l'on ayt le courage bon pour dire : Nous courrons. Car encor que nous ne courions pas, il suffit que, Dieu aydant, nous courrons : ceste Congregation, non plus que les autres Religions, n'estant pas une assemblée de personnes parfaites, mais de personnes qui pretendent de se perfectionner ; non de personnes courantes, mais de personnes qui pretendent courir, et lesquelles pour cela apprennent premierement à marcher le petit pas, puis à se haster, puis à cheminer à demi course, puis en fin à courir.

            Ceste devotion genereuse ne mesprise rien, et fait que, sans trouble ni inquietude, nous voyons un chacun cheminer, courir et voler diversement, selon la diversité des inspirations et varieté des mesures de la grace divine qu'un chacun reçoit. C'est un advertissement que le grand Apostre saint Paul, fait aux Romains, XIV  : L'un, dit-il, croid de pouvoir manger de tout ; l'autre, qui est infirme, mange des herbes : que celuy qui mange ne mesprise point celuy qui ne mange pas, et que celuy qui ne mange pas ne juge point celuy qui mange. Que chacun abonde en son sens : celuy qui mange, mange en Nostre Seigneur, et celuy qui ne mange pas, ne mange pas en Nostre Seigneur ; et tant l'un que l'autre rendent graces à Dieu. Les Raglas ne commandent pas beaucoup de jeunes, neantmoins il se pourra faire que quelques unes, pour des nacessités particuliares, obtiendront l'obedience d'en faire davantage : que celles qui jeuneront ne mesprisent point celles qui mangent, ni celles qui mangent celles qui jeuneront. Et ainsi en toutes autres choses qui ne sont ni commandées ni defendues, qu'une chacune abonde en son sens : c'est à dire, qu'une chacune [15] jouïsse et use de sa liberté, sans juger ni contreroller les autres qui ne feront point comme elle, voulant faire trouver sa façon meilleure ; puisque mesme il se peut faire qu'une personne mange avec tel renoncement de sa propre volonté qu'une autre jeuneroit, et qu'une personne ne die pas ses coulpes par le mesme renoncement par lequel l'autre les dira.

            La genereuse devotion ne veut pas avoir des compagnons en tout ce qu'elle fait, ains seulement en sa pretention, qui est la gloire de Dieu et l'avancement du prochain en l'amour divin ; et pourveu qu'on s'achemine droitement à ce but là, elle ne se met pas en peine par quel chemin c'est. Pourveu que celuy qui jeune, jeune pour Dieu, et que celuy qui ne jeune pas, ne jeune pas aussi pour Dieu, elle est toute satisfaite tant de l'un que de l'autre. Elle ne veut donques pas tirer les autres à son train, ains suit simplement, humblement et tranquillement son chemin. Que si mesme il arrivoit qu'une personne mangeast, non pas pour Dieu, mais par inclination, ou qu'elle ne fist pas la discipline, non pas pour Dieu, mais par naturelle aversion, encor faudroit-il que celles qui font les exercices contraires ne la jugeassent point ; ains que, sans la censurer, elles suivissent leur chemin doucement et suavement, sans mespriser ni juger au prejudice des infirmes, se ressouvenant que si en ces occasions les unes secondent peut estre trop mollement leurs inclinations et aversions, en des autres occurrences les autres en font bien de mesme. Mais aussi, celles qui ont telles inclinations et aversions se doivent bien garder de dire des paroles, ni donner aucune sorte de signe d'avoir à desgout que les autres fassent mieux, car elles feroient une grande impertinence : ains, considerant leur foiblesse, elles doivent regarder les mieux faisantes avec une [16] sainte, douce et cordiale reverence ; car ainsi elles pourront tirer autant de proffit de leur imbecillité par l'humilité qui en naistra, que les autres en tirent par leurs exercices. Que si ce point est bien entendu et bien observé, il conservera une merveilleuse tranquillité et suavité en la Congregation. Que Marthe soit active, mais qu'elle ne contrerolle point Magdelaine ; que Magdelaine contemple, mais qu'elle ne mesprise point Marthe, car Nostre Seigneur prendra la cause de celle qui sera censurée.

            Mais neantmoins, si quelques Sœurs avoient des aversions aux choses pieuses, bonnes et approuvées, ou bien des inclinations aux choses moins pieuses, si elles me croyent elles useront de violence, et contreviendront le plus qu'elles pourront à leurs aversions et inclinations, pour se rendre vrayement maistresses d'elles mesmes, et servir Dieu par une excellente mortification : repugnant ainsi à leurs repugnances, contredisant à leurs contradictions, declinant de leurs inclinations, se divertissant de leurs aversions, et en tout et par tout faisant regner l'authorité de la raison, principalement és choses esquelles on a du loisir pour prendre resolution. Et pour conclusion, elles s'essayeront d'avoir un cœur souple et maniable, soubmis et aisé à condescendre en toutes choses loisibles, et à monstrer en toute entreprise l'obeissance et la charité, pour ressembler à la colombe qui reçoit toutes les lueurs que le soleil luy donne. Bien heureux sont les cœurs pliables, car ils ne rompront jamais !

            Les Filles de la Visitation parleront tousjours tres-humblement de leur petite Congregation, et prefereront toutes les autres à icelle quant à l'honneur et estime ; et neantmoins la prefereront aussi à toute autre quant à l'amour, tesmoignant volontiers, quand il se presentera [17] l'occasion, combien agréablement elles vivent en ceste vocation. Ainsi les femmes doivent preferer leurs maris à tout autre, non en honneur, mais en affection ; ainsi chacun prefere son païs aux autres, en amour non en estime, et chaque nocher cherit plus le vaisseau dans lequel il vogue que les autres, quoy que plus riches et mieux fournis. Advoüons franchement que les autres Congregations sont meilleures, plus riches et plus excellentes, mais non pas pourtant plus aymables ni desirables pour nous, puisque Nostre Seigneur a voulu que ce fust nostre patrie et nostre barque, et que nostre cœur fust marié à cest Institut ; suivant le dire de celuy auquel quand on demanda quel estoit le plus agreable sejour et le meilleur aliment pour l'enfant : Le sein, dit-il, et le lait de sa mere ; car bien qu'il y ait de plus beaux seins et de meilleurs laits, si est ce que pour luy il n'y en a point de plus propre ni de plus aymable. [18]

 

Second entretien. Auquel on demande si l'on peut aller à Dieu avec une grande confiance, mesme ayant le sentiment de nostre misere, et comment ; et du parfait abandonnement de soy mesme

 

 

            Vous me demandez, mes tres-cheres filles, si une ame ayant le sentiment de sa misere peut aller à Dieu avec une grande confiance. Or, je responds que non seulement l'ame qui a la cognoissance de sa misere peut avoir une grande confiance en Dieu, mais qu'elle ne peut avoir une vraye confiance qu'elle n'ayt la cognoissance de sa misere ; car ceste cognoissance et confession de nostre misere nous introduit devant Dieu, Ainsi tous les grands Saints, comme Job, David et les autres, commençoient toutes leurs prieres par la confession de leur misere et indignité ; de sorte que c'est une tres-bonne chose de se recognoistre pauvre, vil, abject, et indigne de comparoistre en la presence de Dieu. Ce mot tant celebre entre les Anciens, « Cognois-toy toy-mesme, » encores qu'il s'entende de la cognoissance de la grandeur et excellence de l'ame, [19] pour ne la point avilir et prophaner en des choses indignes de sa noblesse, il s'entend aussi de la cognoissance de nostre indignité, imperfection et misere : d'autant que tant plus que nous nous cognoistrons miserables, tant plus nous nous confierons en la bonté et misericorde de Dieu ; car, entre la misericorde et la misere, il y a une certaine liaison si grande, que l'une ne se peut exercer sans l'autre. Si Dieu n'eust point creé l'homme, il eust esté vrayement tout bon, mais il n'eust point esté actuellement misericordieux d'autant que la misericorde ne s'exerce qu'envers les miserables.

            Vous voyez donc que tant plus nous nous cognoissons miserables, tant plus nous avons occasion de nous confier en Dieu, puisque nous n'avons rien de quoy nous confier en nous mesmes. La deffiance de nous-mesmes provient de la cognoissance de nos imperfections. Il est bien bon de se deffier de soy-mesme, mais de quoy nous serviroit-il de le faire, sinon pour jetter toute nostre confiance en Dieu et nous attendre à sa misericorde ? Les fautes et les infidelités que nous commettons tous les jours nous doivent bien apporter de la honte et confusion lors que nous voulons approcher de Nostre Seigneur : et ainsi lisons-nous qu'il y a des grandes ames, comme sainte Catherine de Sienne et la Mere Therese, qui lors qu'elles estoient tombées en quelque defaut, avoient de ces grandes confusions ; [20] aussi est il bien raisonnable qu'ayant offencé Dieu nous nous retirions un peu par humilité, et demeurions confus, car si seulement nous avons offencé un amy, nous avons bien honte de l'aborder : mais il n'en faut pas demeurer là, car ces vertus d'humilité, d'abjection et de confusion, sont des vertus mitoyennes, par lesquelles nous devons monter à l'union de nostre ame avec son Dieu. Ce ne seroit pas grande chose de s'estre aneanti et despouillé de soy-mesme (ce qui se fait par des actes de confusion), si ce n'est oit pour se donner tout à Dieu, ainsi que saint Paul nous l'enseigne quand il dit : Despoüillez-vous du vieil homme, et vous revestez du nouveau ; car il ne faut pas demeurer nud, ains se revestir de Dieu. Ce petit reculement ne se fait que pour mieux s'eslancer en Dieu par un acte d'amour et de confiance, car il ne se faut pas confondre tristement et avec inquietude : c'est l'amour propre qui donne ces confusions-là, parce que nous sommes marris de n'estre pas parfaits, non tant pour l'amour de Dieu que pour l'amour de nous-mesmes.

            Et si bien vous ne sentez pas une telle confiance, si ne faut-il pas laisser d'en faire les actes, et dire à Nostre Seigneur : Encore, mon Seigneur, que je n'aye aucun sentiment de confiance en vous, je sçay pourtant que vous estes mon Dieu, que je suis toute vostre, et n'ay esperance qu'en vostre bonté ; ainsi je m'abandonne toute entre vos mains. Et il est tousjours [21] en nostre pouvoir de faire de ces actes, et quoy que nous ayons de la difficulté, il n'y a pourtant pas de l'impossibilité ; et c'est en ces occasions là et parmi ces difficultés, que nous devons tesmoigner de la fidelité à Nostre Seigneur ; car bien que nous fassions ces actes sans goust et sans aucune satisfaction il ne s'en faut pas mettre en peine, puisque Nostre Seigneur les ayme mieux ainsi. Et ne dites pas que vous le dites voirement, mais que ce n'est que de bouche ; car si le cœur ne le vouloit, la bouche n'en diroit pas un mot. Ayant fait cela demeurez en paix, et sans faire attention sur vostre trouble, parlez à Nostre Seigneur d'autre chose.

            Voila donc pour la conclusion de ce premier poinct, qu'il est tres-bon d'avoir de la confusion quand nous avons la cognoissance et sentiment de nostre misere et imperfection ; mais qu'il ne faut pas s'arrester là, ni pour cela tomber en descouragement, ains relever son cœur en Dieu par une sainte confiance, le fondement de laquelle doit estre en luy et non pas en nous ; d'autant que nous changeons et il ne change jamais, et demeure tousjours aussi bon et misericordieux quand nous sommes foibles et imparfaits que quand nous sommes forts et parfaits. J'ay accoustumé de dire que le throsne de la misericorde de Dieu c'est nostre misere : il faut donc, d'autant que nostre misere sera plus grande avoir aussi une plus grande confiance.

            Passons maintenant à l'autre question, qui est de l'abandon de soy-mesme, et quel doit estre l'exercice de l'ame abandonnée. Il faut donques sçavoir qu'abandonner nostre ame et nous laisser nous mesmes n'est autre chose que quitter et nous deffaire de nostre propre volonté pour la donner à Dieu : car il ne nous serviroit de guere, comme j'ay desja dit, de nous renoncer et [22] delaisser nous-mesmes, si ce n'estoit pour nous unir parfaitement à la divine Bonté. Ce n'est donc que pour cela qu'il faut faire cest abandonnement, lequel autrement seroit inutile, et ressembleroit ceux des anciens philosophes, qui ont fait des admirables abandonnemens de toutes choses et d'eux-mesmes, pour une vaine preétention de s'adonner à la philosophie : comme Epictete, tres-renommé philosophe, lequel estant esclave de condition, à cause de sa grande sagesse on le vouloit affranchir ; mais luy, par un renoncement le plus extreme de tous, ne voulut point sa liberté et demeura ainsi volontairement en son esclavage, avec une telle pauvreté, qu'apres sa mort on ne luy trouva rien qu'une lampe, qui fut vendue bien cher à cause qu'elle avoit esté à un si grand homme. Mais nous autres, nous ne voulons pas nous abandonner sinon pour nous laisser à la mercy de la volonté de Dieu.

            Il y a beaucoup de gens qui disent à Nostre Seigneur : Je me donne tout à vous sans aucune reserve ; mais il y en a fort peu qui embrassent la pratique de cest abandonnement, lequel n'est autre chose qu'une parfaite indifference à recevoir toute sorte d'evenemens, selon qu'ils arrivent par l'ordre de la providence de Dieu, aussi bien l'affliction comme la consolation, la maladie comme la santé, la pauvreté comme les richesses, le mespris comme l'honneur et l'opprobre comme la gloire. Ce que j'entens selon la partie superieure de nostre ame, car il n'y a point de doute que l'inferieure et l'inclination naturelle tendra tousjours plustost du costé de l'honneur que du mespris, des richesses que [23] de la pauvreté ; quoy qu'aucun ne puisse ignorer que le mespris, l'abjection et la pauvreté ne soient plus agreables à Dieu que l'honneur et l'abondance de beaucoup de richesses. Or, pour faire cest abandonnement, il faut obeir à la volonté de Dieu signifiée et à celle de son bon plaisir : l'un se fait par maniere de resignation, et l'autre par maniere d'indifference. La volonté de Dieu signifiée comprend ses commandemens, ses conseils, ses inspirations, nos Regles et les ordonnances de nos Superieurs. La volonté de son bon plaisir regarde les evenemens des choses que nous ne pouvons pas prevoir : comme, par exemple, je ne sçay pas si je mourray demain, je voy que c'est le bon plaisir de Dieu, et partant je m'abandonne à son bon plaisir et meurs de bon cœur. De mesme, je ne sçay pas si l'année qui vient tous les fruits de la terre seront tempestés : s'il arrive qu'ils le soient, ou qu'il y ayt de la peste, ou autres tels evenemens, il est tout evident que c'est le bon plaisir de Dieu, et partant je m'y conforme. Il arrivera que vous n'aurez pas de la consolation en vos exercices : il est certain que c'est le bon plaisir de Dieu, c'est pourquoy il faut demeurer avec une extreme indifference entre la desolation et la consolation ; de mesme en faut-il faire en toutes les choses qui nous arrivent, és habits qui nous sont donnés, és viandes qui nous sont presentées. [24]

            Il faut de plus remarquer qu'il y a des choses esquelles il faut joindre la volonté de Dieu signifiée à celle de son bon plaisir : comme si je tombe malade d'une grosse fievre, je voy en cest evenement que le bon plaisir de Dieu est que je demeure en indifference de la santé ou de la maladie ; mais la volonté de Dieu signifiée est que moy, qui ne suis pas sous l'obeissance, j'appelle le medecin et que j'applique tous les remedes que je puis (je ne dis pas les plus exquis, mais les communs et ordinaires), et que les Religieux, qui sont sous un Superieur, reçoivent les remedes et traittement qui leur sont presentés, en simplicité et soubmission ; car Dieu le nous a signifié en ce qu'il donne la vertu aux remedes, la Sainte Escriture le nous enseigne en plusieurs endroits et l'Eglise l'ordonne. Or cela fait, que la maladie surmonte le remede, ou le remede surmonte le mal, il en faut estre en parfaite indifference, en telle sorte que si la maladie et la santé estoient là devant nous et que Nostre Seigneur nous dist : Si tu choisis la santé je ne t'en osteray pas un grain de ma grace, si tu choisis la maladie je ne te l'augmenteray pas aussi de rien, mais au choix de la maladie il y a un peu plus de mon bon plaisir ; alors l'ame qui s'est entierement delaissée et abandonnée entre les mains de Nostre Seigneur choisira sans doute la maladie, pour cela seulement qu'il y a un peu plus du bon plaisir de Dieu ; ouy mesme quand ce seroit pour demeurer toute sa vie dans un lict, sans faire autre chose que souffrir, elle ne voudroit pour rien du monde desirer un autre estat que celuy-là. Ainsi les Saints qui sont au Ciel ont une telle union avec la volonté de Dieu, que s'il y avoit un peu [25] plus de son bon plaisir en enfer ils quitteroient le Paradis pour y aller. Cest estat du delaissement de soy-mesme comprend aussi l'abandonnement au bon plaisir de Dieu en toutes tentations, aridités, secheresses, aversions et repugnances qui arrivent en la vie spirituelle ; car en toutes ces choses l'on y void le bon plaisir de Dieu, quand elles n'arrivent pas par nostre defaut et qu'il n'y a pas du peché.

            En fin l'abandonnement est la vertu des vertus : c'est la cresme de la charité, l'odeur de l'humilité, le merite, ce semble, de la patience et le fruict de la perseverance ; grande est ceste vertu, et seule digne d'estre pratiquée des plus chers enfans de Dieu. Mon Pere, dit nostre doux Sauveur sur la croix, je remets mon esprit entre vos mains. Il est vray, vouloit-il dire, que tout est consommé et que j'ay tout accompli ce que vous m'avez commandé ; mais pourtant, si telle est vostre volonté que je demeure encore sur ceste croix pour souffrir davantage, j'en suis content ; je remets mon esprit entre vos mains, vous en pouvez faire tout ainsi qu'il vous plaira. Nous en devons faire de mesme, mes tres-cheres filles, en toute occasion, soit que nous souffrions ou que nous jouissions de quelque contentement, nous laissant ainsi conduire à la volonté divine, selon son bon plaisir, sans jamais nous laisser preoccuper de nostre volonté particuliere.

            Nostre Seigneur ayme d'un amour extremement tendre ceux qui sont si heureux que de s'abandonner ainsi totalement à son soin paternel, se laissant gouverner par sa divine providence, sans s'amuser à considerer si les effets de ceste providence leur seront utiles, profitables, ou dommageables ; estant tout asseurés que rien ne leur sçauroit estre envoyé de ce cœur paternel et tres-aymable, ni qu'il ne permettra que rien leur arrive [26] de quoy il ne leur fasse tirer du bien et de l'utilité, pourveu que nous ayons mis toute nostre confiance en luy et que de bon cœur nous disions : Je remets mon esprit, mon ame, mon corps et tout ce que j'ay entre vos benites mains, pour en faire selon qu'il vous plaira. Car jamais nous ne sommes reduits à telle extremité, que nous ne puissions tousjours respandre devant la divine Majesté des parfums d'une sainte sousmission à sa tres-sainte volonté, et d'une continuelle promesse de ne le vouloir point offencer. Quelquefois Nostre Seigneur veut que les ames choisies pour le service de sa divine Majesté se nourrissent d'une resolution ferme et invariable de perseverer à le suivre parmi les desgousts, secheresses, repugnances et aspretés de la vie spirituelle, sans consolations, saveurs, tendretés et sans goust, et qu'elles croyent de n'estre dignes d'autre chose, suivant ainsi le divin Sauveur avec la fine pointe de l'esprit, sans autre appuy que celuy de sa divine volonté qui le veut ainsi. Et voila comme je desire que nous cheminions, mes cheres filles.

            Or maintenant, vous me demandez à quoy se doit occuper interieurement ceste ame qui est toute abandonnée entre les mains de Dieu. Elle ne fait rien sinon demeurer aupres de Nostre Seigneur, sans avoir souci d'aucune chose, non pas mesme de son corps ni de son ame ; car puisqu'elle s'est embarquée sous la providence de Dieu, qu'a-t'elle affaire de penser ce qu'elle deviendra ? Nostre Seigneur, auquel elle s'est toute delaissée, y pensera assez pour elle. Je n'entens pas pourtant de dire qu'il ne faille pas penser és choses ausquelles nous sommes obligés chacun selon, sa charge ; car il ne faut pas qu'un Superieur, sous ombre de s'estre abandonné à Dieu et se reposer en son soin, neglige de lire et d'apprendre les enseignemens qui sont propres pour l'exercice de sa charge. [27]

            Il est bien vray qu'il faut avoir une grande confiance pour s'abandonner ainsi sans aucune reserve à la Providence divine ; mais aussi, quand nous abandonnons tout, Nostre Seigneur prend soin de tout et conduit tout. Que si nous reservons quelque chose, de laquelle nous ne nous confions pas en luy, il nous la laisse, comme s'il disoit : Vous pensez estre assez sages pour faire ceste chose-là sans moy, je vous laisse gouverner, vous verrez comme vous vous en trouverez. Celles qui sont dediées à Dieu en la Religion doivent tout abandonner sans aucune reserve. Sainte Magdelaine, qui s'estoit toute abandonnée à la volonté de Nostre Seigneur, demeuroit à ses pieds et l'escoutoit tandis qu'il parloit ; et lors qu'il cessoit de parler, elle cessoit aussi d'escouter, mais elle ne bougeoit pourtant d'aupres de luy. Ainsi ceste ame qui s'est delaissée n'a autre chose à faire qu'à demeurer entre les bras de Nostre Seigneur comme un enfant dans le sein de sa mere, lequel, quand elle le met en bas pour cheminer, il chemine jusques à tant que sa mere le reprenne, et quand elle le veut porter il luy laisse faire. Il ne sçait point et ne pense point où il va, mais il se laisse porter ou mener où il plaist à sa mere : tout de mesme ceste ame, aymant la volonté du bon plaisir de Dieu en tout ce qu'il luy arrive, se laisse porter et chemine neantmoins, faisant avec grand soin tout ce qui est de la volonté de Dieu signifiée.

            Vous dites maintenant, s'il est bien possible que nostre volonté soit tellement morte en Nostre Seigneur que nous ne sçachions plus ce que nous voulons ou ce que nous ne voulons pas. Or je dis en premier lieu, qu'il n'arrive jamais, pour abandonnés que nous [28] soyons, que nostre franchise et la liberté de nostre arbitre ne nous demeurent, de sorte qu'il nous vient tousjours quelque desir et quelque volonté ; mais ce ne sont pas des volontés absolues et des desirs formés, car si tost qu'une ame qui s'est delaissée au bon plaisir de Dieu apperçoit en soy quelque volonté, elle la fait incontinent mourir en la volonté de Dieu.

            Vous voudriez aussi sçavoir si une ame encore bien imparfaite pourroit demeurer utilement devant Dieu avec ceste simple attention à sa sainte presence en l'oraison Et je vous dis que si Dieu vous y met, vous y pouvez bien demeurer, car il arrive assez souvent que Nostre Seigneur donne ces quietudes et tranquillités à des ames qui ne sont pas bien purgées ; mais tandis qu'elles ont encore besoin de se purger, elles doivent, hors l'oraison, faire des remarques et des considérations necessaires à leur amendement ; car, quand bien Dieu les tiendroit tousjours fort recueillies, il leur reste encor assez de liberté pour discourir avec l'entendement sur plusieurs choses indifferentes : pourquoy donc ne pourront-elles pas considerer et faire des resolutions pour leur amendement et pour la pratique des vertus ? Il y a des personnes fort parfaites ausquelles Nostre Seigneur ne donne jamais de telles douceurs ni de ces quietudes, qui font tout avec la partie superieure de leur ame, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force et avec la pointe de la raison : et ceste mort icy est la mort de la croix, laquelle est beaucoup plus excellente et plus genereuse que l'autre, que l'on doit plustost appeller un endormissement qu'une mort ; car ceste ame qui s'est embarquée dans la nef de la providence de Dieu se laisse aller et vogue doucement, comme une personne qui dormant dans un vaisseau sur [29] une mer tranquille ne laisse pas d'avancer. Ceste maniere de mort ainsi douce se donne par maniere de grace, et l'autre se donne par maniere de merite.

            Vous voulez encor sçavoir quel fondement doit avoir nostre confiance. Il faut qu'elle soit fondée sur l'infinie bonté de Dieu et sur les merites de la Mort et Passion de Nostre Seigneur Jesus Christ, avec ceste condition de nostre part, que nous ayons et cognoissions en nous une entiere et ferme resolution d'estre tout à Dieu, et de nous abandonner du tout et sans aucune reserve à sa providence. Je desire toutesfois que vous remarquiez que je ne dis pas qu'il faille sentir ceste resolution d'estre ainsi toute à Dieu, mais seulement qu'il la faut avoir et cognoistre en nous, parce qu'il ne faut pas s'amuser à ce que nous sentons ou que nous ne sentons pas, d'autant que la pluspart de nos sentimens et satisfactions ne sont que des amusemens de nostre amour propre. Il ne faut pas aussi entendre qu'en toutes ces choses icy de l'abandonnement et de l'indifference nous n'ayons jamais des desirs contraires à la volonté de Dieu, et que nostre nature ne repugne aux evenemens de son bon plaisir ; car cela peut souvent arriver. Ce sont des vertus qui font leur residence en la partie superieure de l'ame, l'inferieure pour l'ordinaire n'y entend rien ; il n'en faut faire aucun estat, mais sans regarder ce qu'elle veut, il faut embrasser ceste volonté divine et nous y unir, malgré qu'elle en ayt.

            Il y a peu de personnes qui arrivent à ce degré du parfait delaissement d'elles mesmes, mais nous y devons neantmoins tous pretendre, chacun selon sa portée et petite capacité. [30]

 

Troisiesme entretien. Sur la fuite de Nostre Seigneur en Egypte, où il est traitté de la fermeté que nous devons avoir parmi les accidens du monde

 

 

            Nous celebrons l'octave de la feste des saints Innocens, auquel jour la sainte Eglise nous fait lire l'Evangile qui traitte comme l'Ange du Seigneur dit au glorieux saint Joseph en songe, c'est à dire en dormant, qu'il prist l'Enfant et la Mere et qu'il s'enfuist en Egypte ; d'autant qu'Herodes, jaloux de sa royauté, cherchoit Nostre Seigneur pour le mettre à mort, de crainte qu'il ne la luy ostast, et estant rempli de colere, dequoy les Roys Mages n'estoient point retournés par devers luy en Jerusalem, il commanda que l'on fist mourir tous les petits enfans au dessous de l'âge de deux ans, croyant que Nostre Seigneur s'y trouveroit, et par ce moyen il s'asseureroit de la possession de son royaume. Cet Evangile est plein d'une quantité de belles conceptions : je me contenteray de quelques unes, qui nous serviront d'un autant agreable que profitable entretien. [31]

            Je commence par la premiere remarque que fait le grand saint Jean Chrysostome, qui est de l'inconstance, varieté et instabilité des accidens de ceste vie mortelle. O que ceste consideration est utile ! car le defaut d'icelle est ce qui nous porte au descouragement et bijarrerie d'esprit, inquietude, varieté d'humeurs, inconstance et instabilité en nos resolutions ; car nous ne voudrions pas rencontrer en nostre chemin nulle difficulté, nulle contradiction et nulle peine ; nous Voudrions avoir tousjours des consolations sans secheresses ni aridités, des biens sans meslange d'aucun mal, la santé sans maladie, le repos sans travail, la paix sans trouble. Hé ! qui ne void nostre folie ? car nous voulons ce qui ne se peut. La pureté ne se trouve qu'en Paradis et en enfer : au Paradis le bien, le repos et la consolation sont en leur pureté, sans aucun meslange du mal, du trouble ni de l'affliction ; au contraire, en enfer le mal, [32] le desespoir, le trouble et l'inquietude s'y trouve et est en sa pureté, sans aucun meslange du bien, de l'esperance, de la tranquillité ni de la paix. Mais en ceste vie perissable, jamais le bien ne se trouve sans la suite du mal, les richesses sans inquietudes, le repos sans travail, la consolation sans l'affliction, la santé sans la maladie. Bref, tout y est meslangé et meslé, le bien avec le mal ; c'est une continuelle varieté d'accidens divers. Ainsi Dieu a voulu diversifier les saisons, et que l'esté fust suivi de l'automne et l'hiver suivi du printemps, pour nous monstrer que rien n'est permanent en ceste vie, que les choses temporelles sont perpetuellement muables, inconstantes et sujettes au changement : et le defaut de la cognoissance de ceste verité est, comme j'ay dit, ce qui nous rend muables et changeans en nos humeurs ; d'autant que nous ne nous servons pas de la raison que Dieu nous a donnée, laquelle raison nous rend immuables, fermes et solides, et partant semblables à Dieu.

            Quand Dieu dit : Faisons l'homme à nostre semblance, il [lui] donna quant et quant la raison et l'usage d'icelle pour discourir, considerer et discerner le bien d'avec le mal, et les choses qui meritent d'estre esleuës ou rejettées. La raison est ce qui nous rend superieurs et maistres de tous les animaux. Lors que Dieu eut creé nos premiers parens, il leur donna une entiere domination sur les poissons de la mer et sur les animaux de la terre, et par consequent leur donna la cognoissance de chacune espece, et les moyens de les dominer et s'en rendre le maistre et seigneur. Dieu n'a pas seulement fait ceste grace à l'homme, de [33] le rendre seigneur des animaux, par le moyen du don qu'il luy a fait de la raison, par laquelle il l'a rendu semblable à luy ; mais encore il luy a donné plein pouvoir sur toutes sortes d'accidens et evenemens. Il est dit que l'homme sage, c'est à dire l'homme qui se conduit par la raison, se rendra maistre absolu des astres. Qu'est-ce à dire cela, sinon que par l'usage de la raison il demeurera ferme et constant en la diversité des accidens et evenemens de ceste vie mortelle ? Que le temps soit beau ou qu'il pleuve, que l'air soit calme ou que le vent souffle, l'homme sage ne s'en soucie pas, sçachant bien que rien n'est stable et permanent en ceste vie, et que ce n'est pas icy le lieu de repos. En l'affliction il ne se desespere point, ains il attend la consolation ; en la maladie il ne se tourmente point, mais il attend la santé, ou s'il void qu'il soit tellement mal que la mort s'en deust ensuivre, il benit Dieu, esperant le repos de la vie immortelle qui suit celle-cy. Que s'il rencontre la pauvreté il ne s'en afflige pas, car il sçait bien que les richesses ne sont point en ceste vie sans la pauvreté ; s'il est mesprisé, il sçait bien que l'honneur icy bas n'a point de permanence, ains est ordinairement suivi du deshonneur ou du mespris. Bref, en toutes sortes d'evenemens, soit prosperité ou adversité, il demeure ferme, stable et constant en sa resolution de pretendre et tendre à la jouissance des biens eternels.

            Mais il ne faut pas seulement considerer ceste varieté, changement, mutation et instabilité és choses transitoires et materielles de ceste vie mortelle ; nullement, ains il les faut considerer encor estre aussi dans le succes de nostre vie spirituelle, où la fermeté et constance est d'autant plus necessaire, que la vie spirituelle est relevée au dessus de la vie mortelle et corporelle. C'est un abus tres-grand que de ne vouloir point souffrir [34] ou sentir de mutations et changemens en nos humeurs, tandis que nous ne nous gouvernerons point par la raison, et que nous ne voudrons pas nous laisser gouverner. L'on dit communement : voyez cest enfant, il est bien jeune, mais il a pourtant desja l'usage de la raison ; ainsi plusieurs ont l'usage de la raison, lesquels, comme enfans, ne se conduisent pourtant pas par le commandement de la raison. Dieu a donné à l'homme la raison pour le conduire, mais pourtant il y en a peu qui la laissent maistriser en eux ; au contraire, ils se laissent gouverner par leurs passions, lesquelles devroient estre subjettes et obeissantes à la raison selon l'ordre que Dieu requiert de nous.

            Je me veux faire entendre plus familierement : la pluspart des personnes du monde se laissent gouverner et conduire à leurs passions, et non à la raison ; aussi sont-ils pour l'ordinaire bijarres, varians et changeans en leurs humeurs. S'ils ont une passion de se coucher tost ou bien tard, ils le font ; s'ils en ont une d'aller aux champs, ils se levent de grand matin, mais s'ils en ont une de dormir, ils le font tout de mesme ; quand ils veulent disner et desjeuner tost, ou fort tard, ils le font aussi. Et non seulement ils sont bijarres et inconstans en cela, mais ils le sont mesme en leur conversation : ils veulent que l'on s'accommode à leurs humeurs, et ne se veulent point accommoder à celles des autres ; ils se laissent emporter à leurs inclinations et particulieres affections et passions, sans que pourtant cela soit estimé vicieux parmi les mondains, et pourveu qu'ils n'incommodent pas beaucoup l'esprit du prochain, on ne les tient pas [35] pour bijarres et inconstans. Et pourquoy cela ? non pour autre chose, sinon d'autant que c'est un mal ordinaire parmi les mondains. Mais en la Religion on ne peut pas tant se laisser emporter à ses passions ; car pour les choses exterieures, les Regles y sont pour nous tenir reglés au prier, au manger et dormir et ainsy des autres exercices, tousjours à mesme heure, quand l'obeissance ou la cloche nous le signifie ; et puis, nous n'avons tousjours qu'une mesme conversation, car nous ne pouvons pas nous separer.

            En quoy donc peut on exercer la bijarrerie et inconstance ? c'est en la diversité des humeurs, des volontés et des desirs. Maintenant je suis joyeux parce que toutes choses me succedent selon ma volonté ; tantost je seray triste parce qu'il me sera arrivé une petite contradiction que je n'attendois pas. Mais ne sçaviez-vous pas que ce n'est point icy le lieu où le plaisir se trouve pur, sans meslange de desplaisir, que ceste vie est meslée de semblables accidens ? Aujourd'huy que vous avez de la consolation en l'oraison, vous estes encouragée et bien resolue de servir Dieu ; mais demain, que vous serez en secheresse, vous n'aurez point de cœur pour le service de Dieu : Mon Dieu, je suis si alangourie et abattue, dites-vous. Or dites-moy un peu, si vous vous gouverniez par la raison, ne verriez-vous pas que s'il estoit bon de servir Dieu hier, qu'il est encore tres-bon de le servir aujourd'huy, et qu'il sera tres-bon de le servir demain ? car c'est tousjours le mesme Dieu, aussi digne d'estre aymé quand vous estes en secheresse que quand vous estes en consolation. Maintenant nous voulons une chose, et demain nous en voudrions une autre ; ce que je voy faire à un tel ou à une telle à ceste heure me plaist ; tantost cela me desplaira en telle sorte que cela sera capable de me faire concevoir de l'aversion. J'ayme mieux maintenant une personne et me plais grandement [36] en sa conversation ; demain j'auray peine de la supporter. Et que veut dire cela ? n'est-elle pas autant capable d'estre aymée aujourd'huy qu'elle estoit hier ? Si nous regardions à ce que nous dicte la raison, nous verrions qu'il falloit aymer ceste personne parce que c'est une creature qui porte l'image de la divine Majesté ; ainsi nous aurions autant de suavité en sa conversation que nous en avions eu autrefois.

            Mais cela ne provient sinon dequoy on se laisse conduire à son inclination, à ses passions ou affections, pervertissant ainsi l'ordre que Dieu avoit mis en nous, que tout seroit subjet à la raison ; car si la raison ne domine sur toutes nos puissances, sur nos facultés, nos passions, inclinations, affections, et en fin sur tout ce qui sera de nous, qu'en arrivera-t'il sinon une continuelle vicissitude, inconstance, varieté, changement, bijarrerie, qui nous fera tantost estre fervens, et peu apres lasches, negligens et paresseux ; tantost joyeux, et puis melancoliques ? Nous serons tranquilles une heure, et puis inquiets deux jours ; bref, nostre vie se passera en faineantise et perte de temps.

            Donc par ceste premiere remarque, nous sommes incités et semonds à considerer l'inconstance et varieté des succes, tant aux choses temporelles qu'aux choses spirituelles, à fin que par l'evenement des rencontres qui pourroient effaroucher nos esprits, comme estant choses nouvelles et non preveües, nous ne perdions point courage, ne nous laissant emporter à l'inegalité d'humeur parmi l'inegalité des choses qui nous arrivent ; ains, que sousmis à la conduite de la raison que Dieu a mise en nous, et à sa providence, nous demeurions fermes, constans et invariables en la resolution que nous avons faite de servir Dieu constamment, courageusement, hardiment et ardemment, sans discontinuation quelconque. [37]

            Si je parlois devant des personnes qui ne m'entendissent pas, je tascherois de leur inculquer le mieux qu'il me seroit possible ce que je viens de dire ; mais vous sçavez que j'ay tousjours tasché de vous inculquer bien avant dans la memoire ceste tres-sainte egalité d'esprit, comme estant la vertu la plus necessaire et particuliere de la Religion. Tous les anciens Peres des Religions ont visé particulierement à faire que ceste egalité et stabilité d'humeurs et d'esprit regnast dans leurs monasteres ; pour cela ils ont establi les Statuts, Constitutions et Regles, à fin que les Religieux s'en servissent comme d'un pont pour passer de la continuelle egalité des exercices qui y sont marqués, et auxquels ils se sont assubjettis, à ceste tant aymable et desirable egalité d'esprit, parmi l'inconstance et inegalité des accidens qui se rencontrent tant au chemin de nostre vie mortelle que de nostre vie spirituelle.

            Le grand saint Chrysostome dit : O homme, qui te fasches dequoy toutes choses ne te succedent pas comme tu voudrois, n'as-tu point de honte de voir que cela que tu voudrois ne s'est pas mesme trouvé dans la famille de Nostre Seigneur ? Considere, je te prie, la vicissitude, le changement et la diversité des succes qui s'y rencontrent. Nostre Dame reçoit la nouvelle qu'elle concevroit du Saint Esprit un fils, qui seroit Nostre Seigneur et Sauveur : quelle joye, quelle jubilation pour elle en ceste heure sacrée de l'Incarnation du Verbe eternel ! Peu apres, saint Joseph s'apperçoit qu'elle est enceinte, et sçachant bien que ce n'estoit pas de luy qu'elle l'estoit, ô Dieu, quelle affliction ! en quelle detresse ne fut-il pas ! Et Nostre Dame, quelle extremité de douleur et affliction ne ressentit-elle pas en son ame, voyant son cher Espoux sur le point de la quitter, sa modestie ne luy permettant de descouvrir à saint Joseph l'honneur et la grace dont Dieu l'avoit gratifiée ! Un peu apres ceste bourrasque passée, l'Ange [38] ayant descouvert à saint Joseph le secret de ce mystere, quelle consolation ne receurent-ils pas !

            Lors que Nostre Dame produit son Fils, les Anges annoncent sa naissance, les pasteurs et les Roys Mages le viennent adorer : je vous laisse à penser quelle jubilation et quelle consolation d'esprit n'eurent-ils pas parmi tout cela ! Mais attendez, car ce n'est pas tout. Un peu de temps apres, l'Ange du Seigneur, vient dire en songe à saint Joseph : Prens l'Enfant et la Mere, et fuis en Egypte, d'autant qu'Herodes veut faire mourir l'Enfant. O que ce fut sans doute un sujet de douleur tres-grand à Nostre Dame et à saint Joseph ! O que l'Ange traitte bien saint Joseph en vray Religieux ! Prens l'Enfant, dit-il, et la Mere, et fuis en Egypte, et y demeure jusques à ce que je te le die. Qu'est-ce que cecy ? Le pauvre saint Joseph n'eust-il pas peu dire : Vous me dites que j'aille, ne sera-t'il pas assez à temps de partir demain au matin ? où voulez-vous que j'aille de nuict ? Mon equipage n'est pas dressé ; comment voulez-vous que je porte l'Enfant ? auray-je les bras assez forts pour le porter continuellement en un si long voyage ? Quoy ? entendez-vous que la Mere le porte à son tour ? helas ! ne voyez-vous pas bien que c'est une jeune fille, qui est encore si tendre ? Je n'ay ni cheval ni argent pour faire le voyage. Et ne sçavez-vous pas que les Egyptiens sont ennemis des Israëlites ? qui nous recevra ? Et semblables choses, que nous eussions bien alleguées à l'Ange si nous eussions esté en la place de saint Joseph ; lequel ne dit pas un mot pour s'excuser de faire l'obeissance, ains il partit à la mesme heure, et fit tout ce que l'Ange luy avoit commandé.

            Il y a quantité de belles remarques sur ce commandement. Et premierement nous sommes enseignés qu'il [39] ne faut nulle remise et delai en ce qui regarde l'obeissance ; c'est le fait du paresseux que de retarder, et dire, comme saint Augustin dit de soy-mesme : Tantost, « encor un peu, » et puis je me convertiray. Le Saint Esprit ne veut nulle remise, ains desire une grande promptitude à la suite de ses inspirations ; nostre perte vient de nostre lascheté, qui nous fait dire : je commenceray tantost. Pourquoy non à ceste heure, qu'il nous inspire et nous pousse ? C'est que nous sommes si tendres sur nous-mesmes que nous craignons tout ce qui semble nous oster de nostre repos, qui n'est autre chose que nostre tardiveté et faineantise, desquelles nous ne voulons point estre retirés par la sollicitation d'aucuns objects qui nous attirent à sortir de nous-mesmes ; et nous disons quasi comme le paresseux, lequel se plaignant dequoy on le vouloit faire sortir de sa maison : Comment sortiray-je ? dit-il, car il y a un lion sur le grand chemin, et les ours sont sur les advenues, qui sans doute me devoreront. O que nous avons grand tort de permettre que Dieu envoye et renvoye heurter et frapper à la porte de nos cœurs par plusieurs fois, avant que nous luy voulions ouvrir et luy permettre d'y demeurer ! car il est à craindre que nous l'irritions et contraignions de nous abandonner.

            De plus, il faut considerer la grande paix et egalité d'esprit de la tres-sainte Vierge et de saint Joseph, en leur constance parmi l'inegalité si grande des divers accidens qui leur arrivoient, ainsi que nous avons dit. Or, voyez si nous avons raison de nous troubler et estonner si nous voyons semblables rencontres en la maison de Dieu, qui est la Religion, puisque cela estoit en la famille mesme de Nostre Seigneur, où la fermeté [40] et la solidité mesme faisoit residence, qui estoit Nostre Seigneur. Il nous le faut dire et redire plusieurs fois, à fin de le mieux graver dans nos esprits, que l'inegalité des accidens ne doit jamais porter nos ames et nos esprits dans l'inégalité d'humeur ; car l'inegalité d'humeur ne provient d'autre source que de nos passions, inclinations ou affections immortifiées, et elles ne doivent point avoir de pouvoir sur nous tandis qu'elles nous inciteront à faire, delaisser ou desirer aucune chose, pour petite qu'elle puisse estre, qui soit contraire à ce que la raison nous dicte qu'il faut faire ou delaisser pour plaire à Dieu.

            Je passe à la seconde consideration que je fais sur ceste parole de l'Ange du Seigneur, qui dit à saint Joseph : Prens l'Enfant, et ce qui s'ensuit. Mais je m'arreste sur ceste parole : l'Ange du Seigneur. Sur quoy je desire que nous remarquions l'estime que nous devons faire du soin, du secours, de l'assistance et de la direction de ceux que Dieu met autour de nous pour nous aider à marcher seurement en la voye de la perfection. Il faut premierement sçavoir que quand on dit l'Ange du Seigneur, il ne faut pas entendre que ce soit comme l'on dit de nous autres, l'Ange d'un tel ou d'une telle ; car cela veut dire nostre Ange gardien, qui a soin de nous de la part de Dieu ; mais Nostre Seigneur, qui est le roy et la guide des Anges mesmes, n'a pas besoin, ou n'avoit pas besoin durant le cours de sa vie mortelle d'un Ange gardien. Quand donc on dit, l'Ange du Seigneur, cela se doit entendre ainsi, à sçavoir, l'Ange destiné à la conduite de la maison et famille de Nostre Seigneur, et plus specialement dedié pour son service, et de la tres-sainte Vierge.

            Pour expliquer cecy familierement : l'on changea d'offices et d'aydes ces jours passés ; que signifient ces aydes que l'on vous donne ? pourquoy vous les [41] donne-t'on ? Saint Gregoire dit que nous devons faire en ce miserable monde ce que font ceux qui cheminent sur la glace, pour nous tenir fermes et solides à l'entreprise que nous faisons de nous sauver ou de nous perfectionner ; car il dit qu'ils se prennent par la main ou par dessous les bras, à fin que si quelqu'un d'entre eux glisse, il puisse estre retenu par l'autre, et puis que l'autre puisse estre retenu par luy quand il sera esbranlé pour tomber à son tour. Nous sommes en ceste vie comme dessus de la glace, trouvant à tous propos des occasions propres pour faire trebucher et tomber, tantost au chagrin, ores en des murmures, un peu apres en des bijarreries d'esprit qui feront que l'on ne pourra rien faire qui nous puisse contenter ; et puis nous entrons en degoust de nostre vocation, la melancolie nous suggerant que nous ne ferons jamais rien qui vaille ; et que sçay-je ? semblables choses et accidens qui se rencontrent en nostre petit monde spirituel. Car l'homme est un abregé du monde, ou, pour mieux dire, un petit monde, auquel se rencontre tout ce que l'on void au grand monde universel : les passions representent les bestes et les animaux qui sont sans raison ; les sens, les inclinations, les affections, les puissances, les facultés de nostre ame, tout cela a sa signification particuliere ; mais je ne me veux pas arrester à cela, ains je veux suivre mon discours commencé.

            Donc, les aydes que l'on nous donne sont pour nous ayder à nous tenir fermes en nostre chemin, à fin de nous empescher de tomber, ou si nous tombons, qu'elles nous aydent à nous relever. O Dieu, avec quelle franchise, cordialité, sincerité, simplicité et fidelle confiance ne devons-nous pas traitter avec ces aydes qui nous sont données de la part de Dieu pour nostre avancement spirituel ! Non certes autrement que comme avec nos bons Anges : nous les devons regarder tout de mesme, car nos bons Anges sont appellés nos Anges gardiens parce qu'ils sont chargés de nous assister de leurs inspirations, de nous defendre en nos perils, de nous reprendre en nos defauts, de nous exciter en la poursuite de la [42] vertu ; ils sont chargés de porter nos prieres devant le throsne de la majesté, bonté et misericorde de Nostre Seigneur, et de nous rapporter l'interinement de nos requestes ; et les graces que Dieu nous veut faire, il nous les fait par l'entremise ou intercession de nos bons Anges. Nos aydes sont nos bons Anges visibles, ainsi que nos saints Anges gardiens le sont invisibles : nos aydes font visiblement ce que nos bons Anges font interieurement ; car elles nous advertissent de nos defauts, elles nous encouragent en nos foiblesses et laschetés, elles nous excitent à la poursuite de nostre entreprise pour parvenir à la perfection, elles nous empeschent par leurs bons conseils de tomber, et nous aydent à nous relever quand nous sommes cheus en quelque precipice d'imperfection ou defaut. Si nous sommes accablés d'ennuy et de degoust, elles nous aydent à porter nostre peyne patiemment, et prient Dieu qu'il nous donne la force de la porter comme il faut pour ne point succomber en la tentation. Or, voyez donc l'estat que nous devons faire de leur assistance et du soin qu'elles ont pour nous.

            Je considere en apres pourquoy Nostre Seigneur, qui est la Sapience eternelle, ne prend pas soin de sa famille, je veux dire d'avertir saint Joseph, ou bien sa tres-douce Mere, de tout ce qui leur devoit arriver. Ne pouvoit-il pas bien dire à l'oreille de son beau-pere saint Joseph : Allons nous en en Egypte, nous y serons tel temps ? puisque c'est une chose toute asseurée qu'il avoit l'usage de raison dés l'instant de sa conception aux entrailles de la tres-sainte Vierge ; mais il ne vouloit pas faire ce miracle de parler devant que le temps fust venu. Ne pouvoit-il pas bien l'inspirer au cœur de sa tres-sainte Mere ou de son bien-aymé Pere putatif saint Joseph, Espoux de la tres-sacrée Vierge ? pourquoy donc ne fit-il pas tout cela plustost que d'en laisser la [43] charge à l'Ange, qui estoit beaucoup inferieur à Nostre Dame ? Cecy n'est pas sans mystere. Nostre Seigneur ne voulut rien entreprendre sur la charge de saint Gabriel, lequel ayant esté commis de la part du Pere eternel pour annoncer le mystere de l'Incarnation à la glorieuse Vierge, fut dés lors comme econome general de la maison et famille de Nostre Seigneur, pour en avoir soin dans les succes et accidens divers qui s'y devoient rencontrer, et empescher que rien ne survinst qui peust abreger la vie mortelle de nostre petit Enfant nouveau né : c'est pourquoy il advertit saint Joseph de l'emporter promptement en Egypte pour eviter la tyrannie d'Herodes, qui faisoit dessein de le faire mourir. Nostre Seigneur ne voulut pas se gouverner luy-mesme, ains se laisser porter où l'on vouloit et par qui l'on vouloit ; il semble qu'il ne s'estimoit pas assez sage pour se conduire luy-mesme, ni sa famille, ains laisse gouverner l'Ange tout ainsi qu'il luy plaist, encor qu'il n'ayt point de science ni de sapience pour entrer en comparaison avec sa divine Majesté.

            Et maintenant nous autres, serons-nous si osés de dire que nous nous gouvernerons bien nous mesmes, comme n'ayans plus besoin de direction ni de l'ayde de ceux que Dieu nous a donnés pour nous conduire, ne les estimant assez capables pour nous ? Dites-moy, l'Ange estoit-il plus que Nostre Seigneur ou Nostre Dame ? avoit-il meilleur esprit et plus de jugement ? Nullement. Estoit-il plus qualifié, et doué de quelque grace speciale ou particuliere ? Cela ne se peut, veu que Nostre Seigneur est Dieu et homme tout ensemble, et que Nostre Dame, estant sa Mere, a par consequent plus de grace et de perfection que tous les Anges ensemble : neantmoins l'Ange commande, et il est obei. Mais de plus, voyez l'ordre qui se garde en ceste sainte famille. Il n'y a point de doute qu'il en estoit de mesme qu'en celle des [44] esperviers, où les femelles sont maistresses et valent mieux que les masles. Qui pourroit entrer en doute que Nostre Dame ne valust mieux que saint Joseph, et qu'elle n'eust plus de discretion et de qualités propres pour le gouvernement que son Espoux ? Neantmoins, l'Ange ne s'adresse point à elle de tout ce qui est requis de faire, soit pour aller ou pour venir, ni en fin pour quoy que ce soit. Ne vous semble-t'il pas que l'Ange commet une grande indiscretion de s'adresser plustost à saint Joseph qu'à Nostre Dame, laquelle est le chef de la maison, portant avec elle le thresor du Pere eternel ? n'eust-elle pas eu raison de s'offencer de ceste procedure et façon de traitter ? Sans doute elle eust peu dire à son Espoux : Pourquoy iray-je en Egypte, puisque mon Fils ne m'a point revelé que je le deusse faire, ni moins l'Ange ne m'en a parlé ? Or Nostre Dame ne dit rien de tout cela, elle ne s'offence point dequoy l'Ange s'adressa à saint Joseph, ains elle obeit tout simplement parce qu'elle sçait que Dieu l'a ainsi ordonné ; elle ne s'informe point pourquoy, ains il luy suffit que Dieu le veut ainsi, et qu'il prend plaisir que l'on se sousmette sans consideration. Mais je suis plus que l'Ange, pouvoit-elle dire, et que saint Joseph. Rien de tout cela.

            Ne voyez-vous pas que Dieu prend plaisir de traitter ainsi avec les hommes, pour leur apprendre la tres-sainte et tres-amoureuse sousmission ? Saint Pierre estoit un vieil homme, rude et grossier, et saint Jean, au contraire, estoit jeune, doux, agreable ; et neantmoins Dieu veut que saint Pierre conduise les autres et soit le Supérieur universel, et que saint Jean soit [45] l'un de ceux qui sont conduits et qui luy obeissent. Grand cas de l'esprit humain, qui ne veut point se rendre capable d'adorer les secrets mysteres de Dieu et sa tres-sainte volonté, s'il n'a quelque sorte de cognoissance pourquoy cecy ou cela ! J'ay meilleur esprit, dit-on de soy, plus d'experience, et semblables belles raisons qui ne sont propres qu'à produire des inquietudes, des humeurs bijarres, des murmures. À quelle raison donne-t'on ceste charge ? pourquoy a-t'on dit cela ? à quelle fin fait-on une telle chose à celle cy plustost qu'à l'autre ? Grande pitié, dés qu'une fois on s'est laissé aller à esplucher tout ce que l'on void faire ! Que ne faisons nous pas pour perdre la tranquillité de nos cœurs ? Il ne nous faut point d'autres raisons sinon que Dieu le veut ainsi, et cela nous doit suffire. Mais qui m'asseurera que c'est la volonté de Dieu ? Nous voudrions que Dieu nous revelast toutes choses par des secrettes inspirations. Voudrions nous attendre qu'il nous envoyast des Anges pour nous annoncer ce qui est de sa volonté ? Il ne le fit pas à Nostre Dame mesme (au moins en ce subjet), ains voulut la luy faire sçavoir par l'entremise de saint Joseph, auquel elle estoit subjette comme à son superieur. Nous voudrions, par adventure, estre enseignés et instruits par Dieu mesme, par la voye des extases ou ravissemens et visions, et que sçay-je, moy ? semblables niaiseries que nous forgeons en nos esprits, plustost que de nous sousmettre à la voye tres aymable et commune d'une sainte sousmission à la conduite de ceux que Dieu nous a donnés, et à l'observance de la direction tant des Regles que des Superieurs.

            Qu'il nous suffise donc de sçavoir que Dieu veut que nous obeissions, sans nous amuser à la consideration de la capacité de ceux à qui nous devons obeir ; ainsi nous assujettirons nos esprits à marcher tout simplement en la tres heureuse voye d'une sainte et tranquille humilité, qui nous rendra infiniment agreables à Dieu.

            Il faut maintenant passer à la troisiesme consideration, qui est une remarque que j'ay fait sur le [46] commandement que l'Ange fit à saint Joseph de prendre l'Enfant et la Mere, et s'en aller en Egypte, et y demeurer jusques à tant qu'il l'advertist de s'en retourner. Vrayement l'Ange parloit bien briefvement, et traittoit bien saint Joseph en bon Religieux : Va, et n'en reviens point que je ne te le die. Par ceste façon de proceder entre l'Ange et saint Joseph nous sommes enseignés, en troisiesme lieu, comment nous nous devons embarquer sur la mer de la divine Providence, sans biscuit, sans rames, sans avirons, sans voiles, et en fin sans nulle sorte de provisions ; et ainsi laisser tout le soin de nous-mesmes et du succes de nos affaires à Nostre Seigneur, sans retours ni repliques, ni craintes quelconques de ce qui nous pourroit arriver. Car l'Ange dit simplement : Prens l'Enfant et la Mere, et t'enfuis en Egypte ; sans luy dire ni par quel chemin, ni quelles provisions ils auront pour passer leur chemin, ni en quelle part de l'Egypte, ni moins qui les recevra, ni de quoy ils se nourriront y estans. Le pauvre saint Joseph n'eust-il pas eu raison de faire quelque replique ? Vous me dites que je parte ; est-ce si promptement ? Tout à ceste heure : pour nous monstrer la promptitude que le Saint Esprit requiert de nous lors qu'il nous dit : Leve toy, sors de toy-mesme et de telle imperfection. O que le Saint Esprit est ennemy des remises et delais !

            Considerez, je vous supplie, le grand patron et modele des parfaits Religieux, saint Abraham, voyez comme Dieu le traitte : Abraham, sors de ta terre et de ta parenté, et va à la montagne que je te monstreray. Que dites-vous, Seigneur, que je sorte de la ville ? mais dites moy donc si j'iray du costé de l'orient ou de l'occident ? Il ne fait nulle replique, ains part de là tout promptement, et s'en va où l'Esprit de Dieu le [47] conduisoit, jusques en une montagne qui a esté appellée depuis Vision de Dieu, d'autant qu'il receut des graces grandes et signalées en ceste montagne, pour monstrer combien la promptitude en l'obeissance luy est agreable. Saint Joseph n'eust-il pas peu dire à l'Ange : Vous me dites que je meine l'Enfant et la Mere ; dites-moy donc, s'il vous plaist, de quoy les nourriray-je en chemin ? car vous sçavez bien, mon seigneur, que nous n'avons point d'argent. Il ne dit rien de tout cela, ains se confia pleinement que Dieu y pourvoiroit ; ce qu'il fit, quoy que petitement, leur faisant trouver de quoy s'entretenir simplement, ou par le mestier de saint Joseph, ou mesme par des aumosnes que l'on leur faisoit. Certes, tous les anciens Religieux ont esté admirables en ceste confiance qu'ils ont eue, que Dieu leur pourvoiroit tous jours de ce qu'ils auroyent besoin pour l'entretien de leur vie, laissant tout le soin d'eux-mesmes à la divine Providence.

            Mais je considere qu'il n'est pas seulement requis de nous reposer en la divine Providence pour ce qui regarde les choses temporelles, ains beaucoup plus pour ce qui appartient à nostre vie spirituelle et à nostre perfection. Il n'y ? certes que le trop grand soin que nous avons de nous-mesmes qui nous fasse perdre la tranquillité de nostre esprit et qui nous porte à des humeurs bijarres et inegales, car dés que quelques contradictions nous arrivent, voire quand nous appercevons seulement un petit trait de nostre immortification, ou quand nous commettons quelque defaut, pour petit qu'il soit, il nous semble que tout est perdu. Est-ce si grande merveille de nous voir broncher quelquefois ? Mais je suis si miserable, si remplie d'imperfection ! Le cognoissez-vous bien ? benissez Dieu dequoy il vous a donné ceste cognoissance, et ne vous lamentez pas tant : vous [48] estes bien-heureuse de cognoistre que vous n'estes que la misere mesme. Apres avoir beni Dieu de la cognoissance qu'il vous a donnée, retranchez ceste tendreté inutile qui vous fait plaindre de vostre infirmité.

            Nous avons des tendretés sur nos corps qui sont grandement contraires à la perfection ; mais plus, sans comparaison, celles que nous avons sur nos esprits. Mon Dieu ! je ne suis pas fidelle à Nostre Seigneur, et partant je n'ay point de consolation en l'oraison. Grande pitié, certes ! Mais je suis si souvent en secheresse ! cela me fait croire que je ne suis point bien avec Dieu, qui est si plein de consolation. Voire, c'est bien dit : comme si Dieu donnoit tousjours des consolations à ses amis ! A-t'il jamais esté pure creature si digne d'estre aymée de Dieu, et qui l'ait esté davantage, que Nostre Dame et saint Joseph ? voyez s'ils sont tousjours en consolation. Se peut-il imaginer une affliction plus extreme que celle que saint Joseph ressentit lors qu'il s'apperceut que la glorieuse Vierge estoit enceinte, sçachant bien que ce n'estoit pas de son fait ? Son affliction et sa detresse estoit d'autant plus grande que la passion de l'amour est plus vehemente que les autres passions de l'ame ; et de plus, en l'amour, la jalousie est l'extremité de la peine, ainsi que le declare l'Espouse au Cantique des Cantiques : L'amour, dit-elle, est fort comme la mort, car l'amour fait les mesmes effets en l'ame qu'au corps la mort ; mais la jalousie est dure comme l'enfer. Je vous laisse à penser donc quelle estoit la douleur du pauvre saint Joseph, et de Nostre Dame encore, quand elle se vid en l'estime que pouvoit avoir d'elle celuy qu'elle aymoit si cherement et duquel elle sçavoit estre si cherement aymée : la jalousie le faisoit languir, ne sçachant quel parti prendre ; il se resolvoit, plustost que de blasmer celle [49] qu'il avoit tousjours tant honorée et aymée, de la quitter, et s'en aller sans dire mot.

            Mais, direz-vous, je sens bien la peine que me cause ceste tentation ou mon imperfection. Je le croy, mais est-elle comparable à celle de laquelle nous venons de parler ? Il ne se peut ; et si cela est, considerez, je vous prie, si nous avons raison de nous en plaindre et lamenter, puisque saint Joseph ne se plaint point, ni n'en tesmoigne rien en son exterieur : il n'en est point plus amer en sa conversation, il n'en fit pas la mine à Nostre Dame, il ne la traitta point mal ; ains simplement il souffre sa peine, et ne veut faire autre chose que la quitter : Dieu sçait ce qu'il pouvoit faire en ce sujet. Mon aversion, dira quelqu'un, est si grande envers ceste personne, que je ne luy sçaurois presque parler qu'avec une grande peine, ceste action me desplaist si fort ! C'est tout un, il n'en faut point pourtant entrer en bijarrerie contre elle, comme si elle en pouvoit mais ; ains il se faut comporter comme Nostre Dame et saint Joseph : il faut estre tranquille en nostre peine, et laisser le soin à Nostre Seigneur de nous l'oster quand il luy plaira Il estoit bien au pouvoir de Nostre Dame d'apaiser ceste bourrasque, mais elle ne le voulut pourtant pas faire, ains laissa pleinement l'issue de ceste affaire à la divine Providence.

            Ce sont deux cordes egalement discordantes et necessaires d'estre accordées que la chanterelle et la basse, à fin de bien jouer du luth ; il n'y a rien de plus discordant que le haut avec le bas : neantmoins, sans l'accord de ces deux cordes, l'harmonie du luth ne peut estre agreable. De mesme, en nostre luth spirituel, ce sont deux choses egalement discordantes et necessaires d'estre accordées, d'avoir un grand soin de nous perfectionner, et n'avoir point de soin de nostre perfection, ains le laisser entierement à Dieu : je veux dire, qu'il [50] faut avoir le soin que Dieu veut que nous ayons de nous perfectionner, et neantmoins luy laisser le soin de nostre perfection. Dieu veut que nous ayons un soin tranquille et paisible, qui nous fasse faire ce qui est jugé propre par ceux qui nous conduisent, et aller fidellement tousjours avant dans le chemin qui nous est marqué par les Regles et Directoires qui nous sont donnés ; et quant au reste, que nous nous en reposions en son soin paternel, taschant tant qu'il nous sera possible de tenir nostre ame en paix, car la demeure de Dieu a esté faite en paix, et au cœur paisible et bien reposé. Vous sçavez que quand le lac est bien calme et que les vents n'agitent point ses eaux, le ciel, en une nuict bien sereine, y est si bien representé avec les estoiles, que regardant en bas l'on void aussi bien la beauté du ciel que si on la regardoit en haut : de mesme, quand nostre ame est bien accoisée, et que les vents du soin superflu, inegalité d'esprit et inconstance ne la troublent et inquietent point, elle est fort capable de porter en elle l'image de Nostre Seigneur. Mais quand elle est troublée, inquietée et agitée des diverses bourrasques des passions, et que l'on se laisse gouverner par elles et non par la raison qui nous rend semblables à Dieu, lors nous ne sommes nullement capables de representer la belle et tres-aymable image de Nostre Seigneur crucifié, ni la diversité de ses excellentes vertus, ni nostre ame ne peut pas estre capable de luy servir de lict nuptial. Il nous faut donc laisser le soin de nous-mesmes à la mercy de la divine Providence, et faire neantmoins tout bonnement et simplement ce qui est en nostre pouvoir pour nous amender et perfectionner, prenant tousjours soigneusement garde de ne point laisser troubler et inquieter nos esprits. [51]

            Je remarque en fin que l'Ange dit à saint Joseph qu'il demeurast en Egypte jusques à ce qu'il l'advertist de revenir, et que le bon Saint ne luy dit point : Et quand sera-ce, Seigneur, que vous me le direz ? pour nous enseigner que quand on nous fait commandement d'embrasser quelque exercice, il ne faut pas dire : Sera-ce pour long temps ? ains il le faut embrasser tout simplement, imitant la parfaite obeissance d'Abraham, lors que Dieu luy commanda de luy sacrifier son fils. Il n'apporta nulle replique, ni plainte, ni delay à executer le commandement de Dieu : aussi Dieu le favorisa grandement, en luy faisant trouver un belier qu'il sacrifia sur la montagne, au lieu de son fils, Dieu se contentant de sa volonté.

            Je concluds par la simplicité que pratiqua saint Joseph en s'en allant, sur le commandement de l'Ange, en Egypte, où il estoit asseuré de trouver autant d'ennemis qu'il y avoit d'habitans en ce païs-là. Ne pouvoit-il pas bien dire : Vous me faites emporter l'Enfant ; vous nous faites fuir un ennemy, et vous nous allez mettre entre les mains de mille et mille autres que nous trouverons en Egypte, d'autant que nous sommes d'Israël. Il ne fait point de reflection sur le commandement, c'est pourquoy il s'en alla plein de paix et de confiance en Dieu. De mesme, mes filles, quand on nous donne quelque charge ne disons pas : Mon Dieu ! je suis si brusque, si l'on me donne telle charge je feray mille traits d'empressement ; je suis desja si distraite, si l'on me donne un tel office je le seray bien plus ; mais si l'on me laissoit dans ma cellule, je serois si modeste, si tranquille, si recueillie. Allez tout simplement en Egypte parmi la grande quantité d'ennemis que vous y aurez, car Dieu qui vous y fait aller vous y conservera, et vous n'y mourrez point ; où au contraire, si vous [52] demeurez en Israël où est l'ennemy de vostre propre volonté, sans doute il vous y fera mourir. Il ne seroit pas bien de prendre des charges et offices par sa propre election, de crainte que nous n'y fissions pas nostre devoir : mais quand c'est par obeissance, n'apportons jamais nulle excuse ; car Dieu est pour nous, et nous fera profiter davantage en la perfection que si nous n'avions rien à faire. Et ne sçavez-vous pas ce que je vous ay desja dit autrefois et qu'il n'est pas mauvais de redire, que la vertu ne requiert pas que nous soyons privés de l'occasion de trebucher en l'imperfection qui luy est contraire ? « Il ne suffit pas, » dit Cassian, « pour estre patient et bien doux en soy-mesme, d'estre privé de la conversation des hommes ; car il m'est arrivé, estant en ma cellule tout seul, de me passionner quand mon fusil ne prenoit pas feu, » tellement que je le jettois par colere.

            Certes, il faut finir, et par ce moyen vous laisser en Egypte avec Nostre Seigneur, lequel, comme je croy, comme aussi d'autres tiennent, commençoit dés lors à faire des petites croix, quand il avoit du temps de reste après avoir aydé en quelque petite chose à saint Joseph, tesmoignant dés lors le desir qu'il avoit de l'œuvre de nostre redemption. [53]

 

Quatriesme entretien. [I. De la cordialité. - II. De l'esprit d'humilité]

 

 

I. De la Cordialité. — Auquel on demande comme les Sœurs se doivent aymer d'un amour cordial, sans user neantmoins de familiarité indecente

 

 

            Pour satisfaire à vostre demande, et faire bien entendre en quoy consiste l'amour cordial duquel les Sœurs se doivent aymer les unes les autres, il faut sçavoir que la cordialité n'est autre chose que l'essence de la vraye et sincere amitié, laquelle ne peut estre qu'entre personnes raisonnables, et qui fomentent et nourrissent leurs amitiés par l'entremise de la raison ; car autrement ce ne peut estre amitié, ains seulement amour. Ainsi les bestes ont de l'amour, mais ne peuvent [54] avoir de l'amitié, puisqu'elles sont irraisonnables : elles ont de l'amour entre elles, à cause de quelque correspondance naturelle ; voire mesme elles ont de l'amour pour l'homme, ainsi que l'experience le fait voir tous les jours, et divers autheurs en ont escrit des choses admirables : comme ce qu'ils disent de ce dauphin, lequel aymoit si esperduement un jeune enfant qu'il avoit veu par plusieurs fois sur le bord de la mer, que cest enfant estant mort, le dauphin mourut luy-mesme de desplaysir. Mais cela ne se doit pas appeller amitié, d'autant qu'il faut que la correspondance de l'amitié se trouve entre les deux qui s'ayment, et que ceste amitié se contracte par l'entremise de la raison. Ainsi la pluspart des amitiés que font les hommes n'ayant pas une bonne fin, et ne se conduisant pas par la raison, ne meritent aucunement le nom d'amitié.

            Il faut de plus, outre l'entremise de la raison, qu'il y ayt une certaine correspondance, ou de vocation ou de pretention ou de qualité, entre ceux qui contractent de l'amitié : ce que l'experience nous enseigne clairement, car n'est-il pas vray qu'il n'y a point de plus vraye amitié ni de plus forte que celle qui est entre les freres ? L'on n'appelle pas l'amour que les peres portent à leurs enfans amitié, ni celuy que les enfans ont pour leurs peres, parce qu'il n'y a pas ceste correspondance dont [55] nous parlons, ains sont differens : l'amour des peres estant un amour majestueux et plein d'authorité, et celuy des enfans pour leurs peres, un amour de respect et de sousmission ; mais entre les freres, à cause de la ressemblance de leur condition, la correspondance de leur amour fait une amitié ferme, forte et solide. C'est pourquoy les anciens Chrestiens de la primitive Eglise s'appelloient tous freres ; et ceste premiere ferveur s'estant refroidie entre le commun des Chrestiens, l'on a institué les Religions, dans lesquelles on a ordonné que les Religieux s'appelleroient tous freres et sœurs, pour marque de la sincere et vraye amitié cordiale qu'ils se portent ou qu'ils se doivent porter, et comme il n'y a point d'amitié comparable à celle des freres, toutes les autres amitiés estant ou inegales ou faites avec artifice (comme celles que les personnes mariées ont par ensemble, lesquelles ils ont faites par des contracts escrits et prononcés par des notaires, ou bien par des promesses simples). Aussi ces amitiés que les mondains contractent par ensemble, ou pour quelque interest particulier ou pour quelque sujet frivole, sont des amitiés grandement sujettes à perir et à se dissoudre ; mais celle qui est entre les freres est tout au contraire, car elle est sans artifice, et partant fort recommandable. Cela donc estant ainsi, je dis que c'est pour ce sujet que les Religieux s'appellent freres, et partant ont un amour qui merite veritablement le nom d'amitié non commune, ains d'amitié cordiale, c'est à dire d'une amitié qui a son fondement dans le cœur.

            Il faut donques que nous sçachions que l'amour a son siege dans le cœur, et que jamais nous ne pouvons [56] trop aymer nostre prochain ni exceder les termes de la raison en cest amour, pourveu qu'il reside dans le cœur ; mais quant aux tesmoignages de cest amour nous pouvons bien faillir et exceder, passant outre les regles de la raison. Le glorieux saint Bernard dit que « la mesure d'aymer Dieu est de l'aymer sans mesure, » et qu'en nostre amour il n'y doit avoir aucunes bornes, ains il luy faut laisser estendre ses branches autant loin comme il pourra le faire. Ce qui est dit de Dieu se doit aussi entendre de l'amour du prochain, pourveu toutesfois que l'amour de Dieu surnage tousjours au dessus et tienne le premier rang : mais apres, nous devons aymer nos Sœurs de toute l'estendue de nostre cœur, et ne nous contenter pas de les aymer comme nous-mesme, ainsi que les commandemens de Dieu nous obligent ; mais nous les devons aymer plus que nous-mesme, pour observer les regles de la perfection evangelique, qui requiert cela de nous. Nostre Seigneur a dit cela luy-mesme : Aymez-vous les uns les autres ainsi que je vous ay aymés. Ceci est grandement considerable : Aymez-vous ainsi que je vous ay aymés ; car cela veut dire, plus que vous-mesme. Et tout ainsi que Nostre Seigneur nous a tousjours preferés à luy-mesme, et le fait encor autant de fois que nous le recevons au tres-saint Sacrement, se faisant nostre viande, de mesme veut-il que nous ayons un amour tel les uns pour les autres, que nous preferions tousjours le prochain à nous. Et tout ainsi qu'il a fait tout ce qui se pouvoit pour nous, excepté de se damner (car il ne le pouvoit ni devoit faire, parce qu'il ne pouvoit pecher, qui est cela seul qui nous conduit à la damnation), il veut, et la regle de la perfection le requiert, que nous fassions tout ce que nous pouvons les uns pour les autres, excepté de nous damner ; mais hors de là, nostre amitié doit estre si ferme, cordiale et solide, que nous ne [57] refusions jamais de faire ou de souffrir quoy que ce soit pour nostre prochain et pour nos Sœurs.

            Or, cest amour cordial doit estre accompagné de deux vertus, dont l'une s'appelle affabilité, et l'autre, bonne conversation. L'affabilité est celle qui respand une certaine suavité dans les affaires et communications serieuses que nous avons les uns parmi les autres ; la bonne conversation est celle qui nous rend gratieux et agreables dans les recreations et communications moins serieuses que nous avons avec nostre prochain. Toutes les vertus, ainsi que vous sçavez, ont deux vices contraires, qui sont les extremités de la vertu ; la vertu donc d'affabilité est au milieu de deux vices : de la gravité ou trop grande seriosité, et d'une trop grande mollesse à caresser et dire des paroles frequentes qui tendent à la flatterie. Or, la vertu d'affabilité se tient entre le trop et le trop peu, faisant des caresses selon la necessité de ceux avec lesquels on traitte, conservant neantmoins une gravité suave, selon que les personnes et les affaires desquelles on traitte le requierent. Je dis qu'il faut user de caresses en certains temps ; car il ne seroit pas à propos d'estre aupres d'une malade avec autant de gravité que l'on seroit ailleurs, ne la voulant non plus caresser que si elle estoit en pleine santé. Il ne faudroit pas aussi si frequemment user de caresses, et à tout propos dire des paroles emmiellées, les jettant à belles poignées sur les premieres qu'on rencontre ; car tout ainsi que si l'on mettoit trop de sucre sur une [58] viande elle tourneroit à dégoust, à cause qu'elle seroit trop douce et trop fade, de mesme les caresses trop frequentes seroyent rendues dégoustantes et l'on ne s'en soucieroit plus, sçachant que cela se fait par coustume. Les viandes sur lesquelles on mettroit du sel à grosses poignées seroyent desagreables à cause de leur acrimonie ; mais celles où le sel et le sucre sont mis par mesure sont rendues agreables au goust : de mesme, les caresses qui sont faites par mesure et discretion sont rendues agreables et profitables à celles à qui on les fait.

            La vertu de bonne conversation requiert que l'on contribue à la joye sainte et moderée, et aux entretiens gratieux qui peuvent servir de consolation ou de recreation au prochain, en sorte que nous ne luy causions point d'ennuy par nos contenances refrongnées et melancoliques, ou bien refusant de nous recreer au temps qui est destiné pour ce faire. Nous avons desja traitté de ceste vertu en l'Entretien de la Modestie ; voila pourquoy je passe outre, et dis que c'est une chose fort difficile de rencontrer tousjours le blanc auquel on vise. C'est bien la verité, que nous devons tous avoir ceste pretention d'atteindre et donner droit dans le blanc de la vertu, laquelle nous devons desirer ardemment : [59] mais pourtant nous ne devons pas perdre courage quand nous ne rencontrons pas droittement l'essence de la vertu, ni nous estonner, pourveu que nous donnions dans le rond, c'est à dire au plus pres que nous pourrons ; car c'est une chose que les Saints mesmes n'ont pas sceu faire en toutes les vertus, n'y ayant que Nostre Seigneur et Nostre Dame qui l'ayent peu faire. Les Saints les ont pratiquées avec une difference tres-grande. Quelle difference, je vous prie, y a-t'il entre l'esprit de saint Augustin et celuy de saint Hierosme ? l'on le peut remarquer dans leurs escrits. Il n'y a rien de plus doux que saint Augustin, ses escrits sont la douceur et suavité mesme ; au contraire, saint Hierosme estoit extremement austere : pour en sçavoir quelque chose, voyez-le en ses epistres, il se courrouce quasi tousjours. Neantmoins, tous deux estoient grandement vertueux ; mais l'un avoit plus de douceur, l'autre une plus grande austerité de vie, et tous deux (quoy que non pas esgalement ni doux ni rigoureux) ont esté des grands Saints. Ainsi voyons-nous qu'il ne nous faut pas estonner si nous ne sommes pas esgalement doux et suaves, pourveu que nous aymions nostre prochain de l'amour du cœur, selon toute son estendue, et comme Nostre Seigneur nous a aymés : c'est à dire plus que nous-mesmes, le preferant tousjours à nous en toutes choses dans l'ordre de la sainte charité, et ne luy refusant jamais rien que nous puissions contribuer [60] pour son utilité, excepté de nous damner, ainsi que nous avons desja dit. Il faut pourtant tascher de rendre autant que nous pourrons les tesmoignages exterieurs de nostre affection conformément à la rayson ; rire avec les rians, pleurer avec ceux qui pleurent.

            Je dis qu'il faut tesmoigner que nous aymons nos Sœurs (et cecy est la seconde partie de la question) sans user de familiarité indecente : la Regle le dit, mais voyons ce qu'il faut faire de cecy. Rien, sinon que la sainteté paroisse en nostre familiarité et tesmoignage d'amitié, ainsi que le dit saint Paul en l'une de ses Epistres : Saluez-vous, dit-il, avec le baiser saint. C'estoit la coustume d'user des baisers quand les Chrestiens se rencontroyent ; Nostre Seigneur usoit aussi envers ses Apostres de ceste forme de salutation, ainsi que nous apprenons en la trahison de Judas. Les saints Religieux d'autrefois, lors qu'ils se rencontroyent, disoyent : Deo gratias, pour preuve du grand contentement qu'ils recevoyent en se voyans l'un l'autre, comme s'ils eussent dit ou voulu dire : Je rends graces à Dieu, mon cher frere, de la consolation qu'il me donne de vous voir. Ainsi, mes cheres filles, il faut tesmoigner que nous aymons nos Sœurs et que nous nous plaisons avec elles, pourveu que la sainteté accompagne tousjours les tesmoignages que nous leur rendons de nostre affection, et que Dieu n'en puisse pas, non seulement estre offensé, mais qu'il en puisse estre glorifié et loué. Le mesme saint Paul qui nous enseigne de faire que nos affections soient tesmoignées saintement, veut et nous enseigne de le faire gratieusement, nous en donnant l'exemple : Saluez, dit-il , un tel, qui [61] sçait bien que je l'ayme de cœur, et un tel, qui doit estre asseuré que je l'ayme comme mon frere, et en particulier sa mere, qui sçait bien qu'elle est aussi la mienne.

            On demande sur ce sujet si on oseroit tesmoigner davantage d'affection à une Sœur que l'on estime plus vertueuse, que non pas à une autre. Je dis à cela, que bien que nous soyons obligés d'aymer davantage ceux qui sont plus vertueux, de l'amour de complaisance, nous ne les devons pas pourtant plus aymer de l'amour de bienveuillance, et ne leur devons pas tesmoigner plus de signes d'amitié ; et cela pour deux raisons. La premiere est que Nostre Seigneur ne l'a pas fait, ains il semble qu'il ayt plus monstré d'affection aux imparfaits qu'aux parfaits, puisqu'il a dit qu'il n'estoit pas venu pour les justes, ains pour les pecheurs. C'est à ceux qui ont plus besoin de nous auxquels nous devons tesmoigner nostre amour plus particulierement ; car c'est là où nous monstrons mieux que nous aymons par charité, que non pas en aymant ceux qui nous donnent plus de consolation que de peine. Et en cecy il faut proceder selon que l'utilité du prochain le requiert. Mais hors de là, il faut tascher de faire que nous aymions tous esgalement, puisque Nostre Seigneur n'a pas dit : Aymez ceux qui sont plus vertueux, ains indifferemment : Aymez-vous les uns les autres ainsi que je vous ay aymés, sans en exclure aucun, pour imparfait qu'il soit.

            La seconde raison pour laquelle nous ne devons pas rendre des tesmoignages d'amitié aux uns plus qu'aux autres, et ne devons nous laisser aller à les aymer davantage, est que nous ne pouvons pas juger qui sont [62] les plus parfaits et qui ont le plus de vertu ; car les apparences exterieures sont trompeuses, et bien souvent ceux qui vous semblent estre les plus vertueux (comme j'ay dit autre part) ne le sont pas devant Dieu, qui est celuy-là seul qui peut les recognoistre. Il se peut faire qu'une Sœur laquelle vous verrez chopper fort souvent et commettre force imperfections, sera plus vertueuse et plus agreable à Dieu (ou pour la grandeur du courage qu'elle conserve parmi ses imperfections, ne se laissant point troubler ni inquieter de se voir si sujette à tomber, ou bien par l'humilité qu'elle en retire, ou encores par l'amour de son abjection) que non pas une autre laquelle aura une douzaine de vertus, ou naturelles ou bien acquises, et laquelle aura moins d'exercice et de travail, et par consequent peut estre, moins de courage et d'humilité que non pas l'autre que l'on void si sujette à faillir. Saint Pierre fut choisi pour estre le chef des Apostres, quoy qu'il fust sujet à beaucoup d'imperfections, en sorte qu'il en commettoit mesme apres qu'il eut receu le Saint Esprit ; mais parce que nonobstant ces defauts, il avoit tous jours un grand courage et ne s'en estonnoit point, Nostre Seigneur le rendit son lieutenant et le favorisa par dessus tous les autres, de sorte que nul n'eust eu raison de dire qu'il ne meritoit pas d'estre precipué et avantagé par dessus saint Jean ou les autres Apostres.

            Il faut donc nous tenir en l'affection que nous devons avoir pour nos Sœurs le plus esgalement que nous pourrons, pour les raisons susdites. Et toutes doivent sçavoir que nous les aymons de cest amour du cœur ; et partant il n'est pas besoin d'user de tant de paroles, que nous les aymons cherement, que nous avons une certaine inclination à les aymer particulierement, [63] et autres semblables ; car pour avoir une inclination pour une plus que pour les autres, l'amour que nous luy portons n'en est pas plus parfait, ains peut estre, plus sujet à changement à la moindre petite chose qu'elle nous fera. Que si tant est qu'il soit vray que nous ayons de l'inclination à en aymer une plustost que l'autre, nous ne devons nous amuser à y penser, et encor moins à le luy dire ; car nous ne devons pas aymer par inclination, ains aymer nostre prochain, ou parce qu'il est vertueux, ou pour l'esperance que nous avons qu'il le deviendra, mais principalement parce que telle est la volonté de Dieu.

            Or pour bien tesmoigner que nous l'aymons, il faut luy procurer tout le bien que nous pouvons, tant pour l'ame que pour le corps, priant pour luy, et le servant cordialement quand l'occasion s'en presente : d'autant que l'amitié qui se termine en belles paroles n'est pas grand'chose, et n'est pas s'aymer comme Nostre Seigneur nous a aymés, lequel ne s'est pas contenté de nous asseurer qu'il nous aymoit, mais a voulu passer plus outre, en faisant tout ce qu'il a fait pour preuve de son amour. Saint Paul parlant à ses enfans tres-chers : Je suis tout prest, dit-il, à donner ma vie pour vous et à m'employer si absolument que je ne veux faire aucune reserve, pour vous tesmoigner combien je vous ayme cherement et tendrement : ouy mesme, vouloit-il dire, je suis prest à laisser faire pour vous ou par vous tout ce que l'on voudra de moy. En quoy il nous apprend que de s'employer, voire de donner sa vie pour le prochain, n'est pas tant que de se laisser employer au gré des autres, ou par eux ou pour eux ; et ce fut ce qu'il avoit appris de nostre doux Sauveur sur la croix. C'est à ce souverain degré de l'amour du prochain que les Religieux et Religieuses, et nous autres qui sommes consacrés au service de Dieu, sommes appellés ; car, ce [64] n'est pas assez d'assister le prochain de nos commodités temporelles, ce n'est pas encor assez, dit saint Bernard, d'employer nostre propre personne à souffrir pour cest amour : mais il faut passer plus avant, nous laissant employer pour luy par la tres-sainte obeissance, et par luy tout ainsi que l'on voudra, sans que jamais nous y resistions. Car quand nous nous employons nous-mesmes, et par le choix de nostre propre volonté ou propre election, cela donne tousjours beaucoup de satisfaction à nostre amour propre ; mais à nous laisser employer es choses que l'on veut, et que nous ne voulons pas, c'est à dire que nous ne choisissons pas, c'est là où gist le souverain degré de l'abnegation : comme quand nous voudrions prescher, on nous envoye servir les malades ; quand nous voudrions prier pour le prochain, on nous envoye servir le prochain. O mieux vaut tousjours, sans comparaison, ce que l'on nous fait faire (j'entends ce qui n'est pas contraire à Dieu et qui ne l'offense point) que ce que nous faisons ou choisissons à faire nous-mesme.

            Aymons-nous donc bien les uns les autres, et nous servons pour cela de ce motif qui est si preignant pour nous exciter à ceste sainte dilection, que Nostre Seigneur sur la croix respandit jusques à la derniere goutte de son sang sur la terre, comme pour faire un ciment sacré duquel il vouloit cimenter, unir, conjoindre et attacher toutes les pierres de son Eglise, qui sont les fidelles, les uns avec les autres, à fin que ceste union fust tellement forte qu'il ne s'y trouvast jamais aucune division, tant il craignoit que ceste division ne causast la damnation eternelle.

            Le support des imperfections du prochain est un des principaux points de cest amour : Nostre Seigneur nous l'a monstré sur la croix, lequel avoit un cœur si doux envers nous et nous aymoit si cherement ; nous, dis-je, et ceux mesme qui luy causoyent la mort, et qui estoyent en l'acte du peché le plus enorme que jamais homme puisse faire, car le peché que les Juifs commirent fut un monstre de meschanceté. Et neantmoins nostre doux [65] Sauveur avoit des pensées d'amour pour eux, nous en donnant un exemple du tout inimaginable en ce qu'il excuse ceux qui le crucifioyent et l'injurioyent d'une rage toute barbare, et cherche des inventions pour faire que son Pere leur pardonne en l'acte mesme du peché et de l'injure. O que nous sommes miserables nous autres mondains ! car à peine pouvons-nous oublier une injure que l'on nous a faite, long temps apres que nous l'avons receuë. Celuy pourtant qui previendra son prochain és benedictions de douceur, sera le plus parfait imitateur de Nostre Seigneur.

            Il faut de plus remarquer que l'amour cordial est attaché à une vertu qui est comme une dependance de cest amour, et c'est une confiance toute enfantine. Les enfans quand ils ont quelque belle plume ou quelque autre chose qu'ils estiment jolie, ils ne sont pas en repos qu'ils n'ayent rencontré tous leurs petits compagnons pour leur monstrer leur plume et faire qu'ils ayent part à leur joye ; comme aussi ils veulent qu'ils ayent part à leur douleur, car dés lors qu'ils ont un peu de mal au bout du doigt ils ne cessent de le dire à tous ceux qu'ils rencontrent, à fin que l'on les plaigne et qu'on souffle un peu sur leur mal. Or je ne dis pas qu'il faille estre tout à fait comme ces enfans ; mais je dis que ceste confiance doit faire que les Sœurs ne soyent pas chiches de communiquer leurs petits biens et petites consolations à leurs Sœurs, ne craignant pas aussi que leurs imperfections soyent remarquées par elles. Je ne dis pas que si on avoit quelque don extraordinaire de Dieu il faille le dire à tout le monde, non ; mais quant à nos petites consolations et nos petits biens, [66] je voudrois que l'on ne fist pas les reservées, ains que, quand l'occasion s'en presenteroit, non par forme de jactance ou vanterie, ains de simple confiance, l'on se les communiquast rondement et naïfvement les unes aux autres ; et pour ce qui regarde nos defauts, que nous ne nous missions pas en peine de les couvrir ; car pour ne les laisser pas voir au dehors ils n'en sont pas meilleurs. Les Sœurs ne croiront pas pour cela que vous n'en ayez point, et vos imperfections seront peut estre plus dangereuses que si elles estoyent descouvertes et qu'elles vous causassent de la confusion, ainsi qu'elles font à celles qui sont plus faciles à les laisser paroistre à l'exterieur. Il ne se faut pas donc estonner ni descourager quand nous commettons des imperfections et des defauts devant nos Sœurs ; ains au contraire, il faut estre bien aises que nous soyons recognuës pour telles que nous sommes. Vous aurez fait une faute ou une lourdise, il est vray ; mais c'est devant vos Sœurs qui vous ayment cherement, et partant qui vous sçauront bien supporter en vostre defaut, et en auront plus de compassion sur vous que de passion contre vous. Et par ainsi, ceste confiance nourrirait grandement la cordialité et la tranquillité de nos esprits, qui sont sujets à se troubler quand nous sommes recognus defaillans en quelque chose, pour petite qu'elle soit, comme si c'estoit grande merveille de nous voir imparfaits.

            En fin pour conclusion de ce discours, il faut se ressouvenir tousjours que, pour quelque manquement de suavité que l'on commet quelques fois par mesgarde, l'on ne se doit pas fascher ni juger que l'on n'ayt point de cordialité ; car l'on ne laisse pas d'en avoir. Un acte [67] fait par cy, par là, pourveu qu'il ne soit pas frequent, ne fait pas l'homme vicieux, specialement quand on a bonne volonté de s'amender.

 

             Ce qui a esté obmis de l'Entretien de la Cordialité

 

            Dites-vous, ma fille, si vous devez rire au chœur et au refectoire, quand, sur quelque rencontre inopinée, les autres rient ? Je vous dis que dans le chœur il ne faut nullement contribuer à la joye des autres ; ce n'en est pas le lieu, et ce defaut doit estre vivement corrigé. Pour le refectoire, si je m'appercevois que toutes rient, je rirois avec elles ; mais si j'en voyois une douzaine sans rire, je ne rirois pas et ne me mettrois point en peine d'estre appellée trop serieuse.

 

            Ce que j'ay dit que nous devons rendre nostre amour si esgal envers les Sœurs, que nous en ayons autant pour les unes que pour les autres, cela veut dire autant que nous le pouvons ; car il n'est pas en nostre pouvoir d'avoir autant de suavité en l'amour que nous avons pour celles à qui nous avons moins d'alliance et correspondance d'humeur, qu'avec les autres, avec lesquelles nous avons de la sympathie. Mais cela n'est rien ; l'amour de charité doit estre general, et les signes et [68] tesmoignages de nostre amitié esgaux, si nous voulons estre vrayes servantes de Dieu.

 

            Nous ne sçaurions bonnement cognoistre nos paroles oyseuses ; il s'en dit peu en ces maisons de Religieuses observantes. Voulez-vous sçavoir ce qui seroit oyseux ? Si lors que l'on doit parler de choses serieuses et saintes, une Sœur venoit à raconter un songe ou quelque conte fait à plaisir ; alors son discours n'auroit point de fin, et par consequent seroit inutile. Comme aussi, pour dire une chose qui se peut dire en douze paroles, j'en dis vingt de gayeté de cœur et sans nul besoin ; cela est inutile, sinon, toutesfois, que cette multiplication se fist par l'ignorance de celle qui parle, qui ne se sçait pas autrement expliquer, alors il n'y a pas peché.

            Mais quant à la recreation, il ne faut point croire que ce soient paroles inutiles que les petites choses indifferentes [69] que l'on y dit, d'autant que c'est à une fin tres-sainte et tres-utile ; les Sœurs ont besoin de se recreer, et sur tout il faut bien faire faire la recreation aux Novices. Il ne faut pas tenir tousjours l'esprit bandé, il seroit dangereux de devenir melancolique. Je ne voudrois pas que l'on fist scrupule quand on auroit passé toute une recreation à parler de choses indifferentes ; une autre fois l'on parlera de choses bonnes.

            Les propos saintement joyeux sont ceux où il n'y a point de mal, qui ne taxent point le prochain d'imperfections, car c'est un defaut qu'il ne faut jamais faire, ni parler de choses messeantes et inconvenantes, comme aussi s'affectionner à parler long temps du monde et des choses vaines. Deux ou trois paroles en passant, puis l'on se radresse, cela ne merite pas seulement que l'on y prenne garde. De rire un peu de quelque parole qu'aura dit une Sœur, il n'y a point de mal. De dire une parole de joyeuseté qui la mortifie un peu, pourveu que cela ne l'attriste, si je l'avois fait sans intention, mais par simple recreation, je ne m'en confesserojs pas. Quand nous tendons à la perfection, il faut tendre au blanc, et ne se pas mettre en peine quand nous ne rencontrons pas tousjours. Il faut aller simplement, à la franche marguerite, bien faire la recreation pour Dieu, pour le mieux louer et servir ; si l'on n'a l'intention actuelle, la generale suffit. [70]

 

Demande II. Que c'est de faire toutes choses en esprit d'humilité, ainsi que les Constitutions l'ordonnent

 

 

            Pour mieux entendre cecy il faut sçavoir que comme il y a difference entre l'orgueil, la coustume de l'orgueil, et l'esprit de l'orgueil (car si vous faites un acte d'orgueil, voila l'orgueil ; si vous en faites des actes à tout propos et à toute rencontre, c'est la coustume de l'orgueil ; si vous vous plaisez en ces actes et les recherchez, c'est l'esprit d'orgueil), de mesme, il y a difference entre l'humilité, l'habitude de l'humilité, et l'esprit d'humilité. L'humilité, c'est de faire quelque acte pour s'humilier ; l'habitude est d'en faire à toute rencontre et en toutes occasions qui s'en presentent ; mais l'esprit d'humilité est de se plaire en l'humiliation, de rechercher l'abjection et l'humilité parmi toutes choses : c'est à dire, qu'en tout ce que nous faisons, disons ou desirons, nostre but principal soit de nous humilier et avilir, et que nous nous plaisions à rencontrer nostre propre abjection en toutes occasions, en aymant cherement la pensée. Voila que c'est que faire toutes choses en esprit d'humilité, et c'est autant que qui diroit, rechercher l'humilité et l'abjection en toutes choses.

            C'est une bonne pratique d'humilité de ne regarder [71] les actions d'autruy que pour en remarquer les vertus et non jamais les imperfections ; car tandis que nous n'en avons point de charge il ne faut point tourner nos yeux de ce costé là, ni moins nostre consideration. Il faut tousjours interpreter en la meilleure part qu'il se peut ce que nous voyons faire à nostre prochain ; et és choses douteuses, il nous faut persuader que ce que nous avons apperceu n'est point mal, ains que c'est nostre imperfection qui nous cause telle pensée, à fin d'eviter les jugemens temeraires sur les actions d'autruy, qui est un mal tres dangereux et lequel nous devons souverainement detester. Es choses evidemment mauvaises, il nous faut avoir compassion et nous humilier des defauts du prochain comme des nostres propres, et prier Dieu pour leur amendement, d'un mesme cœur que nous ferions pour le nostre si nous estions sujets aux mesmes defauts. [72]

            Mais que pourrons-nous faire, dites-vous, pour acquerir cet esprit d'humilité tel que nous avons dit ? O ! il n'y a point d'autre moyen pour l'acquerir que pour toutes les autres vertus, qui ne s'acquierent que par des actes reiterés.

            L'humilité nous fait aneantir en toutes les choses qui ne sont pas necessaires pour nostre advancement en la grace, comme seroit de bien parler, avoir un beau maintien, de grands talents pour le maniement des choses exterieures, un grand esprit, de l'eloquence, et semblables ; car en ces choses exterieures il faut desirer que les autres y fassent mieux que nous. [73]

 

Cinquiesme entretien. De la Generosité

 

 

            Pour bien entendre que c'est, et en quoy consiste ceste force et generosité d'esprit que vous me demandez, il faut premierement respondre à une question que vous m'avez fait fort souvent, sçavoir, en quoy consiste la vraye humilité, d'autant qu'en resolvant ce poinct je me feray mieux entendre parlant du second, qui est de la generosité d'esprit de laquelle vous voulez que maintenant je traitte.

            L'humilité donc n'est autre chose qu'une parfaite recognoissance que nous ne sommes rien qu'un pur neant, et elle nous fait tenir en ceste estime de nous-mesmes. Ce que pour mieux entendre, il faut sçavoir qu'il y a en nous deux sortes de biens : les uns qui sont en nous et de nous, et les autres qui sont en nous, mais non pas de nous. Quand je dis que nous avons des biens qui sont de nous, je ne veux pas dire qu'ils ne viennent de Dieu et que nous les ayons de nous-mesmes ; car en verité, de nous-mesmes nous n'avons autre chose que la misere et le neant : mais je veux dire que ce sont des biens que Dieu a tellement mis en nous qu'ils semblent estre de nous ; et ces biens sont la santé, les richesses, [74] les sciences, et autres semblables. Or, l'humilité nous empesche de nous glorifier et estimer à cause de ces biens là, d'autant qu'elle n'en fait non plus de cas que d'un neant et d'un rien ; et en effet, cela se doit par raison, n'estant point des biens stables et qui nous rendent plus agreables à Dieu, ains muables et sujets à la fortune. Et qu'il ne soit ainsi, y a-t'il rien de moins asseuré que les richesses, qui dependent du temps et des saisons ? que la beauté, qui se ternit en moins de rien ? il ne faut qu'une dertre sur le visage pour en oster l'esclat ; et pour ce qui est des sciences, un petit trouble de cerveau nous fait perdre et oublier tout ce que nous en sçavions. C'est donc avec grande raison que l'humilité ne fait point d'estat de tous ces biens là. Mais d'autant qu'elle, nous fait plus abaisser et humilier par la cognoissance de ce que nous sommes de nous-mesmes, par le peu d'estime qu'elle fait de tout ce qui est en nous et de nous, d'autant aussi nous fait-elle grandement estimer à cause des biens qui sont en nous, et non pas de nous, qui sont la foy, l'esperance, l'amour de Dieu, pour peu que nous en ayons, comme aussi une certaine capacité que Dieu nous a donnée de nous unir à luy par le moyen de la grace ; et quant à nous autres, nostre vocation, qui nous donne asseurance, autant que nous la pouvons avoir en ceste vie, de la possession de la gloire et felicité eternelle. Et ceste estime que l'humilité fait de tous ces biens, à sçavoir de la foy, de l'esperance et de la charité, est le fondement de la generosité de l'esprit.

            Voyez-vous, ces premiers biens dont nous avons parlé appartiennent à l'humilité pour son exercice, et ces autres à la generosité. L'humilité croid de ne pouvoir rien, eu esgard à la cognoissance de nostre pauvreté et foiblesse, entant qu'est de nous-mesmes ; et au [75] contraire, la generosité nous fait dire avec saint Paul : Je puis tout en Celuy qui me conforte. L'humilité nous fait défier de nous-mesmes, et la generosité nous fait confier en Dieu. Vous voyez donc que ces deux vertus d'humilité et de generosité sont tellement jointes et unies l'une à l'autre, qu'elles ne sont jamais et ne peuvent estre separées. Il y a des personnes qui s'amusent à une fausse et niaise humilité qui les empesche de regarder en eux ce que Dieu y a mis de bon. Ils ont tres-grand tort ; car les biens que Dieu a mis en nous veulent estre recognus, estimés et grandement honnorés, et non pas tenus au mesme rang de la basse estime que nous devons faire de ceux qui sont en nous et qui sont de nous. Non seulement les vrays Chrestiens ont recognu qu'il falloit regarder ces deux sortes de biens qui sont en nous, les uns pour nous humilier, les autres pour glorifier la divine Bonté qui les nous a donnés, mais aussi les philosophes ; car ceste parole qu'ils disent : « Cognois toy-mesme, » se doit entendre non seulement de la cognoissance de nostre vileté et misere, mais encor de celle de l'excellence et dignité de nos ames, lesquelles sont capables d'estre unies à la Divinité par sa divine Bonté, qui a mis en nous un certain instinct lequel nous fait tousjours tendre et pretendre à ceste union en laquelle consiste tout nostre bonheur.

            L'humilité qui ne produit point la generosité est indubitablement fausse, car apres qu'elle a dit : Je ne puis rien, je ne suis rien qu'un pur neant, elle cede tout incontinent la place à la generosité de l'esprit, laquelle dit : Il n'y a rien et il n'y peut rien avoir que je ne puisse, d'autant que je mets toute ma confiance en Dieu qui peut tout ; et dessus ceste confiance, elle entreprend courageusement de faire tout ce qu'on luy commande. Mais remarquez que je dis, tout ce qu'on luy commande ou conseille, pour difficile qu'il soit ; car je vous puis asseurer qu'elle ne juge pas que faire des miracles luy soit chose impossible, luy estant commandé d'en faire. Que si elle se met à l'execution du commandement en simplicité de cœur, Dieu fera plustost [76] miracle que de manquer de luy donner le pouvoir d'accomplir son entreprise, parce que ce n'est point sur la confiance qu'elle a en ses propres forces qu'elle l'entreprend, ains elle est fondée sur l'estime qu'elle fait des dons que Dieu luy a faits. Et ainsi elle fait ce discours en elle-mesme : si Dieu m'appelle à un estat de perfection si haute qu'il n'y en ayt point en ceste vie de plus relevée, qu'est-ce qui me pourra empescher d'y parvenir, puisque je suis tres-asseurée que Celuy qui a commencé l'œuvre de ma perfection la parfera ? Mais prenez garde que tout cecy se fait sans aucune presomption, d'autant que ceste confiance n'empesche pas que nous ne nous tenions tousjours sur nos gardes, de crainte de faillir ; ains elle nous rend plus attentifs sur nous-mesmes, plus vigilans et soigneux de faire ce qui nous peut servir pour l'avancement de nostre perfection.

            L'humilité ne gist pas seulement à nous défier de nous-mesmes, ains aussi à nous confier en Dieu ; et la défiance de nous-mesmes et de nos propres forces produit la confiance en Dieu, et de ceste confiance naist la generosité d'esprit de laquelle nous parlons. La tres sainte Vierge Nostre Dame nous fournit à ce sujet un exemple tres-remarquable lors qu'elle prononça ces mots : Voicy la servante du Seigneur, me soit fait selon ta parole ; car en ce qu'elle dit qu'elle est servante du Seigneur, elle fait un acte d'humilité le plus grand qui se peut faire, d'autant qu'elle oppose aux louanges que l'Ange luy donne, qu'elle sera Mere de Dieu, que l'enfant qui sortira de ses entrailles sera appellé le Fils du Tres-Haut, dignité la plus grande que l'on eust peu jamais imaginer, elle oppose, dis-je, à toutes les louanges et grandeurs sa bassesse [77] et son indignité, disant qu'elle est servante du Seigneur. Mais prenez garde que dés qu'elle a rendu le devoir à l'humilité, tout incontinent elle fait une pratique de generosité tres excellente, disant : Me soit fait selon ta parole. Il est vray, vouloit-elle dire, que je ne suis en aucune façon capable de ceste grace, eu esgard à ce que je suis de moy-mesme ; ains entant que ce qui est de bon en moy est de Dieu et que ce que vous me dites est sa tres-sainte volonté, je croy qu'il se peut et qu'il se fera ; et partant, sans aucun doute, elle dit : Me soit fait ainsi que vous dites.

            Pareillement, à faute de ceste generosité, il se fait fort peu d'actes de vraye contrition ; d'autant qu'apres nous estre humiliés et confondus devant la divine Majesté en consideration de nos grandes infidelités, nous ne venons pas à faire cest acte de confiance, nous relevant le courage par une asseurance que nous devons avoir que la divine Bonté nous donnera sa grace, pour desormais luy estre fidelles et correspondre plus parfaitement à son amour. Apres cest acte de confiance se devroit immediatement faire celuy de generosité, disant : Puisque je suis tres asseuré que la grace de Dieu ne me manquera point, je veux encore croire qu'il ne permettra pas que je manque à correspondre à sa grace. Mais vous me direz : Si je manque à la grace, elle me manquera aussi. Il est vray. Si donc il est ainsi, qui m'asseurera que je ne manqueray point à la grace desormais, puisque je luy ay manqué tant de fois par le passé ? Je responds que la generosité fait que l'ame dit hardiment et sans rien craindre : Non, je ne seray plus infidelle à Dieu ; et parce qu'elle sent en son cœur ceste resolution de ne l'estre jamais, elle entreprend sans rien craindre tout ce qu'elle sçait la pouvoir rendre [78] agreable à Dieu, sans exception d'aucune chose ; et entreprenant tout, elle croid de pouvoir tout, non d'elle-mesme, ains en Dieu auquel elle jette toute sa confiance ; et pour ce elle fait et entreprend tout ce qu'on luy commande et conseille.

            Mais vous me demanderez s'il n'est jamais permis de douter de n'estre pas capables de faire les choses qui nous sont commandées. Je responds que la generosité d'esprit ne nous permet jamais d'entrer en aucun doute. Et à fin que vous entendiez mieux cecy, il faut distinguer, comme j'ay accoustumé de vous dire, la partie superieure de nostre ame d'avec l'inferieure. Or, quand je dis que la generosité ne nous permet point de douter, c'est quant à la partie superieure ; car il se pourra bien faire que l'inferieure sera toute pleine de ces doutes, et aura beaucoup de peine à recevoir la charge ou l'employ que l'on nous donne ; mais de tout cela, l'ame qui est genereuse s'en mocque et n'en fait aucun estat, ains se met simplement en l'exercice de ceste charge, sans dire une seule parole ni faire aucune action pour tesmoigner le sentiment qu'elle a de son incapacité. Mais nous autres, nous sommes si joyeux que rien plus, de tesmoigner que nous sommes bien humbles et que nous avons une basse estime de nous-mesmes, et semblables choses, qui ne sont rien moins que la vraye humilité, laquelle ne nous permet jamais de resister au jugement de ceux que Dieu nous a donnés pour nous conduire.

            J'ay mis dans le livre de l'Introduction un exemple qui sert à mon sujet et qui est fort remarquable : c'est du roy Achaz, lequel estant reduit à une tres-grande affliction par la rude guerre que luy faisoyent deux autres roys lesquels avoient assiegé Hierusalem, Dieu commanda au prophete Isaïe de l'aller consoler de sa part, et luy promettre qu'il emporteroit la victoire et [79] demeureroit triomphant de ses ennemis. Et de plus, Isaïe luy dit que pour preuve de la verité de ce qu'il luy disoit, qu'il demandast à Dieu un signe au ciel ou bien en la terre, et qu'il le luy donneroit. Lors, Achaz se mesfiant de la bonté de Dieu et de sa liberalité : Non, dit-il, je ne le feray pas, d'autant que je ne veux pas tenter Dieu. Mais le miserable ne disoit pas cela pour l'honneur qu'il portoit à Dieu ; car au contraire, il refusoit de l'honnorer, parce que Dieu vouloit estre glorifié en ce temps là par des miracles, et Achaz refusoit de luy en demander un qu'il luy avoit signifié qu'il desireroit faire. Il offença Dieu en refusant d'obeir au Prophete que Dieu luy avoit envoyé pour luy signifier sa volonté.

            Nous ne devons donc jamais mettre en doute que nous ne puissions faire ce qui nous est commandé, d'autant que ceux qui nous commandent cognoissent bien nostre capacité. Mais vous me dites, que possible vous avez plusieurs miseres interieures et de grandes imperfections que vos Superieurs ne cognoissent pas, et qu'ils se fondent sur les apparences exterieures par lesquelles vous avez peut estre trompé leurs esprits. Je dis qu'il ne vous faut pas tous-jours croire quand vous dites, poussées peut estre de découragement, que vous estes des miserables et toutes remplies d'imperfections ; non plus qu'il ne faut pas croire que vous n'en ayez point quand vous n'en dites rien, estant pour l'ordinaire telles que vos œuvres vous font paroistre. Vos vertus se cognoissent par la fidelité que vous avez à les pratiquer, et de mesme les imperfections se recognoissent par les actes. L'on ne sçauroit, pendant que l'on ne sent point de malice en son cœur, tromper l'esprit des Superieurs.

            Mais vous me dites que l'on void plusieurs Saints qui ont fait grande resistance pour ne pas recevoir les [80] charges que l'on leur vouloit donner. Or, ce qu'ils en ont fait n'a pas esté seulement à cause de la basse estime qu'ils faisoyent d'eux-mesmes, mais principalement à cause de ce qu'ils voyoient que ceux qui les vouloyent mettre en ces charges se fondoyent sur des vertus apparentes, comme sont les jeusnes, les aumosnes, les penitences et aspretés du corps, et non sur les vrayes vertus interieures, qu'ils tenoyent closes et couvertes sous la sainte humilité. Puis, ils estoyent poursuivis et recherchés par des peuples qui ne les cognoissoyent point que par reputation. En ce cas, il seroit ce semble, permis de faire un peu de resistance ; mais sçavez-vous à qui ? à une Fille de Dijon, par exemple, à laquelle une Superieure d'Annessy envoyeroit le commandement d'estre Superieure, ne l'ayant jamais veuë ny cognuë. Mais une Fille de ceans à laquelle on feroit le mesme commandement, ne devroit jamais se mettre en devoir d'apporter aucune raison pour tesmoigner qu'elle repugne au commandement ; ains se devroit mettre en l'exercice de sa charge avec autant de paix et de courage comme si elle se sentoit fort capable de s'en bien acquitter. Mais j'entends bien la finesse : c'est que nous craignons de n'en pas sortir à nostre honneur ; nous avons nostre reputation en si grande recommandation, que nous ne voulons point estre tenus pour apprentifs en l'exercice de nos charges, ains pour maistres et maistresses qui ne font jamais des fautes.

            Vous entendez maintenant assez que c'est que l'esprit de force et de generosité que nous avons tant d'envie de voir ceans, à fin d'en bannir toutes les niaiseries et tendretés, qui ne servent qu'à nous arrester en nostre chemin et nous empescher de faire progres en la perfection. Ces tendretés se nourrissent des vaines reflexions [81] que nous faisons sur nous-mesmes, principalement quand nous avons bronché en nostre chemin par quelque faute ; car ceans, par la grace de Dieu, l'on ne tombe jamais du tout, nous ne l'avons encore point veu, mais l'on bronche ; et au lieu de s'humilier tout doucement, et puis se redresser courageusement, comme nous avons dit, l'on entre en la consideration de sa pauvreté, et dessus cela l'on commence à s'attendrir sur soy-mesme. Hé, mon Dieu, que je suis miserable ! je ne suis propre à rien. Et par apres, l'on passe au découragement qui nous fait dire : O non, il ne faut plus rien esperer de moy, je ne feray jamais rien qui vaille, c'est perdre le temps que de me parler ; et là dessus, nous voudrions quasi que l'on nous laissast là, comme si l'on estoit bien asseuré de ne pouvoir jamais rien gagner avec nous. Mon Dieu, que toutes ces choses sont esloignées de l'ame qui est genereuse et qui fait une grande estime, comme nous avons dit, des biens que Dieu a mis en elle ! Car elle ne s'estonne point, ni de la difficulté du chemin qu'elle a à faire, ni de la grandeur de l'œuvre, ni de la longueur du temps qu'il y faut employer, ni en fin du retardement de l'œuvre qu'elle a entreprise. Les Filles de la Visitation sont toutes appellées à une tres-grande perfection, et leur entreprise est la plus haute et la plus relevée que l'on sçauroit penser ; d'autant qu'elles n'ont pas seulement pretention de s'unir à la volonté de Dieu, comme doivent avoir toutes les creatures, mais de plus, elles pretendent de s'unir à ses desirs, voire mesme à ses intentions, je dis avant mesme qu'elles soyent presque signifiées ; et s'il se pouvoit penser quelque chose de plus parfait et un degré de plus grande perfection que de se conformer à la volonté de Dieu, à ses désirs et à ses intentions, elles entreprendroyent [82] sans doute d'y monter, puisqu'elles ont une vocation qui les y oblige. Et partant, la devotion de ceans doit estre une devotion forte et genereuse, comme nous avons dit plusieurs fois.

            Mais outre ce que nous avons dit de ceste generosité, il faut encore dire cecy, qui est que l'ame qui la possede reçoit également les secheresses et les tendresses des consolations, les ennuys interieurs, les tristesses, les accablemens d'esprit, comme les ferveurs et les prosperités d'un esprit bien plein de paix et de tranquillité. Et cela, parce qu'elle considere que Celuy qui luy a donné les consolations est Celuy-là mesme qui luy envoye les afflictions ; lequel luy envoye les unes et les autres poussé du mesme amour, qu'elle recognoist estre tres-grand, parce que par l'affliction interieure de l'esprit il pretend de l'attirer à une tres-grande perfection, qui est l'abnegation de toute sorte de consolations en ceste vie, demeurant tres-asseurée que Celuy qui l'en prive icy bas ne l'en privera point eternellement là haut au Ciel.

            Vous me direz que l'on ne peut pas emmy ces grandes tenebres faire ces considerations, veu qu'il semble que nous ne pouvons pas seulement dire une parole à Nostre Seigneur. Certes, vous avez raison de dire qu'il vous semble, d'autant qu'en verité cela n'est pas. Le sacré Concile de Trente a determiné cela, et nous sommes obligés de croire que Dieu et sa grace ne nous abandonnent jamais en telle sorte que nous ne puissions recourir à sa bonté et protester que, contre tout le trouble de nostre ame, nous voulons estre toutes à luy et que nous ne le voulons point offencer. Mais remarquez que tout cecy est en la partie supreme de nostre ame ; et parce que la partie inferieure n'en apperçoit rien et qu'elle [83] demeure tousjours en sa peine, cela nous trouble et nous fait estimer bien miserables : et sur cela, nous commençons à nous attendrir dessus nous mesmes, comme si c'estoit une chose bien digne de compassion que de nous voir sans consolation. Hé, pour Dieu ! considerons que Nostre Seigneur et nostre Maistre a bien voulu estre exercé par ces ennuys interieurs, mais d'une façon incomparable. Escoutez ces paroles qu'il dit sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, fourquoy m'avez-vous abandonné ? Il estoit reduit à l'extremité, car il n'y avoit que la fine pointe de son esprit qui ne fust accablé de langueurs ; mais remarquez qu'il se prend à parler à Dieu, pour nous montrer qu'il ne nous seroit impossible de le faire.

            Qui est mieux en ce temps, dites-vous, de parler à Dieu de nostre peine et de nostre misere, ou bien de luy parler de quelque autre chose ? Je vous dis qu'en cecy, comme en toute sorte de tentations, il est mieux de divertir nostre esprit de son trouble et de sa peine, parlant à Dieu de quelque autre chose, que non pas de luy parler de nostre douleur ; car indubitablement, si nous le voulons faire, ce ne sera point sans un attendrissement que nous ferons sur nostre cœur, agrandissant tout de nouveau nostre douleur, nostre nature estant telle qu'elle ne peut voir ses douleurs sans en avoir une grande compassion. Mais vous me dites que si vous n'y faites point d'attention, que vous ne vous en souviendrez pas pour le dire. Et qu'importe ? Nous sommes certes comme des enfans, lesquels sont bien aises d'aller dire à leur mere qu'ils ont esté piqués d'une abeille, à fin que la mere les plaigne et souffle sur le mal qui est desja gueri ; car nous voulons aller dire à [84] nostre Mere que nous avons esté bien affligées, et agrandir nostre affliction, la racontant toute par le menu, sans oublier une petite circonstance qui nous puisse faire un peu plaindre. Or ne voila pas des enfances tres-grandes ? Si nous avons commis quelques infidelités, bon de les dire ; si nous avons esté fidelles il le faut aussi dire, mais courtement, sans exagerer ni l'un ni l'autre ; car il faut tout dire à ceux qui ont la charge de nos ames.

            Vous me dites maintenant que lors que vous avez eu quelque grand sentiment de colere ou de quelque autre tentation, il vous vient tousjours du scrupule si vous ne vous en confessez. Je dis qu'il le faut dire en vostre reveuë, mais non pas par maniere de confession, ains pour tirer instruction comment l'on s'y doit comporter : je dis quand l'on ne void pas clairement d'avoir donné quelque sorte de consentement ; car si vous allez dire : Je m'accuse dequoy durant deux jours j'ay eu de grands mouvemens de colere, mais je n'y ay pas consenti, vous dites vos vertus au lieu de dire vos defauts. Mais il me vient en doute que je n'y aye fait quelque faute. Il faut regarder meurement si ce doute a quelque fondement ; peut estre qu'environ un quart d'heure, durant ces deux jours, vous avez esté un peu negligente à vous divertir de vostre sentiment : si cela est, dites tout simplement que vous avez esté negligente durant un quart d'heure à vous divertir d'un mouvement de colere que vous avez eu, sans adjouster que la tentation a duré deux jours, si ce n'est que vous le vouliez dire, ou pour tirer de l'instruction de vostre confesseur, ou bien pour ce qui est de vos reveuës ; car alors il est tres-bon de le dire. Mais pour les confessions ordinaires, il seroit mieux de n'en point parler, puisque vous ne le faites que pour vous satisfaire ; et si bien il vous en vient un peu de peine ne le faisant pas, il la faut souffrir comme une autre à laquelle vous ne pourriez pas mettre remede. Dieu soit beni. [85]

 

Sixiesme entretien. [De l'esperance]. Sur le depart des Sœurs de la Visitation qui s'en alloyent pour fonder une nouvelle maison de leur Institut

 

 

            Entre les louanges que les Saints donnent à Abraham, saint Paul releve celle-cy au dessus de toutes les autres : qu'il creut en l'esperance contre l'esperance mesme. Dieu luy avoit promis que sa generation seroit multipliée comme les estoilles du ciel et comme le sablon de la mer, et cependant il reçoit le commandement de tuer son fils Isaac. Le pauvre Abraham ne perdit son esperance pourtant, ains il espera contre l'esperance mesme, que si bien il obeissoit au commandement qui luy estoit fait de tuer son fils, Dieu ne lairroit pas pourtant de luy tenir parole. Grande certes [86] fut son esperance, car il ne voyoit en aucune façon rien en quoy il la peust appuyer, sinon sur la parole que Dieu luy avoit donnée. O que c'est un vray et solide fondement que la parole de Dieu, car elle est infaillible ! Abraham sort donc pour accomplir la volonté de Dieu avec une simplicité nompareille ; car il ne fit non plus de consideration ni de replique que lors que Dieu luy avoit dit qu'il sortist de sa terre et de sa parenté, et qu'il allast au lieu qu'il luy monstreroit, sans le luy specifier, à fin qu'il s'embarquast plus simplement dans la barque de sa divine providence. Marchant donc trois jours et trois nuicts avec son fils Isaac, portant le bois du sacrifice, ceste ame innocente demanda à son pere où estoit l'holocauste ; à quoy le bon Abraham respondit : Mon fils, le Seigneur y pourvoira. O mon Dieu, que nous serions heureux si nous pouvions nous accoustumer à faire ceste response à nos cœurs lors qu'ils sont en soucy de quelque chose : Nostre Seigneur y pourvoira ; et qu'apres cela nous n'eussions plus d'anxieté, de trouble ni d'empressement, non plus qu'Isaac ! car il se tut apres, croyant que le Seigneur y pourvoiroit, ainsi que son pere luy avoit dit.

            Grande est certes la confiance que Dieu requiert que nous ayons en son soin paternel et en sa divine providence : mais pourquoy ne l'aurions-nous pas, veu que jamais personne n'y a peu estre trompé ? Nul ne se confie en Dieu, qui ne retire les fruicts de sa confiance. Je dis cecy entre nous autres ; car quant aux gens du monde, bien souvent leur confiance est accompagnée d'apprehension ; c'est pourquoy elle n'est de nulle valeur devant Dieu. Considerons, je vous supplie, ce que Nostre Seigneur et nostre Maistre dit à ses Apostres [87] pour establir en eux ceste sainte et amoureuse confiance : Je vous ay envoyés par le monde sans besaces, sans argent et sans nulles provisions, soit pour vous nourrir, soit pour vous vestir ; quelque chose vous a-t'elle manqué ? Et ils dirent : Non . Allez, leur dit-il, et ne pensez ni de quoy vous mangerez, ni de quoy vous boirez, ni de quoy vous vous vestirez, ni mesme ce que vous aurez à dire estant devant les grands seigneurs et magistrats des provinces par où vous passerez ; car en chaque occasion vostre Pere celeste vous fournira de tout ce qui vous sera necessaire. Ne pensez point à ce que vous aurez à dire, car il parlera en vous et vous mettra en la bouche les paroles que vous aurez à dire. Mais je suis si grossiere, dira quelqu'une de nos Sœurs, je ne sçay point comment il faut traitter avec les grands, je n'ay point de doctrine. C'est tout un ; allez et vous confiez en Dieu, car il a dit : Quand bien la femme viendroit à oublier son enfant, si ne vous oublieray-je jamais, car je vous porte gravés sur mon cœur et sur mes mains. Pensez-vous que Celuy qui a bien soin de pourvoir de nourriture aux oyseaux du ciel et aux animaux de la terre, qui ne sement ni ne recueillent rien, vienne jamais à s'oublier de pourvoir de tout ce qui sera necessaire à l'homme qui se confiera pleinement en sa providence, puisque l'homme est capable d'estre uni à Dieu nostre souverain bien ?

            Cecy, mes tres-cheres Sœurs, m'a semblé estre bon à vous dire sur le sujet de vostre départ ; car si bien vous n'estes pas capables de la dignité apostolique à cause de vostre sexe, vous estes neantmoins capables en quelque façon de l'office apostolique, et vous pouvez rendre plusieurs services à Dieu, procurant en certaine [88] façon l'avancement de sa gloire comme les Apostres. Certes, mes cher es filles, cecy vous doit estre un motif de grande consolation, que Dieu se veuille servir de vous pour une œuvre si excellente que celle à laquelle vous estes appellées, et vous vous en devez tenir grandement honnorées devant la divine Majesté. Car, qu'est-ce que Dieu desire de vous sinon ce qu'il ordonna à ses Apostres et ce pourquoy il les envoya par le monde, qui estoit ce que Nostre Seigneur mesme estoit venu faire en ce monde, qui fut pour donner la vie aux hommes ? et non seulement cela, dit-il, mais à fin qu'ils vescussent d'une vie plus abondante, qu'ils eussent la vie et une vie meilleure, ce qu'il a fait en leur donnant la grace. Les Apostres furent envoyés de Nostre Seigneur par toute la terre pour le mesme sujet, car Nostre Seigneur leur dit : Ainsi que mon Pere m'a envoyé, je vous envoye ; allez, et donnez la vie aux hommes. Mais ne vous contentez pas de cela : faites qu'ils vivent, et d'une vie plus parfaite par le moyen de la doctrine que vous leur enseignerez ; ils auront la vie en croyant à ma parole que vous leur exposerez, mais ils auront une vie plus abondante par le bon exemple que vous leur donnerez. Et n'ayez nul souci si vostre travail sera suivi du fruict que vous en pretendez, car ce n'est pas à vous que l'on demandera le fruict, ains seulement si vous vous serez employés fidellement à bien cultiver ces terres steriles et seches ; l'on ne vous demandera pas si vous aurez bien recueilli, ains seulement si vous aurez eu soin de bien ensemencer.

            De mesme, mes cheres filles, estes-vous maintenant commandées d'aller çà et là en divers lieux, pour faire [89] que les araes ayent la vie, et qu'elles vivent d'une meilleure vie : car, qu'est-ce que vous allez faire sinon tascher de donner cognoissance de la perfection de vostre Institut, et par le moyen de ceste cognoissance attirer plusieurs ames à embrasser toutes les observances qui y sont comprises et encloses ? Mais sans prescher et conferer les Sacremens et remettre les pechés, ainsi que faisoyent les Apostres, n'allez-vous pas donner la vie aux hommes ? mais, pour parler plus proprement, n'allez-vous pas donner la vie aux filles ? puisque peut estre cent et cent filles qui se retireront à vostre exemple dans vostre Religion, se fussent perdues demeurant au monde, lesquelles iront jouïr au Ciel, pour toute eternité, de la felicité incomprehensible. Et n'est-ce pas par vostre moyen que la vie leur sera donnée, et qu'elles vivront d'une vie plus abondante, c'est à dire d'une vie plus parfaite et plus agreable à Dieu ? vie qui les rendra capables de s'unir plus parfaitement à la divine Bonté, car elles recevront de vous les instructions necessaires pour acquerir le vray et pur amour de Dieu, qui est ceste vie plus abondante que Nostre Seigneur est venu donner aux hommes. J'ay apporté, dit-il, le feu en la terre, qu'est-ce que je demande ou que je pretends, sinon qu'il brusle ? Et en un autre endroit, il commande que le feu brusle incessamment sur son autel, et que pour cela il ne soit jamais esteint, pour monstrer avec quelle ardeur il desire que le feu de son amour soit tousjours allumé sur l'autel de nostre cœur. O Dieu, quelle grace est celle que Dieu vous fait ! il vous rend apostresses, non en la dignité, ains en l'office et au merite. Vous ne prescherez pas, non, car [90] vostre sexe ne le permet, bien que sainte Magdelaine et sainte Marthe sa sœur l'ayent fait. ; mais vous ne lairrez pas d'exercer l'office apostolique en la communication de vostre maniere de vie, ainsi que je viens de dire.

            Allez donc pleines de courage faire ce à quoy vous estes appellées, mais allez en simplicité ; si vous avez des apprehensions, dites à vostre ame : Le Seigneur nous pourvoira ; si les considerations de vostre foiblesse vous travaillent, jettez-vous en Dieu et vous confiez en luy. Les Apostres estoyent des pescheurs et ignorans la pluspart ; Dieu les rendit sçavans selon qu'il estoit necessaire pour la charge qu'il leur vouloit donner. Confiez-vous en luy, appuyez-vous sur sa providence et n'ayez peur de rien. Ne dites pas : Je n'ay point de talent pour bien parler. N'importe, allez sans faire discours, car Dieu vous donnera ce que vous aurez à dire et à faire quand il en sera temps. Que si vous n'avez point de vertu, ou que vous n'en apperceviez point en vous, ne vous mettez pas en peine ; car si vous entreprenez pour la gloire de Dieu et pour satisfaire à l'obeissance la conduite des ames ou quelque autre exercice quel qu'il soit, Dieu aura soin de vous, et sera obligé de vous pourvoir de tout ce qui vous sera necessaire, tant pour vous que pour celles que Dieu vous donnera en charge.

            Il est vray, c'est une chose de grande consequence et de grande importance que celle que vous entreprenez ; mais pourtant vous auriez tort si vous n'en esperiez un bon succes, veu que vous ne l'entreprenez pas par vostre choix, ains pour satisfaire à l'obeissance. Sans doute, nous avons grand sujet de craindre quand nous recherchons les charges et les offices, soit en Religion, soit [91] ailleurs, et qu'elles nous sont données sur nostre poursuite ; mais quand cela n'est point, ployons humblement le col sous le joug de la sainte obeissance et acceptons de bon cœur le fardeau ; humilions-nous, car il le faut tousjours faire, mais ressouvenons-nous tousjours d'establir la generosité sur les actes de l'humilité, car autrement ces actes d'humilité ne vaudroyent rien.

            J'ay un extreme desir de graver en vos esprits une maxime qui est d'une utilité nompareille : Ne demander rien et ne refuser rien. Non, mes cheres filles, ne demandez rien et ne refusez rien ; recevez ce que l'on vous donnera, et ne demandez point ce que l'on ne vous presentera point ou que l'on ne vous voudra pas donner : en ceste pratique vous trouverez la paix pour vos ames. Ouy, mes cheres Sœurs, tenez vos cœurs en ceste sainte indifference de recevoir tout ce que l'on vous donnera, et de ne point desirer ce que l'on ne vous donnera pas. Je veux dire, en un mot, ne desirez rien, ains laissez-vous vous-mesmes et tous vos affaires pleinement et parfaitement au soin de la divine Providence ; laissez-luy faire de vous tout de mesme que les enfans se laissent gouverner à leurs nourrices : qu'elle vous porte sur le bras droit ou sur le gauche tout ainsi qu'il luy plaira, laissez-luy faire, car un enfant ne s'en formaliserait point ; qu'elle vous couche ou qu'elle vous leve, laissez-luy faire, car c'est une bonne mere, qui sçait mieux ce qu'il vous faut que vous-mesmes. Je veux dire, si la divine Providence permet qu'il vous arrive des afflictions ou mortifications, ne les refusez point, ains acceptez-les de bon cœur, amoureusement et tranquillement ; que si elle ne vous en envoye point, ou qu'elle ne permette pas qu'il vous en arrive, ne les desirez point ni ne les demandez point. De mesme, s'il vous arrive des consolations, recevez-les avec esprit de gratitude et de [92] recognoissance envers la divine Bonté ; que si vous n'en avez point, ne les desirez point, ains taschez de tenir vostre cœur preparé pour recevoir les divers evenemens de la divine Providence, et d'un mesme cœur autant qu'il se peut. Si on vous donne des obeissances en la Religion qui vous semblent dangereuses, comme sont les superiorités, ne les refusez point ; si l'on ne vous en donne point, ne les desirez point, et ainsi de toutes choses : j'entends des choses de la terre, car pour ce qui est des vertus nous les pouvons et devons desirer et demander à Dieu ; l'amour de Dieu les comprend toutes. Vous ne sçauriez croire, sans en avoir l'experience, combien ceste pratique apportera de profit en vos ames ; car au lieu de vous amuser à desirer ces moyens et puis ces autres de vous perfectionner, vous vous appliquerez plus simplement et fidellement à ceux que vous rencontrerez en vostre chemin.

            Jettant mes yeux sur le sujet de vostre despart et sur les ressentimens inevitables que vous aurez toutes en vous separant les unes des autres, j'ay pensé que je vous devois dire quelque petite chose qui peust amoindrir ceste douleur, quoy que je ne veuille dire qu'il ne soit loisible de pleurer un peu ; car il le faut faire, d'autant qu'on ne s'en pourroit pas tenir, ayant demeuré si doucement et si amoureusement assez long temps ensemble en la pratique des mesmes exercices, ce qui a tellement uni vos cœurs, qu'ils ne peuvent sans doute souffrir nulle division ni separation. Aussi, mes cheres filles, ne serez-vous point divisées ni separées, car toutes s'en vont, et toutes demeurent : celles qui s'en vont [93] demeurent, et celles qui demeurent s'en vont, non en leur personne, ains en la personne de celles qui s'en vont ; et de mesme, celles qui s'en iront demeureront en la personne de celles qui demeurent. C'est un des principaux fruicts de la Religion que ceste sainte union qui se fait par la charité, union qui est telle, que de plusieurs cœurs il n'en est fait qu'un cœur, et de plusieurs membres il n'en est fait qu'un corps ; tous sont tellement faits un en Religion, que tous les Religieux d'un Ordre ne sont, ce semble, qu'un seul Religieux. Les Sœurs domestiques chantent les Offices divins en la personne de celles qui sont dediées pour le faire, comme les autres servent aux offices domestiques en la personne de celles qui les font. Et pourquoy cela ? La raison en est toute evidente, d'autant que si celles qui sont au chœur pour chanter les Offices n'y estoient pas, les autres y seroyent en leur place ; s'il n'y avoit point de Sœurs domestiques pour apprester le disner, les Sœurs du chœur y seroyent employées ; si une telle Sœur n'estoit pas Superieure, il y en auroit une autre. De mesme, celles qui s'en vont demeurent et celles qui demeurent s'en vont ; car si celles qui sont nommées pour s'en aller ne le pourvoyent faire, celles qui demeurent s'en iroyent en leur place.

            Mais ce qui nous doit faire aller et demeurer de bon cœur, mes cheres filles, c'est la certitude presque infaillible que nous devons avoir que ceste separation ne se fait que quant au corps, car quant à l'esprit vous demeurerez tousjours tres uniquement unies. C'est peu [94] de chose que ceste separation corporelle, aussi bien la faudroit-il faire un jour, veuillons nous ou non ; mais la separation des cœurs et desunion des esprits, c'est cela seul qui est à redouter. Or quant à nous autres, non seulement nous demeurerons tous jours unis par ensemble, mais bien plus, car nostre union s'ira tous les jours plus perfectionnant, et ce doux et tres-aymable lien de la sainte charité sera tousjours de plus en plus serré et renoué à mesure que nous nous avancerons en la voye de nostre propre perfection ; car nous rendant plus capables de nous unir à Dieu, nous nous unirons davantage les uns aux autres, si qu'à chaque Communion que nous ferons nostre union sera rendue plus parfaite, car nous unissant avec Nostre Seigneur nous demeurerons tousjours plus unis ensemble : aussi la reception sacrée de ce Pain celeste et de ce tres-adorable Sacrement s'appelle Communion, c'est à dire comme union. O Dieu, quelle union est celle qu'il y a entre chaque Religieux d'un mesme Ordre ! union telle, que les biens spirituels sont autant pesle-meslés et reduits en commun comme les biens exterieurs. Le Religieux n'a rien à luy en son particulier, à cause du vœu sacré qu'il a fait de la pauvreté volontaire ; et par la profession sainte que les Religieux font de la tres-sainte charité, toutes leurs vertus sont communes, et tous sont participans des bonnes œuvres les uns des autres, et jouiront du fruict d'icelles, pourveu qu'ils se tiennent tousjours en charité et en l'observance des Regles de la Religion en laquelle Dieu les a appellés : si que celuy qui est en quelque office domestique ou en quelque autre exercice quel que ce soit, contemple en la personne de celuy qui est en oraison au chœur ; celuy qui repose participe au [95] travail qu'a l'autre, qui est en exercice par le commandement du Superieur.

            Voyez donc, mes cheres filles, comment celles qui s'en vont demeurent et celles qui demeurent s'en vont, et combien vous devez toutes esgalement embrasser amoureusement et courageusement l'obedience, tant en ceste occasion comme en tpute autre, puisque celles qui demeurent auront part au travail et au fruict du voyage de celles qui s'en vont, comme celles-là auront part en la tranquillité et repos de celles qui demeureront. Toutes, sans doute, mes cheres filles, avez besoin de beaucoup de vertus et de soin de les pratiquer tant pour s'en aller que pour demeurer : car comme celles qui s'en vont ont besoin de beaucoup de courage et de confiance en Dieu pour entreprendre amoureusement et avec esprit d'humilité ce que Dieu desire d'elles, vainquant tous les petits ressentimens qui leur pourroyent venir de quitter la maison en laquelle Dieu les a premierement logées, les Sœurs qu'elles ont si cherement aymées et la conversation desquelles leur apportoit tant de consolation en l'ame, la tranquillité de leur retraitte qui est si chere, les parens, les cognoissances, et que sçay-je moy ? plusieurs choses auxquelles la nature s'attache tandis que nous vivons en ceste vie ; celles qui demeurent ont de mesme besoin et necessité de courage, tant pour perseverer en la pratique de la sainte sousmission, humilité et tranquillité, qu'aussi pour se preparer de sortir quand il leur sera commandé, puisque ainsi que vous voyez, vostre Institut, mes cheres Sœurs, va s'estendant de toutes parts en tant de divers lieux. De mesme, devez-vous tascher d'accroistre et multiplier les actes des vertus, et devez agrandir vos courages pour vous rendre capables d'estre employées selon la volonté de Dieu. [96]

            Il me semble, certes, quand je regarde et considere le commencement de vostre Institut, qu'il represente bien l'histoire d'Abraham ; car comme Dieu luy eut donné parole que sa race seroit multipliée comme les estoilles du firmament et comme le sablon de la mer, il luy commanda neantmoins de luy sacrifier son fils par lequel la promesse de Dieu devoit estre accomplie ; Abraham espera, et s'affermit en son esperance contre l'esperance mesme, et son esperance ne fut point vaine, ains fructueuse. De mesme, quand les trois premieres Sœurs se rangerent et embrasserent. ceste sorte de vie, Dieu avoit projetté dés toute eternité de benir leur generation, et de leur en donner une qui seroit grandement multipliée. Mais qui eust peu croire cela, puisqu'en les enserrant dans leur petite maison nous ne pensions à autre chose que de les faire mourir au monde ? Elles furent sacrifiées, ains elles se sacrifierent elles-mesmes volontairement ; et Dieu se contenta tellement de leur sacrifice, qu'il ne leur donna pas seulement une nouvelle vie pour elles-mesmes, ains une vie si abondante qu'elles la peuvent par sa grace communiquer à plusieurs ames, ainsi que l'on void maintenant.

            Il me semble, certes, que ces trois premieres Sœurs sont grandement bien representées par les trois grains de bled qui se trouverent emmi la paille qui estoit sur le chariot de Triptolemus, laquelle servoit à conserver ses armes ; car estant portée en un païs où il n'y avoit point de bled, ces trois grains furent pris et jettés en terre, lesquels en produirent d'autres en telle quantité que dans peu d'années toutes les terres de ce païs-là en furent ensemencées. La providence de nostre bon Dieu jetta de sa main benite ces trois filles dans la terre de la Visitation ; et apres avoir demeuré [97] un temps cachées aux yeux du monde, elles ont fait le fruict que l'on void maintenant, de sorte que dans peu de temps tous ces païs seront faits participans de vostre Institut. O qu'heureuses sont les ames qui se dedient veritablement et absolument au service de Dieu, car Dieu ne les laisse jamais steriles ni infructueuses ! Pour un rien qu'elles quittent pour Dieu, Dieu leur donne des recompenses incomparables, tant en cette vie qu'en l'autre. Quelle grace, je vous prie, d'estre employées au service des ames que Dieu ayme si cherement, et pour lesquelles sauver Nostre Seigneur a tant souffert ! Certes, c'est un honneur nompareil et duquel vous devez, mes cheres filles, faire un tres-grand estat : et pour vous y employer fidellement, ne plaignez ni peine, ni soin, ni travail, car tout vous sera cherement recompensé, bien qu'il ne faille pas se servir de ce motif pour vous encourager, ains de celuy de vous rendre plus agreables à Dieu et d'augmenter d'autant plus sa gloire.

            Allez donc, et demeurez courageusement pour cest exercice, et ne vous amusez point à regarder que vous ne voyez point en vous ce qui est necessaire, je veux dire les talens propres aux charges auxquelles vous serez employées. Il est mieux que nous ne les voyions point en nous, car cela nous tient en humilité et nous donne plus de sujet de nous mesfier de nos forces et de nous-mesmes, et fait que nous jettons plus absolument toute nostre confiance en Dieu. Tant que nous n'avons pas besoin de la pratique d'une vertu, il est mieux que nous ne l'ayons pas ; quand nous en aurons besoin, [98] pourveu que nous soyons fidelles en celles dont nous avons presentement la pratique, tenons-nous asseurés que Dieu nous donnera chaque chose en son temps. Ne nous amusons point à desirer ni à pretendre rien, laissons-nous tout à fait entre les mains de la divine Providence, qu'elle fasse de nous ce qu'il luy plaira ; car à quel propos desirer une chose plustost qu'une autre ? tout ne nous doit-il pas estre indifferent ? Pourveu que nous plaisions à Dieu, et que nous aymions sa divine volonté, cela nous doit suffire. Quant à moy, j'admire comment il se peut faire que nous ayons plus d'inclination d'estre employés à une chose qu'à une autre, estant en Religion principalement, où une charge et une besogne est autant agreable à Dieu qu'une autre, puisque c'est l'obeissance qui donne le prix à tous les exercices de la Religion. Quand on nous donneroit le choix, les plus abjects seroyent les plus desirables et ceux qu'il faudrait embrasser plus amoureusement ; mais cela n'estant pas à nostre choix, embrassons les uns comme les autres d'un mesme cœur. Quand la charge que l'on nous donne est honnorable devant les hommes, tenons-nous humbles devant Dieu ; quand elle est plus abjecte devant les hommes, tenons-nous plus honnorés devant la divine Bonté. En fin, mes cheres filles, retenez cherement et fidelement ce que je vous ay dit, soit pour ce qui regarde l'interieur, soit pour ce qui regarde l'exterieur : ne veuillez rien que ce que Dieu voudra pour vous, embrassez amoureusement les evenemens et les divers effects de son divin vouloir, sans vous amuser nullement à autre chose. [99]

            Apres cecy, que vous sçaurois-je plus dire, mes cheres Sœurs, puisqu'il semble que tout nostre bonheur soit compris en ceste toute aymable pratique ? Je vous representeray l'exemple des Israëlites, avec lequel je finiray. Ayans longuement demeuré sans avoir un roy, il leur prit envie d'en avoir un. Grand cas de l'esprit humain ! comme si Dieu les eust laissés sans conduite, ou qu'il n'eust point eu de soin de les regir, gouverner et defendre ! Ils s'adresserent donc au Prophete, lequel leur promit de le demander pour eux à Dieu, ce qu'il fit ; et Dieu, irrité de leur demande, leur fit response qu'il le vouloit bien, mais qu'il les advertissoit que le roy qu'ils auroyent prendroit telle domination et authorité sur eux, qu'il leur leveroit leurs enfans : et quant aux fils, qu'il feroit les uns dizeniers, les autres soldats et capitaines ; et quant à leurs filles, il feroit les unes cuisinieres, les autres boulanger es, les autres parfumeuses. Nostre Seigneur en fait de mesme, mes cheres filles, des ames qui se dedient à son service ; car, comme vous voyez, aux Religions il y a diverses charges et divers offices. Mais qu'est-ce que je veux dire ? Rien autre, sinon qu'il me semble que la divine Majesté vous a choisies, vous autres qui vous en allez, comme des parfumeuses ou parfumieres : ouy certes, car vous estes commises de sa part pour aller respandre les odeurs tres-suaves des vertus de vostre Institut. Et comme les jeunes filles sont amoureuses des bonnes odeurs, ainsi que dit la sacrée amante au Cantique des Cantiques, que le nom de son Bien-Aymé est comme une huile ou un baume qui respand de toutes parts des odeurs infiniment agreables, et c'est pourquoy, [100] adjouste-t'elle, les jeunes filles l'ont suivi, attirées de ses divins parfums, faites, mes cheres Soeurs, que comme parfumeuses de la divine Bonté, vous alliez si bien respandant de toutes parts l'odeur incomparable d'une tres-sincere humilité, douceur et charité, que plusieurs jeunes filles soyent attirées à la suite de vos parfums, et embrassent vostre sorte de vie, par laquelle elles pourront comme vous, jouïr en ceste vie d'une sainte et amoureuse paix et tranquillité de l'ame, pour, par apres, aller jouïr de la felicité eternelle en l'autre.

            Vostre Congregation est comme une ruche d'abeilles, laquelle a desja jetté divers essaims ; mais avec ceste difference neantmoins que, les abeilles sortant pour aller se retirer en une autre ruche et là commencer un mesnage nouveau, chaque essaim choisit un roy particulier sous lequel elles militent et font leur retraite : mais quant à vous, mes cheres ames, si bien vous allez dans une ruche nouvelle, c'est à dire que vous allez commencer une nouvelle maison de vostre Ordre, neantmoins vous n'avez tousjours qu'un mesme Roy, qui est Nostre Seigneur crucifié, sous l'authorité duquel vous vivrez en asseurance par tout où vous serez. Ne craignez pas que rien vous manque, car il sera tousjours avec vous tant que vous n'en choisirez point d'autre ; ayez seulement un grand soin d'accroistre vostre amour et vostre fidelité envers sa divine Bonté, vous tenant le plus pres de luy qu'il vous sera possible, et tout vous succedera en bien. Apprenez de luy tout ce que vous aurez à faire, ne faites rien sans son conseil ; car c'est l'Amy fidelle qui vous conduira et gouvernera et aura soin de vous, ainsi que de tout mon cœur je l'en supplie. Dieu soit beni. [101]

 

Septiesme entretien. Auquel les proprietés des colombes sont appliquées a l'ame religieuse par forme de loix

 

 

            Vous m'avez demandé quelques loix nouvelles à ce commencement d'année, et pensant à celles que je vous devois donner pour vous estre utiles et agreables, j'ay jetté les yeux de ma consideration sur l'Evangile [102] d'aujourd'huy, lequel fait mention du Baptesme de Nostre Seigneur et de la glorieuse apparition du Saint Esprit en forme de colombe, sur laquelle apparition je me suis arresté. Et considerant que le Saint Esprit est l'amour du Pere et du Fils, j'ay pensé que je vous devois donner des loix toutes d'amour, lesquelles j'ay prises des colombes, en consideration de ce que le Saint Esprit avoit bien voulu prendre la forme de colombe, et d'autant plus aussi que toutes les ames qui sont dediées au service de la divine Majesté sont obligées d'estre comme des chastes et amoureuses colombes. Ainsi void on que l'Espouse, au Cantique des Cantiques, est souventesfois nommée de ce nom, et à bon droit certes, car il y a une grande correspondance entre les qualités de la colombe et celles de l'amoureuse colombelle de Nostre Seigneur.

            Les loix des colombes sont toutes infiniment agreables, et c'est une meditation tres-suave que de les considerer. Quelle plus belle loy, je vous prie, que celle de l'honnesteté ! car il n'y a rien de plus honneste que les colombes, elles sont propres à merveille ; bien qu'il n'y ait rien de plus sale que les colombiers et les lieux où elles font leurs nids, neantmoins on ne vid jamais une colombe salie : elles ont tousjours leur pennage lis et qu'il fait grandement bon voir au soleil. Considerez, je vous prie, combien la loy de leur simplicité est agreable, car Nostre Seigneur mesme la loue, disant à ses Apostres : Soyez simples comme colombes, et prudens comme le serpent. Mais en troisiesme lieu, mon Dieu, que la loy de la douceur est agreable ! car elles sont sans fiel et sans amertume. Et cent autres loix qu'elles ont, qui sont infiniment aymables et utiles à observer par les ames qui sont dediées en la Religion au service plus special de la divine Bonté. [103]

            Mais j'ay consideré que si je vous donnois quelques loix que vous eussiez desja, vous n'en feriez pas grande estime : j'en ay donc choisi trois tant seulement, qui sont d'une utilité nompareille estant bien observées, et qui apportent une tres-grande suavité à l'ame qui les considere, parce qu'elles sont toutes d'amour et extremement delicates pour la perfection de la vie spirituelle ; ce sont trois secrets qui lont d'autant plus excellens pour acquerir la perfection qu'ils sont moins cognus de ceux qui font profession de l'acquerir, au moins de la plus grande partie.

            Mais quelles sont-elles donc ces loix ? La premiere que j'ay fait dessein de vous donner est celle des colombes qui font tout pour leur colombeau et rien pour elles ; il semble qu'elles ne dient autre chose sinon : Mon cher colombeau est tout pour moy, et je suis toute à luy ; il est tousjours tourné de mon costé pour penser en moy, et moy je m'y attends et m'y asseure : qu'il aille donc chercher, ce bien-aymé colombeau, où il luy plaira, si n'entreray-je point en défiance de son amour, ains je me confieray pleinement en son soin. Vous aurez peut-estre veu, mais non pas remarqué, que les colombes tandis qu'elles couvent leurs œufs, elles ne bougent de dessus jusques à ce que leurs petits colombeaux soyent esclos, et quand ils le sont, elles continuent de les couver et fomenter tandis qu'ils en ont besoin. Et pendant tout ce temps-là la colombe ne va nullement à la cueillette pour se nourrir, ains elle en laisse tout le soin à son cher paron, lequel luy est si fidelle que non seulement il va à la queste des grains pour la nourrir, mais aussi il luy apporte de l'eau dans son bec pour l'abreuver ; il a un soin nompareil que rien ne manque de ce qui luy est necessaire, et si grand que jamais il ne s'est veu colombe morte faute [104] de nourriture en ce temps-là. La colombe fait donc tout pour son colombeau : elle couve et fomente ses petits pour le desir qu'elle a de luy plaire en luy donnant une generation, et le colombeau prend soin de nourrir sa chere colombelle qui luy a laissé tout le soin d'elle ; elle ne pense qu'à plaire à son paron, et luy en contreeschange, ne pense qu'à la substanter.

            O quelle agreable et profitable loy est celle-cy, de ne rien faire que pour Dieu et luy laisser tout le soin de nous-mesmes ! Je ne dis pas seulement pour ce qui regarde le temporel, car je n'en veux pas parler où il n'y a que nous autres, cela s'entend assez sans le dire ; mais je dis pour ce qui regarde le spirituel et l'avancement de nos ames en la perfection. Hé ! ne voyez-vous pas que la colombe ne pense qu'à son bien-aymé colombeau et à luy plaire, en ne bougeant de dessus ses œufs ? et cependant rien ne luy manque, luy, en recompense de sa confiance, prenant tout le soin d'elle. O que nous serions heureux si nous faisions tout pour nostre aymable Colombeau qui est le Saint Esprit ! car il prendroit le soin de nous ; et à mesure que nostre confiance par laquelle nous nous reposerions en sa providence seroit plus grande, plus aussi son soin s'estendroit sur toutes nos necessités. Et ne faudroit pas jamais douter que Dieu nous manquast, car son amour est infini pour l'ame qui se repose en luy. O que la colombe est heureuse d'avoir tant de confiance en son cher paron ! c'est ce qui la fait vivre en paix et en une merveilleuse tranquillité. Mille fois plus heureuse est l'ame qui, laissant tout le soin d'elle-mesme et de tout ce qui luy est necessaire à son cher et bien-aymé Colombeau, ne pense qu'à couver et fomenter ses petits pour luy plaire et luy donner generation ; car elle jouît dés ceste vie d'une tranquillité et d'une paix si grande qu'il n'y en a point de comparable, ni de repos égal au sien en ce. monde, ains seulement là haut au Ciel, où elle jouïra [105] à jamais pleinement des chastes embrassemens de son celeste Espoux.

            Mais qu'est-ce que nos œufs, lesquels il faut que nous couvions jusques à ce qu'ils soyent esclos pour avoir des petits colombeaux ? Nos œufs sont nos desirs, lesquels estant bien couvés et fomentés, les colombeaux en proviennent, qui sont les effets de nos desirs ; mais entre nos desirs, il y en a un qui est sureminent au dessus de tout autre, et qui merite grandement d'estre bien couvé et fomenté pour plaire à nostre divin paron le Saint Esprit, lequel veut tousjours estre appellé l'Espoux sacré de nos ames, tant sa bonté et son amour est grand envers nous. Ce desir est celuy que nous avons apporté venant en Religion, qui est d'embrasser les vertus religieuses, c'est l'une des branches de l'amour de Dieu et l'une des plus hautes qui soit en cest arbre divin ; mais ce desir ne se doit pas estendre plus loin que les moyens qui nous sont marqués dans nos Regles et Constitutions pour parvenir à ceste perfection que nous avons pretendu d'acquerir en nous obligeant à la poursuite ; ains il le faut couver et fomenter tout le temps de nostre vie, à fin de faire que ce desir devienne un beau petit colombeau qui puisse ressembler à son Pere, qui est la perfection mesme. Et ce pendant, n'ayons autre attention que de nous tenir sur nos œufs, c'est à dire ramassés dans les moyens qui nous sont prescrits pour nostre perfection, laissant tout le soin de nous-mesmes à nostre unique et tres-aymable Colombeau, qui ne permettra pas que rien nous manque de ce qui nous sera necessaire pour luy plaire.

            C'est une grande pitié, certes, de voir des ames, dont le nombre n'est que trop grand, qui pretendant à la perfection s'imaginent que tout consiste à faire une grande multitude de desirs, et s'empressent beaucoup à [106] chercher ores ce moyen et tantost un autre pour y parvenir, et ne sont jamais contentes ni tranquilles en elles-mesmes ; car dés qu'elles ont un desir, elles taschent vistement d'en concevoir un autre, et semble qu'elles sont comme les poules, lesquelles n'ont pas si tost fait un œuf qu'elles en chargent aussi tost un autre, laissant là celuy qu'elles ont fait sans le couver, de sorte qu'il n'en reussit point de poussin. La colombe n'en fait pas de mesme, car elle couve et fomente ses petits jusques à tant qu'ils soyent capables de voler et aller à la cueillette pour se nourrir. La poule, si elle a des petits, s'empresse grandement et ne cesse de closser et mener du bruit ; mais la colombe se tient coye et tranquille, elle ne closse ni ne s'empresse point. De mesme, il y a des ames lesquelles ne cessent de closser et s'empresser apres leurs petits, c'est à dire apres les desirs qu'elles ont de se perfectionner, et ne trouvent jamais assez de personnes pour en parler et demander des moyens propres et nouveaux. Bref, elles s'amusent tant à parler de la perfection qu'elles pretendent d'acquerir, qu'elles oublient d'en pratiquer le principal moyen, qui est celuy de se tenir tranquilles et de jetter toute leur confiance en Celuy qui seul peut donner l'accroissement à ce qu'elles ont ensemencé et planté. Tout nostre bien dépend de la grace de Dieu, en laquelle nous devons jetter toute nostre confiance ; et cependant il semble, par l'empressement qu'elles ont à beaucoup faire, qu'elles se confient en leur travail et en la multiplicité des exercices qu'elles embrassent, ne leur semblant jamais de pouvoir assez faire. Cela est bon, pourveu qu'il fust accompagné de paix et d'un soin amoureux de bien faire ce qu'elles font, et de dépendre tousjours neantmoins de la grace de Dieu et non point de leurs exercices ; je veux dire, de n'attendre point aucun fruict de leur travail sans la grace de Dieu.

            Il semble que ces ames empressées à la queste de leur perfection ayent mis en oubli, ou qu'elles ne sçachent pas ce que dit Jeremie : O pauvre homme, que fais-tu de te confier en ton travail et en ton industrie ? Ne [107] sçais-tu pas que c'est à toy voirement de bien cultiver la terre, de la labourer et ensemencer, mais que c'est à Dieu de donner l'accroissement aux plantes et faire que tu ayes une bonne recolte et la pluye favorable à tes terres ensemencées ? Tu peux bien arroser, mais pourtant tout cela ne te serviroit de rien si Dieu ne benissoit ton travail et ne te donnoit, par sa pure grace et non par tes sueurs, une bonne recolte : dépens donc entierement de sa divine bonté. Il est vray, c'est à nous de bien cultiver, mais c'est à Dieu de faire que nostre travail soit suivi d'un bon succes. La sainte Eglise le chante en chaque feste des saints Confesseurs : Dieu a honnoré vos travaux en faisant que vous en tirassiez du fruict ; pour monstrer que de nous mesmes nous ne pouvons rien sans la grace de Dieu, en laquelle nous devons mettre toute nostre confiance, n'attendant rien de nous mesmes. Ne nous empressons point en nostre besogne, je vous prie ; car pour la bien faire il faut nous appliquer soigneusement, mais tranquillement et paisiblement, sans mettre nostre confiance en nostre peine, ains en Dieu et en sa grace. Ces anxietés d'esprit que nous avons pour avancer nostre perfection et pour voir si nous avançons ne sont nullement agreables à Dieu, et ne servent qu'à satisfaire l'amour propre, qui est un grand tracasseur qui ne cesse jamais d'embrasser beaucoup, bien qu'il ne fasse guere. Une bonne œuvre bien faite avec tranquillité d'esprit vaut beaucoup mieux que plusieurs faites avec empressement.

            La colombe s'amuse simplement à sa besogne pour la bien faire, laissant tout autre soin à son cher colombeau : l'ame qui est vrayement colombine, c'est à dire qui ayme cherement Dieu, s'applique tout simplement, sans empressement, aux moyens qui luy sont prescrits pour se perfectionner, sans en rechercher d'autres, pour [108] parfaits qu'ils puissent estre. Mon Bien-Aymé, dit-elle, pense pour moy et je m'y confie ; il m'ayme, et je suis toute à luy pour tesmoignage de mon amour. Il y a quelque temps qu'il y eut des saintes Religieuses qui me dirent : Monsieur, que ferons-nous ceste année ? L'année passée nous jeusnasmes trois jours de la semaine, et nous faisions la discipline autant : que ferons-nous maintenant le long de ceste année ? il faut bien faire quelque chose davantage, tant pour rendre graces à Dieu de l'année passée, comme pour aller tousjours croissant en la voye de Dieu. C'est bien dit qu'il faut tousjours s'avancer, respondis-je ; mais nostre avancement ne se fait pas comme vous pensez, par la multitude des exercices de pieté, ains par la perfection avec laquelle nous les faisons, nous confiant tousjours plus en nostre cher Colombeau et nous desfiant davantage de nous-mesmes. L'année passée, vous jeusniez trois jours de la semaine et vous faisiez la discipline trois fois ; si vous voulez tousjours doubler vos exercices, ceste année la semaine y sera entiere ; mais l'année qui vient comment ferez-vous ? il faudra que vous fassiez neuf jours en la semaine, ou bien que vous jeusniez deux fois le jour.

            Grande folie de ceux qui s'amusent à desirer d'estre martyrisés aux Indes, et ne s'appliquent pas à ce qu'ils ont à faire selon leur condition ! mais grande tromperie aussi à ceux qui veulent plus manger qu'ils ne peuvent digerer. Nous n'avons pas assez de chaleur spirituelle pour bien digerer tout ce que nous embrassons pour nostre perfection, et cependant nous ne voulons pas nous retrancher de ces anxietés d'esprit que nous avons à tant desirer de beaucoup faire. Lire force livres spirituels, [109] sur tout quand ils sont nouveaux, bien parler de Dieu et de toutes les choses les plus spirituelles pour nous exciter, disons-nous, à devotion, ouïr force predications, faire des conferences à tout propos, communier bien souvent, se confesser encores plus, servir les malades, bien parler de tout ce qui se passe en nous pour manifester la pretention que nous avons de nous perfectionner, et au plus tost qu'il se pourra : ne sont-ce pas là des choses fort propres pour nous perfectionner et parvenir au but de nos desseins ? Ouy, pourveu que tout cela se fasse selon qu'il est ordonné, et que ce soit tousjours avec dependance de la grace de Dieu ; c'est à dire que nous ne mettions point nostre confiance en tout cela, pour bon qu'il soit, ains en un seul Dieu, qui nous peut seul faire tirer le fruict de tous nos exercices.

            Mais, mes cheres filles, je vous supplie, considerez un peu la vie de ces grands saints Religieux. Un saint Antoine, qui a esté honnoré de Dieu et des hommes à cause de sa tres-grande sainteté, dites-moy, comment est-il parvenu à une si grande sainteté et perfection ? est-ce à force de lire, ou par des conferences et frequentes Communions, ou par la multitude des predications qu'il oyoit ? Nullement ; ains il y parvint en se servant de l'exemple des saints hermites, prenant de l'un l'abstinence, de l'autre l'oraison, et ainsi il alloit comme une soigneuse abeille, picorant et cueillant les vertus des serviteurs de Dieu, pour en composer le miel d'une sainte edification. Mais un saint Paul premier hermite, parvint-il à la sainteté qu'il s'acquit par la lecture des bons livres ? il n'en avoit point. Estoit-ce les [110] Communions qu'il faisoit ou les Confessions ? il n'en fit que deux en sa vie. Estoit-ce les conferences ou les predications ? il n'en avoit point, et ne vid nul homme dans le desert que saint Antoine, qui l'alla visiter à la fin de sa vie. Sçavez-vous qui le rendit saint ? Ce fut la fidelité qu'il eut à s'appliquer en ce qu'il entreprit au commencement, à quoy il avoit esté appellé, et ne s'amusant à autre chose.

            Ces grands saints Religieux qui vivoyent sous la charge de saint Pachome, avoyent-ils des livres, des predications ? nulles. Des conferences ? ils en avoyent, mais rarement. Se confessoyent-ils souvent ? quelque fois aux bonnes festes. Oyoient-ils force Messes ? les Dimanches et les festes ; hors de là, point. Mais que veut dire donc que mangeant si peu de ces viandes spirituelles qui nourrissent nos ames à l'immortalité, ils estoyent neantmoins tousjours si en bon point, c'est à dire si forts et courageux pour entreprendre l'acquisition des vertus, et parvenir à la perfection et au but de leur pretention ? Et nous autres, qui mangeons beaucoup, sommes tousjours si maigres, c'est à dire si lasches et languissans à la poursuite de nos entreprises, et semble, sinon tant que les consolations spirituelles marchent, que nous n'avons nul courage ni vigueur au service de Nostre Seigneur ? Or il faut donc imiter ces saints Religieux, nous appliquant à nostre besogne, c'est à dire à ce que Dieu requiert de nous selon nostre vocation, fervemment et humblement, et ne penser qu'en cela, n'estimant pas de trouver nul moyen de nous perfectionner meilleur que celuy-là. [111]

            Mais, me pourra-t'on repliquer, vous dites fervemment : mon Dieu, et comme pourray-je faire cela ! car je n'ay point de ferveur. Non pas de celle que vous entendez, quant au sentiment, laquelle Dieu donne à qui bon luy semble, et qui n'est pas en nostre pouvoir d'acquerir quand il nous plaist. J'adjouste aussi humblement, à fin que l'on n'ayt point de sujet de s'excuser ; car ne dites pas : Je n'ay point d'humilité, il n'est pas en mon pouvoir de l'avoir ; car le Saint Esprit, qui est la bonté mesme, la donne à qui la luy demande. Non pas ceste humilité, c'est à dire ce sentiment de nostre petitesse qui nous fait si fort humilier en toutes choses si gracieusement ; mais je veux dire l'humilité qui nous fait cognoistre nostre propre abjection, et qui nous la fait aymer l'ayant recognuë estre en nous ; car cela est la vraye humilité.

            Jamais l'on n'estudia tant que l'on fait maintenant. Ces grands Saints, Augustin, Gregoire, Hilaire, duquel nous faisons la feste aujourd'huy, ni beaucoup d'autres n'ont point tant estudié ; ils n'eussent sceu le faire, composant tant de livres qu'ils ont fait, preschant et faisant tout le reste qui appartenoit à leurs charges ; mais ils avoyent une si grande confiance en Dieu et en sa grâce, et une si grande mesfiance d'eux-mesmes, qu'ils ne s'attendoyent ni confioyent nullement en leur industrie ni en leur travail, si qu'ils firent toutes les grandes œuvres qu'ils ont faites purement par la confiance qu'ils avoyent mise en la grace de Dieu et en sa toute-puissance : C'est vous, disoyent-ils, ô Seigneur, qui nous faites travailler et pour qui nous travaillons ; [112] ce sera vous qui benirez nos sueurs et qui nous donnerez une bonne recolte. Ainsi leurs livres, leurs predications rapportoyent des fruicts merveilleux ; et nous autres qui nous confions en nos belles paroles, en nostre bien dire et en nostre doctrine, toutes nos peines s'en vont en fumée et ne rendent autre fruict que de vanité. Il faut donc, pour conclusion de ceste premiere loy que je vous donne, vous confier pleinement en Dieu et faire tout pour luy, quittant entierement le soin de vous-mesmes à vostre cher Colombeau, lequel usera d'une prevoyance nompareille sur vous ; et d'autant que vostre confiance sera plus vraye et plus parfaite, sa providence sera plus speciale.

            J'ay pensé de vous donner pour seconde loy la parole que disent les colombes en leur langage : Plus l'on m'en oste et plus j'en fais, disent-elles. Qu'est-ce à dire cela ? C'est que lors que leurs petits colombeaux sont un peu gros, le maistre du colombier les leur vient oster, et soudain elles se mettent à en couver des autres ; mais si on ne les leur oste pas, elles s'amusent aupres de ceux-là longuement, et partant elles en font moins. Elles disent donc : Plus l'on m'en oste et plus j'en fais ; et pour vous faire mieux entendre ce que je veux dire, je vous presente un exemple. Job, ce grand serviteur de Dieu, qui a esté loué de la bouche de Dieu mesme, ne se laissa vaincre d'aucune affliction qui luy survint ; ains, plus Dieu luy ostoit de ses petits colombeaux et plus il en faisoit. Qu'est-ce qu'il ne faisoit pas tandis qu'il estoit en sa premiere prosperité ? quelles bonnes oeuvres ne faisoit-il pas ? Il le dit luy-mesme en ceste façon : J'estois le pied du boiteux, c'est à dire je le faisois porter ou je le mettois sur mon asne ou mon chameau ; j'estois l'œil de l'aveugle, en le faisant [113] conduire ; j'estois en fin le pourvoyeur du famelique et le refuge de tous les affligés. Maintenant voyez-le reduit en l'extreme pauvreté. Il ne se plaint point que Dieu lui ayt osté les moyens qu'il avoit de faire tant de bonnes œuvres, ains il dit avec la colombe : Plus l'on m'en oste et plus j'en fais ; non des aumosnes, car il n'a pas de quoy, mais en ce seul acte de sousmission et de patience qu'il fit se voyant privé de tous ses biens et de ses enfans, il fit plus qu'il n'avoit fait par toutes les grandes charités qu'il faisoit durant le temps de sa prosperité, et se rendit plus agreable à Dieu en ce seul acte de patience, qu'il n'avoit fait en tant et tant de bonnes œuvres qu'il avoit faites durant sa vie ; car il falloit avoir un amour plus fort et genereux pour cest acte seul, qu'il n'avoit esté besoin pour tous les autres mis ensemble.

            Il nous en faut donc faire de mesme pour observer ceste aymable loy des colombes, nous laissant despouiller par nostre souverain Maistre de nos petits colombeaux, c'est à dire des moyens d'executer nos desirs, quand il luy plaist de nous en priver, pour bons qu'ils soyent, sans nous plaindre ni lamenter jamais de luy comme s'il nous faisoit grand tort ; ains nous devons nous appliquer à doubler, non nos desirs ni nos exercices, mais la perfection avec laquelle nous les faisons, taschant par ce moyen de gagner plus par un seul acte, comme indubitablement nous ferons, que nous ne ferions pas avec cent autres faits selon nostre propension et affection. Nostre Seigneur ne veut pas que nous portions sa croix sinon par le bout, et il veut estre honnoré comme les grandes dames, lesquelles font porter la queue de leurs robes ; il veut pourtant que nous portions la croix qu'il nous met sur les espaules, qui est la nostre mesme. Mais las ! nous n'en faisons rien ; car quand sa Bonté nous prive de la consolation qu'il nous souloit donner en nos exercices, il semble que tout est perdu, [114] et qu'il nous oste les moyens de faire ce que nous avons entrepris.

            Voyez, de grace, ceste ame, comment elle couve bien ses œufs au temps de la consolation, et laisse bien le soin d'elle-mesme à son cher et bien-aymé Colombeau. Si elle est en l'oraison, quels saints desirs ne fait-elle pas de luy plaire ! elle s'attendrit en sa presence, elle s'escoule toute en son Bien-Aymé, elle se laisse entierement entre les bras de sa divine providence. O que ce sont là des œufs bien aymables ! et tout cela est bien bon, et les petits colombeaux ne manquent point, qui sont les effects ; car, qu'est-ce qu'elle ne fait pas ? Ses œuvres de charité sont en si grand nombre ! sa modestie paroist devant toutes les Sœurs, elle est d'une edification nompareille, elle se fait admirer de tous ceux qui la voyent ou qui la cognoissent. Les mortifications, dit-elle, ne me coustoyent rien durant ce temps-là, ains ce m'estoyent des consolations ; les obeissances m'estoyent des allegresses ; je n'avois pas si tost ouy le premier son de la cloche, que j'estois levée ; je ne laissois point passer de pratique de vertu, et tout cela je le faisois avec une paix et tranquillité tres-grande : mais maintenant que je suis en desgoust et que je suis ordinairement en secheresse en l'oraison, je n'ay nul courage, ce me semble, pour mon amendement, je n'ay point ceste ardeur que je soulois avoir en mes exercices ; en fin, la gelée et la froidure est passée chez moy. Helas ! je le croy bien. Voyez, je vous prie, ceste pauvre ame, comment elle se lamente de sa disgrace ; [115] son mescontentement paroist jusques sur son visage, elle a sa contenance abattue et melancolique, et s'en va toute pensive, et si confuse que rien plus. Mon Dieu ! qu'avez-vous ? est-on contraint de luy dire. O que j'ay ? je suis si alangourie ! rien ne me peut contenter, tout m'est à desgoust, je suis maintenant si confuse ! Mais de quelle confusion ? car il y en a de deux sortes : l'une qui conduit à l'humilité et à la vie, et l'autre, au desespoir et par consequent à la mort. Je vous asseure, dit-elle, que je le suis bien tant, que j'en perds presque le courage de passer outre en la pretention de ma perfection. Mon Dieu, quelle foiblesse ! la consolation manque, et par mesme moyen, le courage. O il ne faut pas ainsi faire ; ains, plus Dieu nous prive de la consolation, et plus nous devons travailler pour luy tesmoigner nostre fidelité. Un seul acte fait avec secheresse d'esprit vaut mieux que plusieurs faits avec une grande tendreté, parce que, comme j'ay desja dit en parlant de Job, il se fait avec un amour plus fort, quoy qu'il ne soit pas si tendre ni si agreable. Plus donc l'on m'en oste et plus j'en fais : c'est la seconde loy que je desire grandement de vous voir observer.

            La troisiesme loy des colombes que je vous presente, c'est qu'elles pleurent comme elles se resjouïssent ; elles ne chantent tousjours qu'un mesme air, tant pour leurs cantiques de resjouïssance que pour ceux où elles se lamentent, c'est à dire pour se plaindre et manifester leur douleur. Voyez-les perchées sur les branches, où elles pleurent la perte qu'elles ont faite de leurs petits que la belette ou la chouette leur a desrobés (car quand c'est quelqu'autre qui les leur prend que le maistre de la colombiere, elles sont fort affligées) ; voyez-les aussi quand le paron vient à s'approcher d'elles, qu'elles sont toutes consolées : elles ne changent point d'air, ains [116] font le mesme grommellement pour preuve de leur contentement, qu'elles font pour manifester leur douleur. C'est cette tres-sainte egalité d'esprit, mes cheres ames, que je vous souhaitte : je ne dis pas l'egalité d'humeur ni d'inclination, je dis l'egalité d'esprit ; car je ne fais, ni desire que vous fassiez nul estat des tracasseries que fait la partie inferieure de nostre ame, qui est celle qui cause les inquietudes et bijarreries, quand la partie superieure ne fait pas son devoir en se rendant maistresse, et ne fait pas bon guet pour découvrir ses ennemis, ainsi que le Combat spirituel dit qu'il faut faire, à fin qu'elle soit promptement advertie des remuemens et assauts que luy fait la partie inferieure, qui naissent de nos sens et de nos inclinations et passions, pour luy faire la guerre et l'assujettir à ses loix. Mais je dis qu'il se faut tenir tousjours fermes et resolus en la superieure partie de nostre esprit, pour suivre la vertu de laquelle nous faisons profession, et se tenir en une continuelle egalité, és choses adverses comme és prosperes, en la desolation comme en la consolation, et en fin parmi les secheresses comme emmi les tendretés.

            Job, duquel nous avons desja parlé en la seconde loy, nous fournit encor d'un exemple en ce sujet, car il ne chanta tous-jours que sur un mesme air tous les cantiques qu'il a composés, qui ne sont autres que l'histoire de sa vie. Qu'est-ce qu'il disoit lors que Dieu faisoit multiplier ses biens, luy donnoit des enfans, et en fin luy envoyoit à souhait selon qu'il l'eust peu desirer en ceste vie ? que disoit-il, sinon : Le nom de Dieu soit beni ? C'estoit son cantique d'amour qu'il chantoit en toute occasion ; car voyez-le reduit à l'extremité de l'affliction : qu'est-ce qu'il fait ? il chante son cantique [117] de lamentation sur le mesme air que celuy qu'il chantoit par resjouïssance : Nous avons receu, dit-il, les biens de la main du Seigneur, pourquoy n'en recevrons-nous les maux ? Le Seigneur m'avoit donné des enfans et des biens, le Seigneur me les a ostés, son saint nom soit beni. Tousjours : Le nom de Dieu soit beni. O que ceste ame sainte estoit bien une chaste et amoureuse colombelle, grandement cherie de son cher Colombeau ! Ainsi puissions-nous faire, mes cheres filles, qu'en toutes occasions nous prenions les biens, les maux, les consolations et afflictions de la main du Seigneur, ne chantant tousjours que le mesme cantique tres-aymable : Le nom de Dieu soit beni, tousjours sur l'air d'une continuelle egalité ; car si ce bonheur nous arrive, nous vivrons avec une grande paix en toutes occurrences. Mais ne faisons point comme ceux qui pleurent quand la consolation leur manque, et ne font que chanter quand elle est revenue, en quoy ils ressemblent aux singes et magots, qui sont, tousjours mornes et furieux quand il fait un temps pluvieux et sombre, et ne cessent de gambader et sauter quand le temps est beau.

            Voila donc les trois loix que je vous donne, lesquelles neantmoins estant loix toutes d'amour n'obligent que par amour. L'amour donc que nous portons à Nostre Seigneur nous sollicitera de les observer et garder, à fin que nous puissions dire, à l'imitation de la belle colombe du souverain Colombeau, qui est l'Espouse sacrée : Mon Bien-Aymé est tout mien, et moy je suis toute pour luy, ne faisant rien que pour luy plaire ; il a tousjours son cœur tourné de mon costé par prevoyance, comme j'ay le mien tourné de son costé par confiance. Ayant fait tout pour nostre Bien-Aymé dés ceste vie, il aura soin de nous pourvoir de son eternelle gloire [118] pour recompense de nostre confiance ; et là nous verrons le bon-heur de ceux qui, quittans tout le soin superflu et inquiet que nous avons ordinairement sur nous-mesmes et sur nostre perfection, se seront adonnés tout simplement à leur besogne, s'abandonnans sans reserve entre les mains de la divine Bonté pour laquelle seule ils auront travaillé : leurs travaux seront en fin suivis d'une paix et d'un repos qui ne se peut expliquer, car ils reposeront pour jamais dans le sein de leur Bien-Aymé. Le bon-heur aussi de ceux qui auront observé la seconde loy sera grand ; car s'estans laissé despouiller par le Maistre, qui est Nostre Seigneur, de tous leurs petits colombeaux, et ne s'estans nullement faschés ni despités, ains ayant eu le courage de dire : Plus l'on m'en oste et plus j'en fais, demeurans sousmis au bon plaisir de Celuy qui les aura despouillés, ils chanteront d'autant plus courageusement là haut au Ciel le cantique tres-aymable : Dieu soit beni, emmi les consolations eternelles, qu'ils l'auront chanté de meilleur cœur parmi les desolations, langueurs et desgousts de ceste vie mortelle et passagere, durant laquelle il nous faut tascher de conserver soigneusement la continuelle et tres-aymable egalité d'esprit. Amen. [119]

Huitiesme entretien. De la Desappropriation et despouillement de toutes choses

 

 

            Les petites affections du tien et du mien sont des restes du monde, où il n'y a rien de si pretieux que cela ; car c'est la souveraine felicité du monde d'avoir beaucoup de choses propres et de quoy on puisse dire : cecy est mien. Or, ce qui nous rend affectionnés à ce qui est nostre, c'est la grande estime que nous faisons de nous-mesmes ; car nous nous tenons pour si excellens que, dés qu'une chose nous appartient nous l'en estimons davantage, et le peu d'estime que nous faisons des autres fait que nous avons à contre-cœur ce qui leur a servi ; mais si nous estions bien humbles et despouillés de nous-mesmes, que nous nous tinssions pour un neant devant Dieu, nous ne ferions aucun estat de ce qui nous seroit propre, et nous estimerions extremement honorés d'estre servis de ce qui auroit esté à l'usage d'autruy. Mais il faut bien en cecy, comme en toute autre chose, faire difference entre les inclinations et affections ; car quand ces choses ne sont que des inclinations et non pas des affections, il ne s'en faut point mettre en peine, parce qu'il ne depend pas de nous de n'avoir point de mauvaises inclinations, ouy bien des affections. Si donques il arrive qu'en changeant la robbe d'une Sœur pour [120] luy en donner une autre moindre, la partie inferieure s'esmeuve un petit, cela n'est pas peché, pourveu qu'avec la raison elle l'accepte de bon cœur pour l'amour de Dieu ; et ainsi de tous les autres sentimens qui nous arrivent. Or ces mouvemens arrivent parce que l'on n'a pas mis toutes ses volontés en commun, qui est pourtant une chose qui se doit faire entrant en Religion ; car chaque Sœur devroit laisser sa volonté propre hors la porte pour n'avoir que celle de Dieu.

            Bien-heureux celuy qui n'auroit autre volonté que celle de la Communauté, et qui en prendroit chaque jour dans la bourse commune pour ce qui luy feroit besoin. C'est ainsi que se doit entendre ceste parole sacrée de Nostre Seigneur : N'ayez point souci du lendemain. Elle ne regarde pas tant ce qui est du vivre ou du vestir comme des exercices spirituels ; car qui vous viendroit demander : Que voulez-vous faire demain ? vous respondriez : Je ne sçay ; aujourd'huy je feray une telle chose qui m'est commandée, demain je ne sçay pas ce que je feray parce que je ne sçay pas ce que l'on me commandera. Qui feroit ainsi, il n'auroit jamais de chagrin ni d'inquietude ; car là où est l'indifference vraye, il n'y peut avoir du desplaisir ni de la tristesse.

            Si quelqu'une vouloit avoir du mien et du tien, il le luy faudroit aller donner hors de la maison, car dedans [121] il ne s'en parle point. Or, il ne faut pas seulement vouloir en general la desappropriation, mais en particulier ; car il n'y a rien de si aisé que de dire de gros en gros : Il faut renoncer à nous-mesmes et quitter nostre propre volonté ; mais quand il faut venir à la pratique, c'est là où gist la difficulté. C'est pourquoy il faut faire des considerations et sur sa condition et sur toutes les choses qui en dependent en detail ; puis en particulier, renoncer tantost à une de nos volontés propres, tantost à une autre, jusques à tant que nous en soyons entierement despouillés. Et ce vray despouillement se fait par trois degrés : le premier est l'affection du despouillement, qui s'engendre en nous par la consideration de la beauté de ce despouillement ; le second degré est la resolution qui suit l'affection, car nous nous resolvons aisément à un bien que nous affectionnons ; le troisiesme est la pratique, qui est le plus difficile.

            Les biens desquels il se faut despouiller sont de trois sortes : les biens exterieurs, les biens du corps, les biens de l'ame. Les biens exterieurs sont toutes les choses que nous avons laissées hors de la Religion : les maisons, les possessions, les parens, amis et choses semblables. Pour en faire le despouillement, il les faut renoncer entre les mains de Nostre Seigneur, et puis demander les affections qu'il veut que nous ayons pour eux ; car il ne faut pas demeurer sans affections, ni les avoir esgales et indifferentes, il faut aymer chacun en son degré ; la charité donne le rang aux affections. [122]

            Les seconds biens sont ceux du corps : la beauté, la santé et semblables choses qu'il faut renoncer ; et puis, il ne faut plus aller au miroir regarder si on est belle, ni se soucier non plus de la santé que de la maladie, au moins quant à la partie superieure ; car la nature se ressent tousjours, et crie quelquefois, specialement quand l'on n'est pas bien parfait. L'on doit donc demeurer esgalement content en la maladie et en la santé, et prendre les remedes et les viandes comme elles se rencontrent ; j'entens tousjours avec la raison, car quant aux inclinations je ne m'y amuse point. Les biens du cœur sont les consolations et les douceurs qui se trouvent en la vie spirituelle ; ces biens là sont fort bons. Et pourquoy, me direz-vous, s'en faut-il despouiller ? Il le faut faire pourtant, et les remettre entre les mains de Nostre Seigneur pour en disposer comme il luy plaira, et le servir sans elles comme avec elles.

            Il y a une autre sorte de biens, qui ne sont ni interieurs ni exterieurs, qui ne sont ni biens du corps ni biens du cœur ; ce sont des biens imaginaires qui dépendent de l'opinion d'autruy : ils s'appellent l'honneur, l'estime, la reputation. Or, il s'en faut despouiller tout à fait, et ne vouloir autre honneur que l'honneur de la Congregation, qui est de chercher en tout la gloire de Dieu, ni autre estime ou reputation que celle de la Communauté, qui est de donner bonne edification en toutes choses. Tous ces despouillemens et renoncemens des choses susdites se doivent faire non par mespris, mais par abnegation, pour le seul et pur amour de Dieu.

            Il faut icy remarquer que le contentement que nous ressentons à la rencontre des personnes que nous aymons, et les tesmoignages d'affection que nous leur rendons en les voyant ne sont point contraires à ceste vertu de despouillement, pourveu qu'ils ne soyent point desreglés, et qu'estans absens, nostre cœur ne coure point apres [123] eux ; car, comment se pourroit-il faire que les objets estans presens les puissances ne soyent point esmeuës ? C'est comme qui diroit à une personne à la rencontre d'un lion ou d'un ours : n'ayez point peur. Cela n'est point en nostre pouvoir. De mesme, à la rencontre de ceux que nous aymons, il ne se peut pas faire que nous ne soyons esmeus de joye et de contentement ; c'est pourquoy cela n'est point contraire à la vertu. Je dis bien plus, que si j'ay envie de voir quelqu'un pour quelque chose utile et qui doit reussir à la gloire de Dieu, si son dessein de venir est traversé et que j'en ressente un peu de peine, voire mesme que je m'empresse un peu pour divertir les 'occasions qui le retiennent, je ne fais rien de contraire à la vertu du despouillement, pourveu que je ne passe point jusques à l'inquietude.

            Ainsi vous voyez que la vertu n'est pas une chose si terrible qu'on s'imagine. C'est une faute que plusieurs font : ils se forment des chimeres en l'esprit, et pensent que le chemin du Ciel est estrangement difficile ; en quoy ils se trompent et ont bien tort, car David disoit à Nostre Seigneur que sa loy estoit trop douce ; et à mesure que les meschans la publioyent dure et difficile, ce bon Roy disoit qu'elle estoit plus douce que le miel. Nous devons dire de mesme de nostre vocation, l'estimant non seulement bonne et belle, mais aussi douce, suave et aymable ; si nous faisons ainsi, nous aurons un grand amour à observer tout ce qui en depend.

            Il est vray, mes cheres Sœurs, que l'on ne sçauroit jamais parvenir à la perfection tandis que l'on a de l'affection à quelque imperfection, pour petite qu'elle soit, voire mesme quand ce ne seroit qu'avoir une pensée inutile ; et vous ne sçauriez croire combien cela porte de mal à une ame, car dés que vous aurez donné à vostre [124] esprit la liberté de s'arrester à penser à une chose inutile, il pensera par apres à des choses pernicieuses : il faut donc couper court au mal dés que nous le voyons, pour petit qu'il soit. Il faut aussi examiner à bon escient s'il est vray, comme il nous semble quelquefois, que nous n'ayons point nos affections engagées : par exemple, si quand l'on vous loue vous venez à dire quelque parole qui agrandisse la louange que l'on vous donne, ou bien quand vous la recherchez par paroles artificieuses, disant que vous n'avez plus la memoire ou l'esprit si bon que vous souliez avoir pour bien parler, hé ! qui ne void que vous pretendez que l'on vous die que vous parlez tousjours extremement bien ? Cherchez donc au fond de vostre conscience si vous y pouvez trouver de l'affection à la vanité. Vous pourrez aussi facilement cognoistre si vous estes attachée à quelque chose lors que vous n'aurez pas la commodité de faire ce que vous avez proposé ; car si vous n'y avez point d'affection, vous demeurerez autant en repos de ne la pas faire comme si vous l'eussiez faite, et au contraire, si vous vous en troublez, c'est la marque que vous y avez mis vostre affection. Or, nos affections sont si pretieuses, puisqu'elles doivent estre toutes employées à aymer Dieu, qu'il faut bien prendre garde de ne les pas loger en des choses inutiles ; et une faute, pour petite qu'elle puisse estre, faite avec affection, est plus contraire à la perfection que cent autres faites par surprinse et sans affection,

            Vous demandez comment il faut aymer les creatures. Je vous dis briefvement qu'il y a certains amours qui [125] semblent extremement grands et parfaits aux yeux des creatures, qui devant Dieu se trouveront petits et de nulle valeur, parce que ces amitiés ne sont point fondées en la vraye charité, qui est Dieu, ains seulement en certaines alliances et inclinations naturelles, et sur quelques considerations humainement louables et agreables. Au contraire, il y en a d'autres qui semblent extremement minces et vuides aux yeux du monde, qui devant Dieu se trouveront pleines et fort excellentes, parce qu'elles se font seulement en Dieu et pour Dieu, sans meslange de nostre propre interest. Or, les actes de charité qui se font autour de ceux que nous aymons de ceste sorte sont mille fois plus parfaits, d'autant que tout tend purement à Dieu ; mais les services et autres assistances que nous faisons à ceux que nous aymons par inclination sont beaucoup moindres en merite, à cause de la grande complaisance et satisfaction que nous avons à les faire, et que, pour l'ordinaire, nous les faisons plus par ce mouvement que par l'amour de Dieu. Il y a encor une autre raison qui rend ces premieres amitiés dont nous avons parlé moindres que les secondes : c'est qu'elles ne sont pas de durée, parce que la cause en estant fresle, dés qu'il arrive quelque traverse, elles se refroidissent et alterent ; ce qui n'arrive pas à celles qui sont fondées en Dieu, parce que la cause en est solide et permanente.

            A ce propos, sainte Catherine de Sienne fait une belle comparaison. Si vous prenez, dit-elle, un verre, et que vous l'emplissiez dans une fontaine, et que vous beuviez dans ce verre sans le sortir de la fontaine, encor que vous beuviez tant que vous voudrez, le verre ne se vuidera point ; mais si vous le tirez hors de la fontaine, quand vous aurez beu, le verre sera vuide. Ainsi en est-il des amitiés ; quand l'on ne les tire point de leur source elles ne tarissent jamais. Les caresses mesmes et signes d'amitié que nous faisons contre nostre propre [126] inclination aux personnes auxquelles nous avons de l'aversion, sont meilleures et plus agreables à Dieu que celles que nous faisons attirés de l'affection sensitive. Et cela ne se doit point appeller duplicité ou simulation, car si bien j'ay un sentiment contraire, il n'est qu'en la partie inferieure, et les actes que je fais, c'est avec la force de la raison, qui est la partie principale de mon ame. De maniere que quand ceux auxquels je fais ces caresses sçauroyent que je les leur fais parce que je leur ay de l'aversion, ils ne s'en devroyent point offencer, ains les estimer et cherir davantage que si elles partoyent d'une affection sensible ; car les aversions sont naturelles, et d'elles-mesmes ne sont pas mauvaises quand nous ne les suivons pas ; au contraire, c'est un moyen de pratiquer mille sortes de bonnes vertus, et Nostre Seigneur mesme nous a plus à gré quand avec une extreme repugnance nous luy allons baiser les pieds, que si nous y allions avec beaucoup de suavité. Ainsi ceux qui n'ont rien d'aymable sont bien-heureux, car ils sont asseurés que l'amour que l'on leur porte est excellent, puisqu'il est tout en Dieu.

            Souvent nous pensons aymer une personne pour Dieu, et nous l'aymons pour nous-mesmes ; nous nous servons de ce pretexte, et disons que c'est pour cela que nous l'aymons, mais en verité nous l'aymons pour la consolation que nous en avons : car n'y a-t'il pas plus de suavité de voir venir à vous une ame pleine de bonne affection, qui suit extremement bien vos conseils et qui va fidelement et tranquillement dans le chemin que vous luy avez marqué, que d'en voir une autre toute inquietée, embarrassée et foible à suivre le bien, et à qui il faut dire mille fois une mesme chose ? sans doute vous aurez plus de suavité. Ce n'est donc pas pour Dieu [127] que vous l'aymez, car ceste derniere personne est aussi bien à Dieu que la premiere, et vous la devriez davantage aymer, car il y a davantage à faire pour Dieu. Il est vray que là où il y a davantage de Dieu, c'est à dire plus de vertu, qui est une participation des qualités divines, nous y devons plus d'affection : comme par exemple, s'il se trouve des ames plus parfaites que celle de vostre Superieure, vous les devez aymer davantage pour ceste raison là ; neantmoins nous devons aymer beaucoup plus nos Superieurs parce qu'ils sont nos peres et nos directeurs.

            Quant à ce que vous me demandez, s'il faut estre bien aise qu'une Sœur pratique la vertu aux despens d'une autre, je dis que nous devons aymer le bien en nostre prochain comme en nous-mesmes, et principalement en Religion où tout doit estre parfaitement en commun, et ne devons point estre marris qu'une Sœur pratique quelque vertu à nos despens. Comme par exemple, je me trouve à une porte avec une plus jeune que moy, et je me retire pour luy donner le devant ; à mesure que je pratique ceste humilité, elle doit avec douceur pratiquer la simplicité, et essayer à une autre rencontre de me prevenir. De mesme, si je luy donne un siege ou me retire de ma place, elle doit estre contente que je fasse ce petit gain, et par ce moyen elle en sera participante ; comme si elle disoit : Puisque je n'ay peu faire cest acte de vertu, je suis bien aise que ceste Sœur l'ayt fait. Et non seulement il n'en faut pas estre marrie, mais il faut estre disposée à contribuer tout ce que nous pouvons pour cela, jusques à nostre peau, s'il en estoit besoin ; car, pourveu que Dieu soit glorifié, nous ne nous devons pas soucier par qui ; de telle sorte que [128] s'il se presentoit une occasion de faire quelque œuvre de vertu et que Nostre Seigneur nous demandast qui nous aymerions mieux qui la fist, il faudroit respondre : Seigneur, celle qui la pourra faire plus à vostre gloire. Or, n'ayant point ce choix, nous devons desirer de la faire, car la premiere charité commence à soy-mesme ; mais ne le pouvant, il faut se resjouir, se complaire, et estre extremement ayse de ce qu'une autre la fait, et ainsi nous aurons mis parfaitement toutes choses en commun. Autant en faut-il dire pour ce qui regarde le temporel ; car pourveu que la maison soit accommodée, nous ne devons pas nous soucier si c'est par nostre moyen ou par un autre. S'il se trouve des petites affections contraires, c'est signe qu'il y a encor du tien et du mien.

            Vous demandez en fin si on peut cognoistre si on avance à la perfection ou non. Je responds que nous ne cognoistrons jamais nostre propre perfection, car il nous arrive comme à ceux qui navigent sur mer ; ils ne sçavent pas s'ils avancent, mais le maistre pilote, qui sçait l'air où ils navigent, le cognoist. Ainsi nous ne pouvons pas juger de nostre avancement, mais ouy bien de celuy d'autruy ; car nous n'osons pas nous asseurer, quand nous faisons une bonne action, que nous l'ayons faite avec perfection, d'autant que l'humilité le nous defend. Or, encor que nous puissions juger de la vertu d'autruy, si ne faut-il pourtant jamais determiner qu'une [129] personne soit meilleure qu'une autre, parce que les apparences sont trompeuses ; et tel qui paroist fort vertueux à l'exterieur et aux yeux des creatures, devant Dieu le sera moins qu'un autre qui paroist beaucoup plus imparfait. Je vous souhaitte sur toute perfection celle de l'humilité, qui est non seulement charitable, mais douce et maniable ; car la charité est une humilité montante, et l'humilité est une charité descendante. Je vous ayme mieux avec plus d'humilité et moins d'autres perfections, qu'avec plus d'autres perfections et moins d'humilité. [130]

 

Neufviesme entretien. Auquel est traitté de la Modestie de la façon de recevoir les corrections et du moyen d'affermir tellement son esprit en Dieu que rien ne l'en puisse destourner

 

 

            Vous demandez que c'est que la vraye modestie. Je vous diray qu'il y a quatre vertus qui portent toutes le nom de modestie. La premiere, et celle qui le porte par eminence au dessus des autres, c'est la bien-seance de nostre maintien exterieur : et à cette vertu sont opposés deux vices, à sçavoir, la dissolution en nos gestes et contenances, c'est à dire la legereté ; l'autre vice qui ne luy est pas moins contraire, est une contenance affectée. La seconde qui porte le nom de modestie, est l'interieure bien-seance de nostre entendement et de nostre volonté : celle-cy a de mesme deux vices opposés, qui sont la curiosité en l'entendement, la multitude des desirs de sçavoir et d'entendre toutes choses et l'instabilité en nos entreprises, passant d'un exercice à un autre sans nous arrester à rien ; l'autre vice, c'est une certaine stupidité et nonchalance d'esprit, qui ne veut pas mesme sçavoir ni apprendre les choses necessaires pour nostre [131] perfection, imperfection qui n'est pas moins dangereuse que l'autre. La troisiesme sorte de modestie consiste en nostre conversation et en nos paroles, c'est à dire en nostre façon de parler et de converser avec le prochain, evitant les deux imperfections qui luy sont opposées, à sçavoir, la rusticité et la babillerie : la rusticité qui nous empesche de contribuer quelque chose pour l'entretien de l'honneste conversation ; la babillerie qui nous fait tellement parler que nous ostons le temps aux autres de parler à leur tour. La quatriesme est l'honnesteté et bien-seance és habits, et les deux vices contraires sont la saleté et la superfluité.

            Voila les quatre sortes de modestie. La premiere est extremement recommandable pour plusieurs raisons, et premierement, parce qu'elle nous assujettit fort ; il n'y a point de vertu en laquelle il faille une si particuliere attention ; et en ce qu'elle nous assujettit, consiste son grand prix, car tout ce qui nous assujettit pour Dieu est d'un grand merite et merveilleusement agreable à Dieu. La seconde raison est qu'elle ne nous assujettit pas seulement pour un temps, mais tousjours et en tout lieu, aussi bien estans seuls qu'en compagnie, et en tout temps, ouy mesme en dormant. Un grand Saint l'escrivit à un sien disciple, disant qu'il se couchast modestement en la presence de Dieu, ainsi comme feroit celuy à qui Nostre Seigneur, estant encor en vie, commanderoit de dormir et se coucher en sa presence ; et bien, dit-il, que tu ne le voyes pas et n'entendes pas le commandement qu'il t'en fait, ne laisse pas de le faire tout de mesme que si tu le voyois, parce qu'en effet il t'est present et te garde pendant que tu dors. [132] O mon Dieu, combien nous coucherions-nous modestement et devotement si nous vous voyions ! Sans doute nous croiserions les bras sur nos poitrines avec une grande devotion. La modestie donques nous assujettit tousjours et tout le temps de nostre vie, à cause que les Anges nous sont tousjours presens, et Dieu mesme, pour les yeux duquel nous nous tenons en modestie.

            Ceste vertu est aussi fort recommandée à cause de l'edification du prochain, et vous asseure que la simple modestie exterieure en a converti plusieurs, ainsi qu'il arriva à saint François, lequel passa une fois par une ville avec une si grande modestie en son maintien que, sans qu'il dist une seule parole, il y eut grand nombre de jeunes gens qui le suivirent, attirés de ce seul exemple, pour estre instruits de luy. La modestie est une predication muette ; c'est une vertu que saint Paul recommande fort particulierement aux Philippiens, chapitre quatriesme, leur disant : Faites que vostre modestie paroisse devant tous les hommes. Et ce qu'il dit à son disciple saint Timothée, qu'il faut que l'Evesque soit orné, s'entend qu'il soit orné de modestie et non pas de riches vestemens, à fin que par son maintien modeste, il baille confiance à chacun de l'aborder, évitant également la rusticité comme la legereté, à fin que donnant la liberté aux mondains de l'approcher, ils ne croyent pas qu'il soit mondain comme eux.

            Or, la vertu de modestie observe trois choses, à sçavoir, le temps, le lieu et la personne. Car dites-moy, celuy qui ne voudroit point rire à la recreation sinon comme l'on rit hors ce temps-là, ne seroit-il pas importun ? Il y a des gestes et des contenances qui seroyent immodestie hors de ce temps-là, qui là ne le sont [133] nullement ; de mesme, celuy qui voudroit rire lors que l'on est parmi les occupations serieuses, et relascher son esprit comme l'on fait tres-raisonnablement en la recreation, ne seroit-il pas estimé leger et immodeste ? L'on doit aussi observer le lieu, les personnes, les conversations esquelles on est, mais tout particulierement la qualité de la personne. La modestie d'une femme du monde est autre que celle d'une Religieuse : une fille qui estant dans le monde voudroit tenir la veuë aussi basse comme nos Sœurs, ne seroit pas estimée, non plus que nos Sœurs si elles ne la tenoyent plus basse que les filles du monde. Ce qui est modestie à un homme sera immodestie à un autre homme, à cause de sa qualité ; la gravité est extremement bien-seante à une personne âgée, qui seroit affectée à une plus jeune, à laquelle convient une modestie plus rabaissée et plus humiliée.

            Il faut que je vous die une chose que je lisois ces jours passés, parce qu'elle regarde le discours que nous faisons de la modestie. Le grand saint Arsenius, lequel fust esleu par le Pape saint Damase pour instruire et eslever le fils de l'Empereur Theodose, Arcadius, qui luy devoit succeder au gouvernement de l'Empire, apres avoir esté honnoré plusieurs années en la cour, et autant favorisé de l'Empereur qu'homme du monde, il s'ennuya en fin de toutes ces vanités, bien qu'il ne vescust pas moins chrestiennement qu'honnorablement en la cour, et se resolut de se retirer au desert avec les saints Peres hermites qui y vivoyent : il executa fort courageusement [134] son dessein. Les Peres, qui avoyent ouy le renom de la vertu de ce grand Saint, furent bien aises et bien consolés de l'avoir en leur compagnie. Il s'accosta particulierement de deux Religieux, dont l'un avoit nom Pastor, et fit grande amitié avec eux. Or, un jour que tous les Peres estoyent assemblés pour faire une conference spirituelle (car ç'a esté de tout temps qu'il s'en est fait entre les personnes pieuses), il y eut quelqu'un des Peres qui advertit le Superieur qu'Arsenius commettoit ordinairement une immodestie, en ce qu'il croisoit une jambe dessus l'autre. Il est vray, dit le Pere, je l'ay bien remarqué ; mais c'est un bon homme qui a vescu long temps au monde, il a apporté ceste contenance de la cour : que feroit-on là ? Il l'excusoit, car il luy faschoit de le fascher en le reprenant d'une chose si legere, où il n'y avoit point de peché ; mais d'ailleurs, il avoit envie de l'en faire corriger, car il n'avoit que cela où l'on peust trouver à redire. Le Religieux Pastor dit lors : O mon Pere, ne vous mettez point en peine, il n'y aura pas grande façon à le luy dire, il en sera bien aise ; et pour cela, demain, s'il vous plaist, à l'heure de l'assemblée je me mettray de la mesme façon que luy, et vous m'en ferez la correction devant tous, et ainsi il entendra qu'il ne le faut pas faire. Le Pere donc faisant la correction à Pastor, le bon Arsenius se jetta en terre aux pieds du Pere, demandant humblement pardon, disant que si bien on ne l'avoit pas remarqué, qu'il avoit neantmoins [135] tousjours fait ceste faute là, que c'estoit sa contenance ordinaire de la cour, qu'il en demandoit penitence. Il ne luy en fut point donné, mais jamais depuis on ne le vid en ceste posture.

            En ceste histoire je trouve plusieurs choses bien dignes de consideration. Premierement, la prudence du Superieur à craindre de fascher le bon Arsenius par une correction de si peu d'importance, cherchant neantmoins le moyen de l'en faire corriger, où il monstre bien qu'ils estoyent tous tres-exacts à la moindre chose qui regarde la modestie. De plus, je remarque la bonté d'Arsenius à se rendre coulpable et sa fidélité à s'en corriger, bien que ce fust une chose si legere qu'elle n'estoit pas mesme une immodestie estant en la cour, quoy qu'elle le fust estant parmi ces Peres. Je regarde aussi que nous ne nous devons point estonner si nous avons encor quelque vieille habitude du monde, puisqu'Arsenius avoit celle-là apres avoir demeuré long temps au desert en la compagnie de ces Peres. L'on ne peut pas estre si tost défait de toutes ses imperfections ; il ne faut jamais s'estonner d'en voir beaucoup en soy, pourveu que l'on ayt la volonté de les combattre. En apres, remarquez que ce n'est pas un mauvais jugement de penser que le Superieur fait la correction à un autre de quelque faute que vous faites comme luy, à fin que sans vous reprendre, vous-mesme vous en amendiez ; mais il faut s'humilier profondement, voyant qu'il vous recognoist foible, et sçait bien que vous ressentiriez la correction s'il la vous faisoit. Il faut aussi aymer cherement ceste abjection, et s'humilier comme fit Arsenius, confessant que l'on est coulpable de la mesme faute, pourveu que l'on s'humilie tousjours en esprit de douceur et tranquillité.

            Je voy bien que vous desirez que je parle encor des autres vertus de modestie. Je vous dis donc que la seconde, qui est l'interieure, fait les mesmes effets en l'ame que celle que nous avons dit fait au corps. Celle-cy compose les mouvemens, les gestes et contenances du corps, evitant les deux extremités, qui sont ces deux [136] vices contraires, la legereté ou dissolution, et la contenance trop affectée. De mesme, la modestie interieure maintient les puissances de nostre ame en tranquillité et modestie, evitant, comme j'ay dit, la curiosité de l'entendement, sur lequel elle exerce principalement son soin, retranchant aussi à nostre volonté la multitude des desirs, la faisant appliquer saintement à ce seul un que Marie a choisi et qui ne luy sera point osté, qui est la volonté de plaire à Dieu. Marthe represente fort bien l'immodestie de la volonté, car elle s'empresse, elle met tous les serviteurs de la maison en besogne, elle va deçà et delà sans s'arrester, tant elle a d'envie de bien traitter Nostre Seigneur, et luy semble qu'il n'y aura jamais assez de mets apprestés pour luy faire bonne chere. De mesme, la volonté qui n'est pas retenue par la modestie passe d'un sujet à un autre pour s'esmouvoir à aymer Dieu et à desirer plusieurs moyens de le servir, et cependant il ne faut point tant de choses. Mieux vaut s'attacher à Dieu comme Magdelaine, se tenant à ses pieds, luy demandant qu'il nous donne son amour, que de penser comment et par quel moyen nous le pourrons acquerir. Ceste modestie retient la volonté resserrée en l'exercice des moyens de son avancement en l'amour de Dieu, selon la vocation en laquelle nous sommes.

            J'ay dit que ceste vertu s'occupe principalement à assujettir l'entendement ; et cela parce que la curiosité que nous avons naturellement est tres dangereuse, et fait que nous ne sçavons jamais parfaitement une chose, d'autant que nous ne mettons pas assez de temps pour la bien apprendre. Elle fuit aussi l'autre extremité du vice qui luy est opposé, qui est la stupidité et nonchalance d'esprit qui ne veut pas sçavoir ce qui est necessaire. Or, ceste subjection de l'entendement est de tres-grande [137] importance pour nostre perfection, car à mesure que la volonté s'affectionne à une chose, si l'entendement luy vient monstrer la beauté d'une autre, il la divertit de la premiere.

            Les abeilles n'ont aucun arrest tandis qu'elles n'ont point de roy, elles ne cessent de voleter par l'air, de se dissiper et esgarer, n'ayant presque nul repos en leur ruche ; mais dés aussi tost que leur roy est né, elles se tiennent ramassées toutes autour de luy, et ne sortent que pour la cueillette et par le commandement de leur roy. De mesme, nostre entendement et volonté, nos passions et les facultés de nostre ame, comme abeilles spirituelles, jusques à tant qu'elles ayent un roy, c'est à dire jusques à tant qu'elles ayent choisi Nostre Seigneur pour leur Roy, elles n'ont aucun repos ; nos sens ne cessent de s'esgarer curieusement et d'attirer nos facultés interieures apres eux, pour se dissiper tantost apres un sujet, tantost apres un autre, et ainsi ce n'est qu'un continuel travail d'esprit et inquietude, qui nous fait perdre la paix et tranquillité d'esprit qui nous est tant necessaire ; et c'est ce qui nous cause l'immodestie de l'entendement et de la volonté. Mais dés que nos ames ont choisi Nostre Seigneur pour leur Roy unique et souverain, ces puissances s'accoisent à guise de chastes avettes ou abeilles mystiques, se rangent aupres de luy, et ne sortent jamais de leur ruche sinon pour la cueillette des exercices de charité que ce saint Roy leur commande de pratiquer à l'endroit du prochain ; et soudain apres, se remettent dans la modestie et en ce saint accoisement tant aymable, pour mesnager et ramasser le miel des saintes et amoureuses conceptions et affections qu'elles tirent de sa presence sacrée. Et ainsi elles eviteront les deux extremités dites cy-dessus, retranchant d'une part la curiosité de l'entendement par la simple attention à Dieu, et de l'autre la stupidité et nonchalance d'esprit par les exercices de la charité [138] qu'elles pratiqueront envers le prochain quand il sera requis.

            Mais voicy un autre exemple sur ce sujet. Un jour un Religieux demanda au grand saint Thomas comment il pourroit faire pour estre bien sçavant : « En ne lisant qu'un livre, » dit-il. Je lisois ces jours passés la Regle que saint Augustin a faite pour les Religieuses, où il dit expressement que les Sœurs ne lisent jamais aucuns livres que ceux qui leur seront donnés par la Superieure ; et apres il fit le mesme commandement à ses Religieux, tant il avoit de cognoissance du mal qu'apporte la curiosité de vouloir sçavoir autre chose que ce qui nous est necessaire pour mieux servir Dieu, qui est certes fort peu de chose ; car si vous marchez en simplicité par l'observance de vos Regles, vous servirez parfaitement Dieu, sans vous espancher ou rechercher de sçavoir autres choses. La science n'est pas necessaire pour aymer Dieu, ainsi que dit saint Bonaventure  ; car une simple femme est autant capable d'aymer Dieu comme les plus doctes hommes du monde. Il faut peu de science et beaucoup de pratique en ce qui regarde la perfection.

            Je me souviens, sur le propos du danger qu'il y a en la curiosité de vouloir sçavoir tant de moyens de se perfectionner, d'avoir parlé à deux personnes religieuses, de deux Ordres bien reformés, l'une desquelles, à force de lire les livres de la bienheureuse Therese, apprit si bien à parler comme elle, qu'elle sembloit estre une petite Mere Therese ; et elle le croyoit, s'imaginant tellement tout ce que la Mere sainte Therese avoit fait pendant sa vie, qu'elle croyoit en faire tout de mesme [139] jusques à avoir des bandemens d'esprit et des suspensions des puissances, tout ainsi comme elle lisoit que la Sainte avoit eu, si qu'elle en parloit fort bien. Il y en a d'autres, qui à force de penser à la vie de sainte Catherine de Sienne et de Genes, pensent aussi estre par imitation des saintes Catherines. Ces ames icy, au moins, ont du contentement en elles-mesmes par l'imagination qu'elles ont d'estre saintes, bien que leur contentement soit vain. Mais l'autre Religieuse que j'ay dit avoir cognuë estoit bien de differente humeur, d'autant qu'elle n'avoit jamais de contentement, à cause de l'avidité qu'elle avoit de chercher et desirer la voye et la methode de se perfectionner ; et encore qu'elle travaillast pour cela, neantmoins il luy sembloit qu'il y avoit tousjours quelque autre façon de se perfectionner que celle que l'on luy enseignoit. L'une de ces filles vivoit contente en sa sainteté imaginaire et ne recherchoit ni desiroit autre chose, et l'autre vivoit mescontente à cause que sa. perfection luy estoit cachée, et partant desiroit tousjours autre chose. La modestie interieure tient l'ame entre ces deux estats, en mediocrité de desirs de sçavoir ce qui est necessaire, et rien plus.

            Au reste, il faut remarquer que la modestie exterieure de laquelle nous avons parlé, sert de beaucoup à l'interieure et à acquerir la paix et tranquillité de l'ame. La preuve s'en fait en tous les saints Peres qui ont fait profession tres-grande de l'oraison ; car ils ont tous jugé que la posture la plus modeste y aydoit beaucoup, comme se tenir à genoux, les mains jointes ou les bras en croix. [140]

            La troisiesme modestie regarde les paroles et la maniere de converser. Il y a des paroles qui seroyent immodestie en tout autre temps qu'en celuy de la recreation, où justement et avec bonne raison on doit relascher un peu l'esprit ; et qui ne voudroit parler ni laisser parler les autres sinon de choses hautes et relevées en ce temps-là, feroit une immodestie ; car n'avons-nous pas dit que la modestie regarde le temps, les lieux et les personnes ? A ce propos, je lisois l'autre jour que saint Pachome, d'abord qu'il fut entré au desert pour mener une vie monastique, eut de grandes tentations, et les malins esprits luy apparoissoyent souvent en diverses manieres. Celuy qui escrit sa Vie dit qu'un jour qu'il alloit par les bois pour en couper, il vint une grande troupe de ces esprits infernaux pour l'espouvanter, qui se rangerent comme des soldats qui posent la garde, tous bien armés, et se crioyent l'un à l'autre : Faites place au saint homme. Saint Pachome, qui recognut bien que c'estoyent des fanfares de l'esprit malin, [141] se print à sousrire, disant : Vous vous mocquez de moy ; mais je le seray, s'il plaist à Dieu. Or le diable, voyant qu'il ne l'avoit peu attrapper ni faire entrer en melancholie, pensa qu'il l'attrapperoit du costé de la joye, puisqu'il s'estoit ri de sa premiere embuscade ; il s'en va donc attacher grande quantité de grosses cordes à une feuille d'arbre, et se mirent plusieurs demons à ces cordes, comme pour tirer avec grande violence, crians et suans comme s'ils eussent eu grande peine. Le bon Saint levant les yeux et voyant ceste folie, se representa Nostre Seigneur crucifié en l'arbre de la croix ; eux, voyans que le Saint s'appliquoit au fruict de l'arbre et non à la feuille, s'en allerent tous confus et honteux.

            Il y a temps de rire et temps de ne pas rire ; comme aussi, temps de parler et de se taire, comme nous monstra ce glorieux Saint en ces tentations. Ceste modestie compose nostre façon de parler, à fin qu'elle soit agreable, ne parlant ni trop haut ni trop bas, ni trop lentement ni trop brusquement, se tenant dans les termes d'une sainte mediocrité, laissant parler les autres quand ils parlent, sans les interrompre, car cela tient de la babillerie ; parlant neantmoins à son tour, pour eviter la rusticité et suffisance qui nous empesche d'estre de bonne conversation. Souventefois aussi on se rencontre en des occasions où il est necessaire de beaucoup dire en se taisant, par la modestie, égalité, patience et tranquillité. [142]

            La quatriesme vertu nommée modestie regarde les habits et la façon de s'habiller. De celle-cy, il n'est pas besoin de dire autre chose, sinon qu'il faut eviter la saleté et messeance en la façon de s'habiller ; comme aussi l'autre extremité, qui est un trop grand soin de nous bien habiller, avec curiosité affectée d'estre bien accommodé, cela est vain ; mais la netteté a esté fort recommandée par saint Bernard, comme estant un grand indice de la pureté et netteté de l'ame. Il y a une chose qui semble nous contrarier en ce point, en la Vie de saint Hilarion ; car un jour parlant à quelque gentilhomme qui l'estoit allé voir, il luy dit « qu'il n'y avoit point d'apparence de rechercher la netteté en un cilice, » voulant dire qu'il ne falloit point rechercher de la netteté en nos corps, qui ne sont que charognes puantes et toutes pleines d'infection : mais cela estoit plus admirable en ce grand Saint, que non pas imitable. Il ne faut pas voirement avoir trop de delicatesse, mais aussi il ne faut point estre sale. Ce qui faisoit ainsi parler ce Saint estoit, si je ne me trompe, à cause qu'il parloit à des courtisans qu'il voyoit tellement pancher du costé de la delicatesse, qu'il estoit besoin de leur parler ainsi un peu plus asprement ; comme ceux qui veulent redresser un jeune arbrisseau ne le redressent pas seulement au pli qu'ils veulent luy donner, mais ils le font mesme courber de l'autre costé à fin qu'il ne retourne à son pli. Voila ce que j'avois à dire de la modestie.

            Vous desirez, en second lieu, de sçavoir comment il faut faire pour bien recevoir la correction sans qu'il nous en demeure du sentiment ou de la secheresse de cœur. D'empescher que le sentiment de colere ne s'esmeuve en nous et que le sang ne nous monte au visage, jamais cela ne sera ; bien-heureux serons-nous [143] si nous pouvons avoir ceste perfection un quart d'heure avant que mourir. Mais de garder la secheresse d'esprit, en sorte que nous ne parlions pas apres que le sentiment est passé, avec autant de confiance, de douceur et de tranquillité qu'auparavant, ô cela il faut avoir grand soin de ne le pas faire. Vous renvoyez bien loin le sentiment, dites-vous, mais cela ne laisse pas de demeurer. Je vous asseure, ma chere fille, que vous le renvoyez peut estre comme font les citoyens d'une ville dans laquelle se fait la nuict une sedition, quand ils chassent les seditieux et ennemis ; mais ils ne les mettent pas hors de la ville, si bien qu'ils se vont cachant de rue en rue, jusques à ce que le jour vient, qu'ils se jettent sur les habitans et demeurent en fin maistres. Vous rejettez le sentiment que vous avez de la correction qui vous est faite, mais non pas si fortement et soigneusement qu'il ne se cache en quelque petit coin de vostre cœur au moins quelque partie du sentiment. Vous ne voulez pas avoir du sentiment, mais aussi vous ne voulez pas sousmettre vostre jugement qui vous fait croire que la correction a esté faite mal à propos, ou bien qu'elle a esté faite par passion ou chose semblable : qui ne void que ce seditieux se jettera sur vous et vous accablera de mille sortes de confusions, si promptement vous ne le chassez bien loin ?

            Mais que faut-il faire en ce temps-là ? Il faut se resserrer aupres de Nostre Seigneur et luy parler de quelque autre chose. Mais vostre sentiment ne s'accoise pas, ains il vous suggere de regarder le tort que l'on vous fait. O Dieu ! ce n'est pas le temps de sousmettre son jugement, pour luy faire croire et confesser que la correction est bonne et qu'elle a esté faite bien à propos ; ô non ! c'est apres que vostre ame sera raccoisée et tranquillisée ; car pendant le trouble il ne faut dire ni faire aucune chose, sinon demeurer fermes et resolus de ne consentir point à nostre passion, pour raison que [144] nous eussions de le faire ; car jamais nous ne manquerions de raisons en ce temps-là, il nous en viendroit à la foule : mais il n'en faut pas escouter une seule, pour bonne qu'elle puisse sembler, ains se tenir proche de Dieu, comme j'ay dit, nous divertissant, apres nous estre humiliés et sousmis devant sa Majesté, luy parlant d'autre chose.

            Mais remarquez ce mot que je me plais grandement à dire à cause de son utilité : humiliez-vous d'une humilité douce et paisible, et non pas d'une humilité chagrine et troublée ; car c'est nostre malheur, nous portons devant Dieu des actes d'humilité despiteux et ennuyeux, et par ce moyen nous ne raccoisons pas nos esprits, et ces actes sont infructueux. Mais si au contraire, nous faisions ces actes devant la divine Bonté avec une douce confiance, nous sortirions de là tous rasserenés et tranquilles, et desavouerions bien facilement apres toutes les raisons, bien souvent et pour l'ordinaire irraisonnables, que nostre jugement et nostre amour propre nous suggere, et nous irions avec autant de facilité parler à ceux qui nous ont fait la correction ou contradiction comme auparavant. Vous vous surmontez bien, dites-vous, à leur parler ; mais s'ils ne vous parlent pas ainsi que vous desirez, cela redouble la tentation. Tout cela provient du mesme mal que nous avons dit ; que vous doit-il importer que l'on vous parle d'une façon ou d'une autre, pourveu que vous fassiez vostre devoir ?

            Tout bien conté et rabattu, il n'y a personne qui n'ayt de l'aversion à la correction. Saint Pachome, apres avoir vescu quatorze ou quinze ans és deserts en grande perfection, eut une revelation de Dieu qu'il gaigneroit une grande quantité d'ames, et que plusieurs viendroyent dans les deserts se ranger sous sa conduite. Il avoit desja quelques Religieux avec luy, et le premier qu'il avoit receu estoit son frere, nommé Jean, qui estoit son aisné. Saint Pachome donc, [145] commença de faire agrandir son monastere et faire une grande quantité de cellules ; son frere Jean, ou pour ne sçavoir pas son dessein, ou bien pour le zele qu'il avoit à la pauvreté, luy fit un jour une grande correction, luy disant si c'estoit ainsi qu'il falloit et vouloit imiter Nostre Seigneur, lequel n'avoit pas où reposer son chef tandis qu'il estoit en ceste vie, faisant faire un si grand couvent ? et plusieurs semblables choses. Saint Pachome, tout saint qu'il estoit, eut tellement du sentiment de ceste correction qu'il se tourna de l'autre costé, à fin, si je ne me trompe, que sa contenance ne fist paroistre son ressentiment. Or, il s'en alla de ce pas jetter à genoux devant Dieu, demandant pardon de sa faute et se plaignant dequoy, apres avoir tant demeuré dans le desert, il n'estoit point encore mortifié, ce disoit-il. Il fit une priere si fervente et si humble, qu'il obtint la grace de n'estre jamais plus sujet à l'impatience. Saint François mesme, sur le dernier temps de sa vie, apres tant de ravissemens et d'unions amoureuses avec Dieu, apres avoir tant fait pour sa gloire et s'estre surmonté en tant de sortes, un jour qu'il plantoit des choux dans le jardin, il arriva qu'un Frere, voyant qu'il ne les plantoit pas bien, l'en reprit ; et le Saint fut esmeu d'un si puissant mouvement de colere de se voir repris, qu'il prononça à moitié une injure contre ce Frere qui l'avoit repris. Il ouvrit la bouche pour la prononcer, mais il se retint, et prenant [146] du fumier qu'il enterroit avec les choux : Ah ! meschante langue, dit-il, je t'apprendray bien s'il faut ainsi injurier ton frere ; et soudain se prosterna à deux genoux, suppliant le Frere de luy pardonner. Or, quelle apparrence y a-t'il, je vous prie, que nous autres nous estonnions de nous voir prompts à la colere, et si nous ressentons quand on nous reprend ou que l'on nous fait quelque contradiction ? Il faut donc tirer exemple de ces Saints, lesquels se surmonterent incontinent, l'un recourant à la priere, et l'autre demandant humblement pardon à son frere, et ne firent rien ni l'un ni l'autre, en faveur de leur ressentiment, mais s'amenderent et en firent profit.

            Vous me dites que vous acceptez de bon cœur la correction, que vous l'approuvez et trouvez juste et raisonnable ; mais que cela vous donne une certaine confusion à l'endroit de la Superieure, parce que vous l'avez faschée ou luy avez donné occasion de se fascher ; que cela vous oste la confiance de vous approcher d'elle, nonobstant que vous aymiez l'abjection qui vous revient de la faute. Cela se fait, ma fille, par le commandement de l'amour propre. Vous ne sçavez peut estre pas qu'il y a en nous-mesmes un certain monastere dont l'amour propre est superieur, et partant il impose des penitences ; et ceste peine est la penitence qu'il vous impose pour la faute que vous avez faite d'avoir fasché la Superieure, parce que peut estre elle ne vous estimera pas tant comme elle eust fait si vous n'eussiez pas failli.

            C'est assez parlé pour celles qui reçoivent la correction ; il faut que je die un mot pour celles qui la font. Donc, outre qu'elles doivent avoir une grande discretion pour bien prendre le temps et la saison de la faire avec toutes les circonstances deuës, elles ne doivent jamais s'estonner ni offencer de voir que. celles à qui elles la font en ont du ressentiment ; car c'est une chose bien dure à une personne de se voir corriger. [147]

            Vous demandez en troisiesme lieu, comment vous pourriez faire pour porter vostre esprit droit en Dieu, sans regarder ni à droite ni à gauche. Ma chere fille, vostre proposition m'est fort agreable, d'autant qu'elle porte sa response avec elle : il faut faire ce que vous dites, aller à Dieu sans regarder ni à droite ni à gauche. Ce n'est pas cela que vous demandez, je le voy bien ; mais comment vous pourriez faire pour affermir tellement vostre esprit en Dieu, que rien ne l'en puisse destacher ni retirer. Deux choses sont necessaires pour cela : mourir et estre sauvé, car apres cela il n'y aura jamais de separation, et vostre esprit sera indissolublement attaché et uni à son Dieu. Vous dites que ce n'est pas encor cela que vous demandez, mais que c'est que vous pourriez faire pour empescher que la moindre mousche ne retirast vostre esprit de Dieu ainsi qu'elle fait ; vous voulez dire la moindre distraction. Pardonnez-moy, ma fille, la moindre mousche de distraction ne retire pas vostre esprit de Dieu, ainsi que vous dites, car rien ne nous retire de Dieu que le peché ; et la resolution que nous avons faite le matin de tenir nostre esprit uni à Dieu et attentif à sa presence, fait que nous y demeurons tousjours, voire mesme quand nous dormons, puisque nous le faisons au nom de Dieu et selon sa tres-sainte volonté. Il semble mesme que sa divine Bonté nous dit : Dormez et reposez, et ce pendant j'auray les yeux sur vous pour vous garder et defendre [148] du lion rugissant, qui va tousjours autour de vous pour penser vous deffaire. Voyez donc si nous n'avons pas raison de nous coucher modestement, ainsi que nous avons dit. C'est le moyen de bien faire tout ce que nous faisons que d'estre bien attentifs à la presence de Dieu ; car aucun de nous ne l'offencera, voyant qu'il nous regarde. Les pechés veniels mesmes ne sont pas capables de nous destourner de la voye qui conduit à Dieu : ils nous arrestent sans doute un peu en nostre chemin, mais ils ne nous en destournent pas pourtant, et beaucoup moins les simples distractions ; et cecy je l'ay dit en l'Introduction.

            Pour ce qui est de l'oraison, elle ne nous est pas moins utile ni moins agreable à Dieu pour y avoir beaucoup de distractions ; ains elle nous sera peut estre plus utile que si nous y avions beaucoup de consolations, parce qu'il y a plus de travail, pourveu neantmoins que nous ayons la fidelité de nous retirer de ces distractions et n'y laissions point arrester nostre esprit volontairement. C'en est de mesme de la peine que nous avons le long de la journée d'arrester nostre esprit en Dieu et és choses celestes, pourveu que nous ayons le soin de retirer nostre esprit pour l'empescher de courir apres ces mousches et papillons, comme fait une mere à l'endroit de son enfant. Elle void que ce pauvre petit s'affectionne à courir apres les papillons, pensant de les attrapper ; elle le retire et retient incontinent par le bras, luy disant : Mon enfant, tu te morfondras à courir apres ces papillons au soleil, il vaut mieux que tu demeures aupres de moy. Ce pauvre enfant y demeure jusques à tant qu'il en voye un autre, apres lequel il seroit aussi prest de courir si la mere ne le retenoit comme devant. Et que faire là, sinon prendre patience et ne nous lasser point de nostre travail, puisqu'il est pris pour l'amour de Dieu ?

            Mais si je ne me trompe, quand nous disons que nous [149] ne pouvons trouver Dieu, et qu'il nous semble qu'il est si loin de nous, nous voulons dire, que nous ne pouvons avoir du sentiment de sa presence. J'ay remarqué que plusieurs ne font point de difference entre Dieu et le sentiment de Dieu, entre la foy et le sentiment de la foy ; qui est un tres-grand defaut. Il leur semble que quand elles ne sentent pas Dieu, qu'elles ne sont pas en sa presence, et cela est une ignorance ; car une personne qui va souffrir le martyre pour Dieu, et neantmoins elle ne pensera point en Dieu pendant ce temps-là, sinon en sa peine, quoy qu'elle n'ayt point le sentiment de la foy elle ne laisse pas de meriter en faveur de sa premiere resolution, et faire un acte de grand amour. Il y a bien à dire d'avoir la presence de Dieu (j'entends estre en sa presence), et d'avoir le sentiment de sa presence ; il n'y a que Dieu seul qui nous puisse faire ceste grace ; car de vous donner les moyens d'acquerir ce sentiment, il ne m'est pas possible.

            Demandez-vous comment il faut faire pour se tenir tousjours avec un grand respect devant Dieu, comme estans tres-indignes de ceste grace ? Il n'y a point d'autre moyen de le faire que comme vous le dites : regarder qu'il est nostre Dieu, et que nous sommes ses foibles creatures, indignes de cest honneur ; comme faisoit saint François, qui passa toute une nuict interrogeant Dieu en ces termes : « Qui estes-vous, et qui suis-je ? » En fin, si vous me demandez : Comment pourray-je faire pour acquerir l'amour de Dieu ? je vous diray : En le voulant aymer ; et au lieu de vous appliquer à penser et demander comment vous pourrez faire pour unir vostre esprit à Dieu, que vous vous mettiez en la pratique par une continuelle application de vostre esprit à Dieu, et je vous asseure que vous parviendrez bien plus [150] tost à vostre pretention par ce moyen-là que non pas par aucune autre voye ; car à mesure que nous nous dissipons nous sommes moins recueillis, et partant moins capables de nous unir et joindre avec la divine Majesté, qui nous veut tout sans reserve. Il y a certes des ames qui s'occupent tant à penser comment elles feront, qu'elles n'ont pas le temps de faire ; et toutesfois, en ce qui regarde nostre perfection, qui consiste en l'union de nostre ame avec la divine Bonté, il n'est question que de peu sçavoir et de beaucoup faire. Il me semble que ceux auxquels on demande le chemin du Ciel ont grande raison de dire comme ceux qui disent que pour aller à un tel lieu il faut tousjours aller, mettant l'un des pieds devant l'autre, et que par ce moyen on parviendra où l'on desire. Allez tousjours, dit-on à ces ames desireuses de leur perfection, allez en la voye de vostre vocation en simplicité, vous amusant plus à faire qu'à desirer : c'est le plus court chemin.

            Mais voicy une finesse qu'il faut que vous me permettiez de vous descouvrir, sans toutesfois vous offencer. C'est que vous voudriez que je vous enseignasse une voye de perfection toute faite, en sorte qu'il n'y eust qu'à la mettre sur la teste, comme vous feriez vostre robbe, et que par ce moyen vous vous trouvassiez parfaite sans peine, c'est à dire que je vous donnasse la perfection toute faite ; car ce que je dis, qu'il faut faire, n'est pas trouvé agreable à la nature ; ce n'est pas ce [151] que nous voudrions. O certes, si cela estoit en mon pouvoir, je serois le plus parfait homme du monde ; car si je pouvois donner la perfection aux autres sans qu'il fallust rien faire, je vous asseure que je la prendrois premierement pour moy. Il vous semble que la perfection est un art, que si l'on pouvoit trouver son secret l'on l'aurait incontinent sans peine. Certes, nous nous trompons ; car il n'y a point de plus grand secret que de faire et travailler fidellement en l'exercice du divin amour, si nous pretendons de nous unir au Bien-Aymé.

            Mais je voudrais bien que l'on remarquast que quand je dis qu'il faut faire, j'entends tousjours parler de la partie superieure de nostre ame ; car pour toutes les repugnances de l'inferieure il ne se faut non plus estonner que les passans font des chiens qui abbayent de loin. Ceux qui estans au festin, vont piquotant chaque mets et en mangent de tous un peu, se detraquent fort l'estomac, dans lequel il se fait une si grande indigestion que cela les empesche de dormir toute la nuict, ne pouvant faire autre chose que cracher. Ces ames qui veulent gouster de toutes les methodes et de tous les moyens qui nous conduisent ou peuvent conduire à la perfection, en font de mesme ; car l'estomac de leur volonté n'ayant pas assez de chaleur pour digerer et mettre en pratique tant de moyens, il se fait une certaine crudité et indigestion qui leur oste la paix et tranquillité d'esprit aupres de Nostre Seigneur, qui est cest un necessaire, que Marie a choisi, et ne luy sera point osté. [152]

            Passons maintenant à l'autre demande que vous m'avez fait, sçavoir est, comment vous pourrez faire pour bien affermir vos resolutions et faire qu'elles reussissent en effect. Il n'y a point de meilleur moyen, ma fille, que de les mettre en pratique. Mais vous dites que vous demeurez tousjours si foible, qu'encor que vous fassiez souvent des fortes resolutions de ne pas tomber en l'imperfection dont vous desirez de vous amender, l'occasion se presentant vous ne laissez pas de donner du nez en terre. Voulez-vous que je vous die pourquoy nous demeurons si foibles ? c'est parce que nous ne voulons pas nous abstenir des viandes mal saines ; comme si une personne laquelle voudroit bien n'avoir point de mal d'estomac, demandoit à un medecin comment elle pourroit faire. Il luy respondroit : ne mangez point de telles ou telles viandes, parce qu'elles engendrent des crudités qui causent par apres des douleurs ; elle ne voudroit pourtant pas s'en abstenir. Nous faisons de mesme : nous voudrions, par exemple, bien aymer la correction, mais nous voulons neantmoins estre obstinés ; ô c'est une folie, cela ne se peut. Vous ne sçauriez estre forte à supporter courageusement la correction pendant que vous mangerez de la viande de l'estime propre. Je voudrois bien tenir mon ame recueillie, [153] et neantmoins je ne veux pas retrancher tant de sortes de reflexions inutiles ; cela ne se peut. Mon Dieu ! je voudrois bien estre fermement invariable en mes exercices, mais je voudrois bien aussi n'y avoir pas tant de peine : en un mot, je voudrois trouver la besogne toute faite. Cela ne se peut durant ceste vie, car nous aurons tous-jours à travailler. La feste de la Purification, je vous l'ay desja dit une fois, n'a point d'octave.

            Il faut que nous ayons deux égales resolutions : l'une, de voir croistre des mauvaises herbes en nostre jardin, et l'autre, d'avoir le courage de les voir arracher et les arracher nous-mesmes ; car nostre amour propre ne mourra point pendant que nous vivrons, lequel est celuy qui fait ces impertinentes productions. Au reste, ce n'est pas estre foible de tomber quelquesfois en des pechés veniels, pourveu que nous nous en relevions tout incontinent par un retour de nostre ame en Dieu, nous humiliant tout doucement. Il ne faut pas que nous pensions pouvoir vivre sans en faire tousjours quelques uns, car il n'y a eu que Nostre Dame qui ayt eu ce privilege. Certes, si bien ils nous arrestent un peu, comme j'ay dit, ils ne nous destournent pourtant pas de la voye : un seul regard de Dieu les efface. [154]

            En fin il faut sçavoir que nous ne devons jamais cesser de faire des bonnes resolutions, encore que nous voyons bien que selon nostre ordinaire nous ne les pratiquons pas, voire, quand bien nous verrions qu'il est impossible de les pratiquer quand l'occasion s'en presentera ; et cela, il le faut faire avec plus de fermeté que si nous sentions en nous assez de courage pour reussir de nostre entreprise, disant à Nostre Seigneur : Il est vray que je n'auray pas la force de faire ou supporter telle chose de moy-mesme, mais je m'en resjouïs, d'autant que ce sera vostre force qui le fera en moy ; et sur cest appui, allez à la bataille courageusement, et ne doutez point que vous n'en rapportiez la victoire. Nostre Seigneur fait envers nous tout de mesme comme un bon pere ou une bonne mere, laquelle laisse marcher son enfant tout seul lors qu'il est sur une douce prairie où l'herbe est grande, ou bien dessus la mousse, parce que si bien il vient à tomber, il ne se fera pas grand mal ; mais aux mauvais et dangereux chemins elle le porte soigneusement entre ses bras. Nous avons souvent veu des ames supporter courageusement des grands assauts sans estre vaincues par leurs ennemis, lesquelles par apres ont esté surmontées en des bien legers rencontres. Et pourquoy cela, sinon parce que Nostre Seigneur voyant qu'elles ne se feroyent pas grand mal en tombant, les a laissées marcher toutes seules, ce qu'il n'a pas fait lors qu'elles estoyent dans les precipices des grandes tentations, d'où il les a tirées par sa main toute-puissante. Sainte Paule, [155] laquelle fut si genereuse à se dépestrer du monde, quittant la ville de Rome et tant de commodités, et laquelle ne peut estre esbranlée par l'affection maternelle qu'elle portoit à ses enfans, tant son cœur estoit resolu de quitter tout pour Dieu, apres avoir fait toutes ces grandes merveilles, elle se laissa surmonter par la tentation de son propre jugement, qui luy faisoit accroire qu'il ne se falloit pas sousmettre à l'advis de plusieurs saints personnages qui vouloyent qu'elle retranchast quelque chose de ses austerités ordinaires : en quoy saint Hierosme advouë qu'elle estoit reprehensible.

            Remarquons pour conclusion, que tout ce que nous avons dit en cest Entretien sont des choses assez delicates pour la perfection ; et partant, que nulle de vous autres qui les avez entendues n'ayt à s'estonner si elle ne se trouve parvenue à ceste perfection, puisque, par la grace de Dieu, vous avez toutes le courage bon pour y vouloir pretendre. Vive Jesus ! [156]

 

Dixiesme entretien. De l'Obeissance

 

 

            L'obeissance est une vertu morale qui dépend de la justice. Or, il y a certaines vertus morales qui ont tant d'affinité avec les vertus theologales, qui sont la foy, l'esperance, la charité, qu'elles semblent presque theologiques, bien qu'elles soyent en un degré bien inferieur : comme la penitence, la religion, la justice et l'obeissance. Or, l'obeissance consiste en deux points : le premier est d'obeir aux Superieurs ; le second, d'obeir aux égaux et inferieurs. Mais ce second appartient plustost à l'humilité, douceur et charité qu'à l'obeissance ; car celuy qui est humble pense que tous les autres le surpassent et sont beaucoup meilleurs que luy, de sorte qu'il se les rend superieurs et croid leur devoir obeir.

            Mais quant à l'obeissance qui regarde les Superieurs que Dieu a establis sur nous pour nous gouverner, elle est de justice et de necessité, et se doit rendre avec une entiere sousmission de nostre entendement et de nostre volonté. Or, ceste obeissance de l'entendement se pratique lors qu'estans commandés nous acceptons et approuvons le commandement, non seulement avec la volonté mais aussi avec nostre entendement, approuvant et estimant la chose commandée, et la jugeant [157] meilleure que toute autre chose que l'on nous eust peu commander sur ceste occasion. Quand on est parvenu là, alors on ayme tellement à obeir, que l'on desire insatiablement d'estre commandé, à fin que tout ce que l'on fait soit fait par obeissance ; et cecy est l'obeissance des parfaits, et celle que je vous desire, laquelle procede d'un pur don de Dieu, ou bien est acquise avec beaucoup de temps et de travail par une quantité d'actes souvent reiterés et produits à vive force, par le moyen desquels nous acquerons l'habitude. Nostre inclination naturelle nous porte tousjours au desir de commander et nous donne une aversion d'obeir ; et neantmoins il est certain que nous avons beaucoup de capacité pour obeir, et peut estre n'en avons-nous point pour commander.

            L'obeissance plus ordinaire a trois conditions : la premiere c'est d'agréer la chose que l'on nous commande et y plier doucement nostre volonté, aymant à estre commandés ; car ce n'est pas le moyen de nous rendre vrays obeissans de n'avoir personne qui nous commande, comme de mesme ce n'est pas le moyen d'estre doux que de demeurer seul dans un desert. Cassian rapporte qu'estant au desert il se mettoit quelquefois en colere, et que prenant la plume pour escrire, si elle ne marquoit pas il la jettoit : de sorte, dit-il, qu'il ne sert de rien d'estre seul, puisque nous portons la colere avec nous. La vertu est un bien de soy qui ne dépend pas de la privation de son contraire. La seconde condition [158] de l'obeissance est la promptitude, à laquelle est opposée la paresse ou tristesse spirituelle ; car il arrive rarement qu'une ame triste fasse quelque chose promptement et diligemment. En termes theologiques, la paresse s'appelle tristesse spirituelle, et c'est cela qui empesche de faire l'obeissance courageusement et promptement La troisiesme est la perseverance ; car il ne suffit pas que l'on agrée le commandement et que pour quelque espace de temps l'on l'execute, si l'on n'y persevere, puisque c'est ceste perseverance qui obtient la couronne.

            Il se trouve par tout des exemples admirables de la perseverance, mais particulierement dans la vie de saint Pachome. Il y a des moines qui ont perseveré avec une patience incroyable à ne faire toute leur vie qu'un mesme exercice, comme le bon Pere Jonas qui ne fit jamais en sa vie autre chose, outre le jardinage, que des nattes, et s'estoit tellement habitué à cela qu'il les faisoit sa fenestre fermée, en meditant et faisant oraison ; l'un ne luy empeschoit point l'autre, de sorte qu'on le trouva mort les genoux croisés et sa natte attachée dessus : il mourut en faisant ce qu'il avoit fait toute sa vie. C'est un acte de grande humilité de faire toute sa vie par obeissance un mesme exercice qui soit abject, car il peut arriver force tentations que l'on seroit bien capable de quelque chose de plus grand. Or, ceste troisiesme condition est la plus difficile de toutes, à cause de la legereté et inconstance de l'esprit humain ; car à ceste heure nous aymons faire une chose, et tantost nous ne la voudrions pas regarder. Si nous voulions suivre tous les mouvemens de nostre esprit, ou qu'il nous fust possible de le faire sans qu'il y eust du scandale ou du deshonneur, nous ne verrions autre chose que des changemens : ores nous voudrions estre en [159] une condition, et peu apres nous en chercherions une autre, tant ceste inconstance de l'esprit humain est extravagante ; mais il la faut arrester avec les forces de nos premieres resolutions, à fin de vivre également parmi les inégalités de nos sentimens et des evenemens.

            Or, pour mieux nous affectionner à l'obeissance, lors que nous nous trouverons tentés, il faut faire des considerations de son excellence, de sa beauté et de son merite, voire de son utilité, pour nous encourager à passer outre : cela s'entend pour les ames qui ne sont pas encore bien establies en l'obeissance ; mais quand il n'est question que d'une simple aversion ou dégoust dela chose commandée, il faut faire un acte d'amour et se mettre à la besogne. Nostre Seigneur mesme en sa Passion ressentit un tres-grand dégoust et une aversion mortelle à souffrir la mort ; il le dit luy-mesme ; mais avec la fine pointe de son esprit il estoit resigné à la volonté de son Pere, tout le reste estoit un mouvement de la nature. [160]

            La perseverance plus difficile est és choses interieures, car pour les materielles et exterieures, elles sont assez faciles. Cela procede de ce qu'il nous fasche d'assujettir nostre entendement, car c'est la derniere piece que nous sousmettons, et neantmoins il est entierement necessaire que nous assujettissions nostre pensée à certains objets ; de maniere que quand on nous marque des exercices ou pratiques de vertu, il faut que nous demeurions en ces exercices et que nous y assujettissions nostre esprit. Je n'appelle pas manquer à la perseverance quand nous faisons quelques petites interruptions, pourveu que nous ne quittions pas tout à fait ; comme ce n'est pas manquer à l'obeissance de manquer à quelques unes de ses conditions, attendu que nous ne sommes pas obligés sinon à la substance des vertus et non pas aux conditions. Car encore que nous obeissions avec repugnance et quasi comme forcés par l'obligation de nostre condition, nostre obeissance ne laisse pas d'estre bonne en vertu de nostre premiere resolution ; mais elle est d'une valeur et d'un merite infiniment grand quand elle est faite avec les conditions que nous avons dites ; car une chose, pour petite qu'elle soit, estant faite avec une telle obeissance, est de tres-grande valeur.

            L'obeissance est une vertu si excellente que Nostre Seigneur a voulu conduire tout le cours de sa vie par obeissance, ainsi qu'il a dit tant de fois qu'il n'estoit pas venu pour faire sa volonté, ains celle de son Pere ; et l'Apostre dit qu'il s'est fait obeissant jusques à la mort, et la mort de la croix, et a voulu joindre au merite infini de sa charité parfaite l'infini merite d'une parfaite obeissance. La charité cede à l'obeissance, parce que l'obeissance depend de la justice : aussi est-il meilleur de payer ce que l'on doit que de faire l'aumosne ; cela veut dire qu'il est mieux de faire [161] l'obeissance qu'un acte de charité par nostre propre mouvement.

            Le second poinct auquel consiste l'obeissance est plustost humilité qu'obeissance ; car ceste sorte d'obeissance est une certaine souplesse de nostre volonté à suivre la volonté d'autruy, et c'est une vertu extremement aymable, qui fait tourner nostre esprit à toutes mains et nous dispose à faire tousjours la volonté de Dieu. Car, par exemple, si allant en un lieu je trouve une Sœur et qu'elle me die que j'aille ailleurs, la volonté de Dieu en moy est que je fasse ce qu'elle veut, plustost que ce que je veux ; que si j'oppose mon opinion à la sienne, la volonté de Dieu en elle est qu'elle me cede, et ainsi de toutes choses qui sont indifferentes. Mais s'il arrive que sur ceste premiere opinion toutes deux voulussent ceder, il ne faudroit pas demeurer là sur ceste contestation, ains regarder lequel seroit le plus raisonnable et meilleur, et puis le faire simplement ; et faut que cela soit conduit par la discretion, car il ne seroit pas à propos de quitter une chose qui seroit de necessité pour condescendre à une chose indifferente. Si je voulois faire une action de grande mortification, et qu'une autre Sœur me vinst dire que je ne la fisse pas ou que j'en fisse une autre, je remettrois en un autre temps, s'il estoit possible, mon premier dessein pour faire sa volonté, et puis apres je paracheverois mon entreprise. Que si je ne pouvois l'obmettre ou la remettre, et que ce qu'elle voudrait de moy ne fust [162] pas necessaire, je ferois ce que j'avois premierement entrepris, et puis, s'il se pouvoit, je regaignerois la commodité de faire ce que la Sœur desiroit de moy.

            Que s'il arrive qu'une Sœur nous requiere de faire quelque chose, et que par surprise nous tesmoignions d'y * avoir de la repugnance, il ne faut pas que la Sœur s'en ombrage ni fasse semblant de le cognoistre, ni qu'elle prie de ne le faire pas ; car il n'est pas en nostre puissance d'empescher que nostre couleur, nos yeux et nostre contenance ne tesmoignent le combat que nous avons au dedans, encore que la raison veuille bien faire la chose ; car ce sont des messagers qui viennent sans que l'on les demande, et qui, encore qu'on leur die retournez, n'en font rien pour l'ordinaire. A quel propos donc ceste Sœur ne voudra-t'elle pas que je fasse ce dont elle me prie, pource seulement qu'elle a recognu que j'y ay de la repugnance ? elle doit aymer que je fasse ce profit pour mon ame. Vous me direz : c'est qu'elle craint de vous avoir faschée. Non, c'est l'amour propre qui ne voudroit pas que j'eusse seulement une moindre pensée qu'elle est importune ; je l'auray bien pourtant, encore que je ne m'y arreste pas. Si neantmoins au signe de ma repugnance je joins des paroles qui tesmoignent apertement que je n'ay point d'envie de faire ce dont ceste Sœur me prie, elle peut et doit me dire doucement que je ne le fasse pas, quand ce sont personnes égales ; car il faut que ceux qui ont authorité tiennent ferme et fassent plier leurs inferieurs. Or, combien qu'une Sœur m'auroit refusé entierement quelque chose ou monstré de la repugnance, je ne dois point perdre la confiance de l'employer une autre fois, ni mesme je ne me dois point mal edifier de son imperfection ; car à ceste heure-là je la supporte, et tantost [163] elle me supportera ; maintenant elle a de l'aversion de faire ceste chose, et une autre fois elle la fera volontiers. Si toutesfois j'avois l'experience que ce fust un esprit qui ne fust pas encore capable de ceste façon de traitter, j'attendrois pour quelque temps, jusques à tant qu'elle fust mieux disposée.

            Nous devons tous estre capables des defauts les uns des autres, et ne faut en façon quelconque s'estonner d'en rencontrer ; car si nous demeurons quelque temps sans tomber en faute, nous serons par apres un autre temps que nous ne ferons que faillir et ferons plusieurs grandes imperfections, de la suite desquelles il faut profiter par l'abjection qui nous en revient. Il faut souffrir avec patience le retardement de nostre perfection, faisant tousjours ce que nous pouvons pour nostre avancement, et de bon cœur.

            O qu'heureux sont ceux qui vivans en l'attente, ne se lassent point d'attendre ! Ce que je dis pour plusieurs, lesquels ayans le desir de se perfectionner par l'acquisition des vertus les voudroyent avoir tout d'un coup, comme si la perfection ne consistoit qu'à la desirer. Ce seroit un grand bien si nous pouvions estre humbles tout aussi tost que nous avons desiré de l'estre, sans autre peine. Il faut que nous nous accoustumions à rechercher [164] l'evenement de nostre perfection selon les voyes ordinaires, en tranquillité de cœur, faisant tout ce que nous pouvons pour acquerir les vertus par la fidelité que nous aurons à les pratiquer une chacune selon nostre condition et vocation ; et demeurons en attente pour ce qui regarde de parvenir tost ou tard au but de nostre pretention, laissant cela a la divine Providence, laquelle aura soin de nous consoler au temps qu'elle a destiné de le faire ; et quand mesme ce ne seroit qu'à l'heure de nostre mort, il nous doit suffire, pourveu que nous rendions nostre devoir en faisant tousjours ce qui est en nous et à nostre pouvoir. Nous aurons tousjours assez tost ce que nous desirons, quand nous l'aurons et qu'il plaira à Dieu de nous le donner. Ceste attente et resignation est tres-necessaire, car le defaut d'icelle trouble fort l'ame. Il se faut contenter de sçavoir qu'on fait bien par celuy qui gouverne, et n'en rechercher ni les sentimens ni la cognoissance particuliere, mais marcher comme aveugle dans ceste providence et confiance en Dieu, mesme parmi les desolations, craintes, tenebres, et toute autre sorte de croix qu'il luy plaira nous donner. Demeurez donc, ma chere fille, parfaitement abandonnée à sa conduite, sans aucune exception ni reserve quelconque, toute, toute, et le laissez faire, jettant sur sa bonté tout le soin du corps et de l'ame, demeurant ainsi toute resignée, remise et reposée en Dieu, sous la conduite des Superieurs, sans soin que d'obeir.

            Or, le moyen d'acquerir ceste souplesse à la volonté d'autruy est de faire souvent en l'oraison des actes d'indifference, et puis les venir mettre en pratique lors que l'occasion s'en presentera ; car ce n'est pas assez de se despouiller devant Dieu, d'autant que cela se faisant seulement avec l'imagination, il n'y a pas grand affaire ; mais quand il le faut faire en effet, et que venans de nous donner tout à Dieu nous trouvons une creature qui nous commande, il y a bien de la difference, et c'est là où il faut monstrer son courage.

            Ceste douceur et condescendance à la volonté du [165] prochain est une vertu de grand prix ; elle est le symbole de l'oraison d'union. Car comme ceste oraison n'est autre chose qu'un renoncement de nous-mesmes en Dieu, quand l'ame dit avec verité : Je n'ay plus de volonté sinon la vostre, Seigneur, alors elle est toute unie à Dieu ; de mesme, renonçans nostre volonté pour faire tousjours celle du prochain, c'est la vraye union avec le prochain : et faut faire tout cela pour l'amour de Dieu.

            Il arrive souvent qu'une personne petite et foible de corps et d'esprit, qui ne s'exercera qu'en des choses petites, les fera avec tant de charité qu'elles surpasseront beaucoup le merite des actions grandes et relevées ; car pour l'ordinaire, ces actions relevées se font avec moins de charité, à cause de l'attention et de diverses considerations qui se font autour d'elles. Si neantmoins une grande œuvre est faite avec autant de charité que la petite, sans doute celuy qui la fait a beaucoup plus de merite et de recompense. En fin, la charité donne le prix et la valeur à toutes nos œuvres, de maniere que tout le bien que nous ferons il le faut faire pour l'amour de Dieu, et le mal que nous eviterons, il le faut eviter pour l'amour de Dieu. Les actions bonnes que nous ferons, qui ne nous sont pas particulierement commandées et qui ne peuvent tirer leur merite de l'obeissance, il le leur faut donner par la charité, encore que nous les pouvons toutes faire par obeissance. Bref, il faut avoir bon courage et ne dependre que de Dieu ; car le caractere des Filles de la Visitation est de regarder en toutes choses la volonté de Dieu et la suivre.

            Vous m'avez autresfois demandé si l'on pouvoit faire des prieres particulieres : et je responds que quant à ces petites prieres qu'il vous vient quelquefois devotion de faire, il n'y a point de mal, pourveu que l'on ne [166] s'y attache pas, en sorte que ne les disant pas il vous en vienne du scrupule, ou que vous fissiez dessein de dire tous les jours, ou un an durant ou certain temps, quelque oraison à vostre fantasie ; car cela, il ne le faut pas. Que si quelquefois pendant le silence il nous vient devotion de dire un Ave maris stella ou un Veni Creator Spiritus ou quelque autre chose, il n'y a point de difficulté que nous ne le puissions dire et qu'il ne soit bon ; mais il faut bien prendre garde que cecy se fasse sans prejudice d'un plus grand bien. Par exemple, si vous aviez devotion, Vous trouvant devant le saint Sacrement, de dire trois fois le Pater à l'honneur de la sainte Trinité, et que l'on vous vinst appeller pour faire quelque autre chose, il faudroit se lever promptement et aller faire ceste action à l'honneur de la sainte Trinité, au lieu de dire vos trois Pater.

            Il ne faut donc se prescrire de faire certain nombre de genuflexions, d'oraisons jaculatoires, et semblables pratiques par jour, ou durant quelque temps, sans le dire à la Superieure, bien qu'il faille estre fort fidelle en la pratique des eslevations et aspirations en Dieu. Or, si vous pensez que ce soit le Saint Esprit qui vous inspire de faire ces petites pratiques, il vous sçaura bon gré que vous en demandiez congé, voire mesme que vous ne les fassiez pas si l'on ne le vous permet, d'autant [167] que rien ne luy est tant agreable que l'obeissance religieuse. Vous ne pouvez non plus promettre à personne de dire un nombre de prieres pour eux. Si l'on vous prie de le faire, il faut respondre que vous demanderez congé de le faire ; mais si l'on se recommande simplement à vos prieres, vous pouvez respondre que vous le ferez volontiers, et en mesme temps eslever vostre esprit en Dieu pour ceste personne-là. Tout de mesme en est-il de la tres-sainte Communion, car vous ne pouvez point communier pour personne sans congé. Cela ne s'entend pas qu'estant prestes de recevoir Nostre Seigneur, s'il vous vient en memoire la necessité de quelqu'un de vos proches ou bien les necessités communes du peuple, vous ne puissiez les recommander à Dieu, en le suppliant d'en avoir compassion. Mais si vous voulez communier particulierement pour quelque chose, il faut demander congé, si ce n'est pour vos propres necessités, comme pour obtenir force contre quelque tentation, ou bien pour demander quelque vertu à Nostre Seigneur. Qu'il soit beni. [168]

 

Unziesme entretien. Sur le mesme sujet de l'Obeissance. De la vertu d'Obeissance

 

 

            Il y a trois sortes d'obeissance pieuse, dont la premiere est generale à tous les Chrestiens, qui est l'obeissance deuë à Dieu et à la sainte Eglise en l'observance de leurs commandemens. La seconde est l'obeissance religieuse, qui est desja d'un grand prix au dessus de l'autre, parce qu'elle s'attache non seulement aux commandemens de Dieu, ains elle s'assujettit à l'observance de ses conseils. Il y a une troisiesme obeissance qui est celle de laquelle je veux parler, comme estant la [169] plus parfaite, qui se nomme amoureuse ; et c'est de ceste-cy de laquelle Nostre Seigneur nous a monstre exemple tout le temps de sa vie.

            Les Peres ont donné à ceste sorte d'obeissance plusieurs proprietés et conditions, mais entre toutes j'en choisiray seulement trois ; dont la premiere est qu'elle est, comme ils la nomment, aveugle, la seconde qu'elle est prompte, et la troisiesme qu'elle est perseverante. L'obeissance aveugle a trois proprietés ou conditions, dont la premiere est qu'elle ne regarde jamais le visage des Superieurs, ains seulement leur authorité ; la seconde, qu'elle ne s'informe point des raisons ni des motifs que les Superieurs ont de commander telle ou telle chose, luy suffisant de sçavoir qu'ils l'ont commandée, et la troisiesme, qu'elle ne s'enquiert point des moyens qu'il faut qu'elle tienne pour faire ce qui est commandé, s'asseurant que Dieu, par l'inspiration duquel on luy a fait ce commandement, luy donnera bien le pouvoir de l'accomplir ; mais au lieu de s'enquerir comment elle fera, elle se met à faire.

            Donques l'obeissance religieuse, qui doit estre aveugle, se sousmet amoureusement à faire tout ce qui luy est commandé, tout simplement, sans regarder jamais si le commandement est bien ou mal fait, pourveu que celuy qui commande ait le pouvoir de commander, et que le commandement serve à la conjonction de nostre esprit avec Dieu ; car hors de là, jamais le vray obeissant ne fait aucune chose. Plusieurs se sont grandement trompés sur cette condition de l'obeissance, lesquels ont [170] creu qu'elle consistoit à faire à tort et à travers tout ce qui nous pourroit estre commandé, fust-ce mesme contre les commandemens de Dieu et de la sainte Eglise ; en quoy ils ont grandement erré, s'imaginans une folie en cest aveuglement, qui n'y est nullement ; car en tout ce qui est des commandemens de Dieu, comme les Superieurs n'ont point de pouvoir de faire jamais aucun commandement contraire, les inferieurs n'ont de mesme jamais aucune obligation d'obeir en tel cas, ains s'ils y obeissoient ils pecheroient.

            Or, je sçay bien que plusieurs ont fait des choses contre les commandemens de Dieu par l'instinct de cette obeissance, laquelle ne veut pas seulement obeir aux commandemens de Dieu et des Superieurs, mais aussi à leurs conseils et à leurs inclinations. Plusieurs donc se sont precipités à la mort par une inspiration particuliere de Dieu, qui estoit tellement forte qu'ils ne s'en pouvoyent nullement desdire ; car autrement ils eussent griefvement peché. Il est porté dans le second Livre des Machabées, d'un nommé Rasias, lequel, poussé d'un zele ardent de la gloire de Dieu, s'en alla exposer aux coups, dont il sçavoit ne pouvoir eviter les blesseures et la mort ; et se sentant blessé en la poitrine, il tira toutes ses entrailles par ceste blesseure, puis les jetta en l'air en presence de ses ennemis. Sainte Apollonie se jetta dans le feu que les impies ennemis de Dieu et du nom Chrestien avoyent preparé pour l'y mettre et la faire mourir. Saint Ambroise rapporte aussi l'histoire de trois filles qui, pour eviter de perdre leur chasteté, se jetterent dans un fleuve où elles furent suffoquées par les eaux : mais celles-cy avoyent d'ailleurs quelque sorte de raison pour ce faire, qui seroit trop longue à déduire. L'on en void beaucoup d'autres qui se sont precipités à la mort, comme celuy qui se jetta dans une fornaise ardente ; mais tous ces exemples doivent estre [171] admirés et non pas imités, car vous sçavez assez qu'il ne faut jamais estre si aveugle que de penser agréer à Dieu en contrevenant à ses commandemens. L'obeissance amoureuse presuppose que nous avons l'obeissance aux commandemens de Dieu.

            On dit que ceste obeissance est aveugle parce qu'elle obeit également à tous les Superieurs. Tous les anciens Peres ont grandement blasmé ceux lesquels ne se vouloyent pas sousmettre à l'obeissance de ceux qui estoyent de moindre qualité qu'eux ; ils leur demandoyent : Quand vous obeissiez à vos Superieurs, pourquoy le faisiez-vous ? estoit-ce pour l'amour de Dieu ? Nullement, car cestui-cy ne tient-il pas la mesme place de Dieu parmi nous que faisoit l'autre ? Sans doute, il est vicaire de Dieu, et Dieu nous commande par sa bouche, et nous fait entendre ses volontés par ses ordonnances, comme il faisoit par la bouche de l'autre. Vous obeissez donc aux Superieurs parce que vous leur avez de l'inclination et pour le respect de leurs personnes. Helas ! vous ne faites rien plus que les mondains, car ils en font bien de mesme ; et non seulement ils obeissent aux commandemens de ceux qu'ils ayment, mais ils n'estimeroyent pas leur amour bien satisfait s'ils ne suivoyent encor au plus pres qu'ils peuvent leurs inclinations et affections, ainsi que fait le vray obeissant, tant à l'endroit de ses Superieurs comme de Dieu mesme. Les payens, tous meschans qu'ils estoyent, nous ont monstré exemple de cecy, car le diable parloit à eux en diverses sortes d'idoles : les unes estoyent des statues d'hommes, les autres des rats, des chiens, des lyons, des serpens et choses semblables ; et ces pauvres gens adjoustoyent foy également à tous, obeissant à la statue d'un chien comme à celle d'un homme, à celle d'un rat comme à [172] celle d'un lyon, sans aucune difference. Pourquoy cela ? parce qu'ils regardoyent leurs dieux en la diversité de ces statues. Saint Pierre nous commande d'obeir aux Superieurs, encore qu'ils fussent meschans. Nostre Seigneur, Nostre Dame et saint Joseph nous ont fort bien enseigné ceste façon d'obeir, au voyage qu'ils firent de Nazareth en Bethlehem ; car Cesar ayant fait un edict, que tous ses subjets allassent au lieu de leur naissance pour y estre enroollés, ils y allerent amoureusement pour satisfaire à ceste obeissance, bien que Cesar fust payen et idolastre : Nostre Seigneur voulant monstrer par là que nous ne devons jamais regarder au visage de ceux qui commandent, pourveu qu'ils ayent le pouvoir de commander.

            Passons maintenant à la seconde proprieté de l'obeissance aveugle. Apres donc qu'elle a gaigné ce poinct de ne pas regarder ceux qui commandent, ains de se sousmettre également à toutes sortes de Superieurs, elle passe outre et vient au second, qui est d'obeir sans considerer l'intention ni la fin pour laquelle le commandement est fait, se contentant de sçavoir qu'il est fait, sans s'amuser à considerer s'il est bien ou mal [173] fait, si l'on a raison ou non de faire tel ou tel commandement. Abraham s'est rendu fort recommandable en ceste obeissance. Dieu l'appelle et luy dit : Abraham, sors de ta terre et de ta parenté, c'est à dire hors de ta ville, et t'en va au lieu que je te monstreray. Abraham va sans replique. Hé ! ne pouvoit-il pas bien dire : Seigneur, vous me dites que je sorte hors de la ville ; dites moy donc, s'il vous plaist, de quel costé je sortiray. Il ne dit pas un mot, ains s'en alla où l'Esprit le portoit, sans regarder en aucune façon s'il alloit bien ou mal, pourquoy et à quelle intention Dieu luy avoit fait ce commandement si courtement, qu'il ne luy avoit pas seulement marqué le chemin par lequel il vouloit qu'il marchast. O certes, le vray obeissant ne fait pas des [174] discours ; il se met simplement en besogne, sans s'enquerir d'autre chose que d'obeir.

            Il semble que Nostre Seigneur mesme nous ayt voulu monstrer combien ceste sorte d'obeissance luy estoit agreable, lors qu'il s'apparut à saint Paul pour le convertir ; car l'ayant appelle par son nom, il le fit cheoir par terre et l'aveugla. Voyez-vous, pour le faire son disciple il le fit tomber, pour l'humilier et l'assujettir à soy ; puis soudain il l'aveugla, et luy commanda de s'en aller en la ville trouver Ananias, et qu'il fist tout ce qu'il luy commanderoit. Mais pourquoy Nostre Seigneur mesme ne luy dit-il pas ce qu'il devoit faire, sans le renvoyer plus loin, luy qui avoit bien daigné luy parler pour le convertir ? Saint Paul fit tout ce qui luy fut commandé. Il n'eust rien cousté à Nostre Seigneur de luy dire luy mesme ce qu'il luy fit dire par Ananias, mais il vouloit que nous cognussions par cest exemple combien il ayme l'obeissance aveugle, puisqu'il semble qu'il n'aveugla saint Paul que pour le rendre vray obeissant.

            Quand Nostre Seigneur voulut donner la veuë à l'aveugle né, il fit de la bouë et la luy mit sur les yeux, luy commandant de s'aller laver en la fontaine de Siloë. Ce pauvre aveugle ne pouvoit-il pas bien s'estonner du moyen dont Nostre Seigneur usoit pour le guerir, et luy dire : Helas ! que me faites-vous ? si je n'estois pas aveugle, cela serait capable de me faire perdre la veuë. Il ne fit point toutes ces considerations, ains il obeit tout simplement. Ainsi le vray obeissant croid simplement de pouvoir faire tout ce qu'on luy peut commander, parce qu'il tient que tous les commandemens [175] viennent de Dieu, ou sont faits par son inspiration, lesquels ne peuvent estre impossibles à raison de la puissance de Celuy qui commande.

            Naaman le Syrien n'en fit pas de la sorte, dont il luy en pensa arriver du mal. Cettui-cy estant ladre, s'en alla trouver Elisée pour estre gueri, parce que tous les remedes dont il avoit usé pour recouvrer sa premiere santé ne luy avoyent de rien servi. Sçachant donc qu'Elisée faisoit de grandes merveilles, il s'en alla à luy, et estant arrivé il luy envoya un de ses gens pour le supplier de le vouloir guerir. Sur quoy Elisée ne sortit pas mesme de sa chambre, ains luy envoya dire par son serviteur qu'il s'allast laver sept fois au Jourdain et qu'il seroit gueri. A ceste response, Naaman commença à se dépiter et dire : N'y a-t'il pas des eaux en nostre pays aussi bonnes que celles qui sont au fleuve Jourdain ? et n'en voulut rien faire. Mais ses gens luy remonstrerent qu'il devoit faire ce qui luy estoit enjoint par le Prophete, puisque c'estoit une chose si facile ; il se laissa gaigner à leurs paroles, et s'estant lavé sept fois il fut gueri. Voyez-vous comment il se met en danger de ne point recouvrer sa santé, voulant faire tant de considerations sur ce qui estoit commandé ?

            La troisiesme proprieté de l'obeissance aveugle est qu'elle ne considere point et ne s'enquiert point tant par quel moyen elle pourra faire ce qui luy est commandé. Elle sçait que le chemin par lequel elle doit aller est la Regle de la Religion et les commandemens des Superieurs ; elle prend ce chemin en simplicité [176] de cœur, sans pointiller si ce seroit mieux de faire ainsi ou ainsi : pourveu qu'elle obeisse, tout luy est égal, car elle sçait bien que cela suffit pour estre agreable à Dieu, pour l'amour duquel elle obeit purement et simplement.

            La seconde condition de l'obeissance amoureuse est qu'elle est prompte. Or, la promptitude de l'obeissance a tousjours esté recommandée aux Religieux comme une piece tres-necessaire pour bien obeir et observer parfaitement ce qu'ils ont voué à Dieu. Ce fut la marque que print Eliezer pour cognoistre la fille que Dieu avoit determinée pour estre l'espouse du fils de son maistre. Il dit donc ainsi en soy-mesme : Celle à qui je demanderay à boire et qui me dira : J'en donneray non seulement à vous, mais je puiseray encor de l'eau pour vos chameaux, ce sera celle là que je recognoistray estre digne espouse du fils de mon maistre. Et comme il alloit pensant à cela, il vid de loin la belle Rebecca. Eliezer la voyant si belle et si gratieuse aupres du puits où elle tiroit de l'eau pour ses brebis, il luy fit sa demande, et la damoyselle respondit selon son dessein : Ouy, dit-elle, non seulement à vous, mais encor à vos chameaux. Remarquez, je vous prie, combien elle fut prompte et gratieuse ; elle n'espargnoit point sa peine, ains en estoit fort liberale, car il ne falloit pas peu d'eau pour abreuver tant de chameaux qu'Eliezer menoit. O certes, les obeissances qui se font mal gratieusement ne sont point agreables. Il y en a qui obeissent, mais c'est avec tant de langueur et avec une si mauvaise mine, qu'ils diminuent beaucoup le merite de ceste vertu. La charité et l'obeissance ont une telle union ensemble qu'elles ne se peuvent separer : l'amour nous fait obeir promptement, car pour difficile que soit la [177] chose commandée, celuy qui a l'obeissance amoureuse l'entreprend amoureusement, parce que l'obeissance estant une principale partie de l'humilité qui ayme souverainement la sousmission, l'obeissant par consequent ayme le commandement, et dés qu'il l'apperçoit de loin, quel qu'il puisse estre, soit-il selon son goust ou non, il l'embrasse, il le caresse et le cherit tendrement.

            Il y a dans la Vie de saint Pachome un exemple de ceste promptitude à l'obeissance que je vous veux dire. Entre les Religieux de saint Pachome il y en avoit un nommé Jonas, homme de grande vertu et sainteté, lequel avoit la charge du jardin, dans lequel il y avoit un figuier qui portoit de fort belles figues. Or ce figuier servoit de tentation aux jeunes Religieux ; toutes les fois qu'ils passoyent aupres, ils regardoyent tousjours un peu ces figues. Saint Pachome l'ayant remarqué, et se promenant un jour par le jardin, il leva ses yeux contre ce figuier et vid le diable au dessus, qui regardoit les figues de haut en bas, comme les Religieux les regardoyent du bas en haut. Ce grand Saint, qui ne desiroit pas moins de dresser ses Religieux à une totale mortification des sens comme à la mortification interieure des passions et inclinations, appella Jonas et luy commanda que le lendemain il ne manquast à couper le figuier ; à quoy le pauvre Jonas repliqua : Hé, mon Pere, encor faut-il un peu supporter ces jeunes gens ; il les faut bien recréer en quelque chose ; ce n'est pas pour moy que je le veux conserver. A quoy le Pere respondit fort doucement : Bien, mon Frere, vous n'avez pas voulu obeir simplement et promptement ; mais que voulez-vous gager que l'arbre sera plus obeissant que vous ? Ce qui arriva ; car le lendemain on le trouva tout sec, et ne porta jamais fruict. Le pauvre [178] Jouas disoit fort veritablement que ce n'estoit pas pour luy qu'il vouloit garder le figuier ; car on remarqua que de soixante et quinze ans qu'il vesquit en la Religion et qu'il fut jardinier, il n'avoit jamais tasté aucun fruict de son jardin, mais il en estoit fort liberal à l'endroit des Freres. Cependant il apprint combien la promptitude de l'obeissance estoit recommandable.

            Nostre Seigneur tout le temps de sa vie a donné des exemples continuels de ceste promptitude à l'obeissance, car il ne se peut rien voir de si souple ni de si prompt qu'il estoit à la volonté d'un chacun. A son exemple, il nous faut apprendre d'estre grandement prompts en l'obeissance, car il ne suffit pas au cœur amoureux de faire ce qu'on luy commande ou que l'on luy tesmoigne de desirer, s'il ne le fait promptement ; il ne peut voir l'heure assez tost venue pour accomplir ce que l'on a ordonné, à fin que l'on luy commande de nouveau quelque autre chose. David ne fit qu'un simple souhait de boire de l'eau de la cisterne de Bethlehem, et soudain partirent trois chevaliers qui à teste baissée traverserent l'armée des ennemis et luy en allerent querir. Ils furent extremement prompts à suivre le desir du roy ; ainsi void-on que tant de grands Saints ont fait pour suivre les inclinations et les desirs qu'il leur sembloit que le Roy des roys, Nostre Seigneur, avoit. Quel commandement, je vous supplie, a fait Nostre Seigneur, qui obligeast sainte Catherine de Sienne à boire ou lescher avec la langue la pourriture qui sortoit de la playe de ceste pauvre femme qu'elle servoit ? et saint Louis, roy de France, de manger avec les ladres le reste de leur potage pour leur donner courage de manger ? Certes, ils n'estoyent aucunement obligés à cela ; mais sçachant que Nostre Seigneur aymoit et avoit tesmoigné de l'inclination à l'amour de la propre abjection, pensant luy faire plaisir de suivre son inclination, ils faisoyent ces choses, quoy que tres-repugnantes à [179] leurs sens, avec un tres-grand amour. Nous sommes obligés de secourir nostre prochain quand il est en extreme necessité ; neantmoins, parce que l'aumosne est un conseil de Nostre Seigneur, plusieurs font volontiers l'aumosne autant que leur moyen le leur permet. Or, dessus ceste obeissance aux conseils, l'obeissance amoureuse est entée, qui nous fait entreprendre de suivre ric à ric les desirs et les intentions de Dieu et de nos Superieurs.

            Mais il faut que je vous advertisse icy d'une tromperie en laquelle on pourroit tomber : car si ceux qui voudroyent entreprendre la pratique de ceste vertu fort exactement, vouloyent tousjours se tenir en attention pour pouvoir cognoistre les desirs et les inclinations de leurs Superieurs ou de Dieu, ils perdroyent le temps infailliblement ; car par exemple, tandis que je m'enquerrois quel est le desir de Dieu, je ne m'occuperais pas à me tenir en repos et tranquillité aupres de luy, qui est le desir qu'il a maintenant, puisqu'il ne me donne rien autre chose à faire. Donc, celuy qui pour suivre l'inclination que Nostre Seigneur a tesmoigné que l'on secourust les pauvres, voudrait aller de ville en ville pour les chercher, qui ne sçait que pendant qu'il sera en une il ne servira pas ceux qui seront en l'autre ? Il faut aller en ceste besogne en simplicité de cœur ; faire l'aumosne quand j'en rencontre l'occasion, sans m'aller amusant par les rues de maison en maison, pour sçavoir s'il y aura point de pauvre que je ne cognoisse pas. De mesme, quand je m'apperçois que le Superieur desire quelque chose de moy, il faut que je me rende prompt à le faire, sans aller espluchant si je pourray cognoistre qu'il ayt quelque inclination que je fasse [180] quelque autre chose ; car cela osteroit la paix et tranquillité de cœur, qui est le principal fruict de l'obeissance amoureuse.

            La troisiesme condition de l'obeissance c'est, la perseverance. Or ceste-cy, Nostre Seigneur la nous enseigne fort particulierement ; saint Paul l'a declaré en ces termes : Il a esté fait obeissant jusques à la mort ; et encherissant ceste obeissance : et jusques à la mort de la croix, dit-il. En ces paroles, jusques à la mort, est presupposé qu'il a esté obeissant tout le temps de sa vie, pendant lequel on ne void autre chose que des traits d'obeissance rendue par luy, tant à ses parents qu'à plusieurs autres, voire mesme à des impies et meschans ; et comme il commença par ceste vertu, de mesme il paracheva par elle le cours de ceste vie mortelle.

            Le bon Religieux Jonas nous fournit deux exemples sur le sujet de la perseverance ; et bien qu'il n'obeist si promptement au commandement que saint Pachome luy donna, c'estoit neantmoins un Religieux de grande perfection : car dés qu'il entra en Religion jusques à la mort il continua en l'office de jardinier, sans jamais le changer durant soixante et quinze ans qu'il vescut en ce monastere ; et l'autre exercice auquel il persevera aussi toute sa vie, comme je vous ay dit cy-devant, fut de faire des nattes de joncs entrelacés avec des feuilles [181] de palmes, tellement qu'il mourut en les faisant. C'est une tres-grande vertu de perseverer si longuement en un tel exercice ; car de faire joyeusement une chose que l'on commande pour une fois, tant que l'on voudra, cela ne couste rien ; mais quand on vous dit : vous ferez tousjours cela, et tout le temps de vostre vie, c'est là où il y a de la vertu et où gist la difficulté. Voila donc ce que j'avois à vous dire touchant l'obeissance, sinon encore ce mot, que l'obeissance est d'un si grand prix qu'elle est compagne de la charité ; et ces deux vertus sont celles qui donnent le prix et la valeur à toutes les autres, de sorte que sans elles toutes les autres ne sont rien. Si vous n'avez ces deux vertus, vous n'en avez point ; si vous les avez, vous avez quant et quant toutes les autres.

            Mais passant plus outre, et laissant à part l'obeissance generale aux commandemens de Dieu et parlant de l'obeissance religieuse, je dis que si le Religieux n'obeit, il ne sçauroit avoir aucune vertu, parce que c'est l'obeissance qui le rend principalement Religieux, comme estant la vertu propre et particuliere de la Religion. Ayez mesme le desir du martyre pour l'amour de Dieu, cela n'est rien si vous n'avez l'obeissance. Nous lisons en la Vie de saint Pachome, qu'un de ses Religieux ayant perseveré tout le temps de son novitiat. en une humilité et sousmission exemplaire, vint trouver [182] saint Pachome et luy dit, transporté de grande ferveur, qu'il avoit un tres-grand desir du martyre, qu'il ne seroit jamais content que cela n'arrivast, qu'il le supplioit bien humblement de vouloir prier Dieu à fin qu'il l'accomplist. Le saint Pere tascha de moderer ceste ferveur ; mais plus il en disoit, et plus l'autre s'eschauffoit en sa poursuite. Le Saint luy disoit : Mon fils, mieux vaut vivre en obeissance, et mourir tous les jours en vivant par une continuelle mortification de soy-mesme, que de martyriser nostre imagination. Assez meurt martyr qui bien se mortifie ; c'est un plus grand martyre de perseverer toute sa vie en obeissance, que non pas de mourir tout d'un coup par un glaive. Vivez en paix, mon fils, et tranquillisez vostre esprit, le divertissant de ce desir. Le Religieux, qui asseuroit que son desir procedoit du Saint Esprit, ne rabattit rien de son ardeur, incitant tousjours le Pere qu'il fist priere que son desir fust accompli. De là à quelque temps, l'on eut nouvelles propres à sa consolation, car un certain Sarrasin, chef de voleurs, vint en une montagne proche du monastere ; sur quoy saint Pachome l'appella à soy [183] et luy dit : Or sus, mon fils, l'heure est venue que vous avez tant desirée ; allez à la bonne heure couper du bois en la montagne. Le Religieux, tout esperdu de joye, s'en va chantant et psalmodiant à la loüange de Dieu, et luy rendant action de graces dequoy il avoit bien daigné luy faire l'honneur de luy donner ceste occasion de mourir pour son amour ; en fin il ne pensoit rien moins que de faire ce qu'il fit. Or, voicy que ces voleurs l'ayant apperceu, vindrent droit à luy et commencerent à l'empoigner et menacer. Pour un peu, il fut fort vaillant. Tu es mort ! dirent-ils. Je ne demande autre chose, respondit-il, que de mourir pour Dieu, et semblables responses. Les Sarrasins le conduisirent où estoit leur idole pour la luy faire adorer. Quand ils virent qu'il le refusoit constamment, ils commencerent de se mettre en devoir de le tuer. Helas ! ce pauvre Religieux, si vaillant en imagination, se voyant l'espée à la gorge : Hé, de grace, dit-il, ne me tuez pas, je feray tout ce que vous voudrez ; ayez pitié de moy ! je suis encor jeune, ce seroit dommage de borner le cours de mes jours. En fin il adora leur idole, et ces meschans se mocquans de luy le battirent tres-bien, et puis le laisserent revenir en son monastere, où estant arrivé plus mort que vif, tout pâle et transi, saint Pachome qui luy estoit allé au devant luy dit : Eh bien, mon fils, [184] comme va ? qu'y a-t'il que vous estes si défait ? Lors, le pauvre Religieux, tout honteux et confus parce qu'il avoit de l'orgueil, ne pouvant supporter de se voir avoir fait une si grande faute, se jetta en terre et confessa sa faute ; à quoy le Pere remediant promptement, faisant prier les Freres pour luy et luy faisant demander pardon à Dieu, le remit en bon estat, et puis luy donna de bons advertissemens, disant : Mon fils, souviens-toy qu'il vaut mieux avoir de petits desirs de vivre selon la Communauté, et ne vouloir que la fidelité à l'observance des Regles sans entreprendre ni desirer autre chose que ce qui y est compris, que non pas avoir de grands desirs de faire des merveilles imaginaires, qui ne sont bons qu'à enfler nos cœurs d'orgueil et nous faire mesestimer les autres, pensant bien estre quelque chose plus qu'eux. O qu'il fait bon vivre à l'abri de la sainte obeissance, plustost que nous retirer d'entre ses bras pour chercher ce qui nous semble plus parfait ! Si tu te fusses contenté, ainsi que je t'avois dit, de te bien mortifier en vivant, lors que tu ne voulois rien moins que la mort, tu ne fusses pas tombé comme tu as fait ; mais bon courage, souviens-toy de vivre desormais en sousmission, et t'asseure que Dieu t'a pardonné. Il obeit au conseil du Saint, se comportant avec beaucoup d'humilité tout le temps de sa vie.

            Je dis encor cecy, que l'obeissance n'est point de moindre merite que la charité ; car donner un verre d'eau par charité, cela vaut le Ciel, Nostre Seigneur mesme le dit : faites-en autant par obeissance, vous gaignerez le mesme. La moindre petite chose faite par obeissance est tres-agreable à Dieu : mangez par obeissance, vostre manger est plus agreable à Dieu que les jeusnes des anachoretes s'ils sont faits sans obeissance ; reposez-vous par obeissance, vostre repos est plus meritoire et plus agreable à Dieu que non pas le travail volontaire. [185]

            Mais, me direz-vous, qu'est-ce qu'il m'arrivera de pratiquer si exactement ceste obeissance amoureuse avec les conditions susdites : en aveugle, promptement et perseveramment ? O mes cheres lilles, celuy qui le fera jouira en son ame d'une tranquillité continuelle et de la tres-sainte paix de Nostre Seigneur qui surpasse tout sentiment ; il n'aura aucun compte à rendre de ses actions, puisqu'elles auront esté toutes faites par obeissance, tant aux Regles comme aux Superieurs. Quel bonheur plus utile et desirable que cela ? Certes, le vray obeissant, pour dire cela en passant, ayme ses Regles, les honnore et les estime uniquement comme le vray chemin par lequel il doit s'acheminer à l'union de son esprit avec Dieu ; et partant il ne se départ [186] jamais de ceste voye, ni de l'observance des choses qui y sont dites par forme de direction, non plus que de celles qui y sont commandées. Le vray obeissant vivra doucement et paisiblement comme un enfant qui est entre les bras de sa chere mere, lequel ne se met point en soin de ce qui luy pourra survenir ; que la mere le porte sur le bras droit ou sur le gauche, il ne s'en soucie pas. De mesme le vray obeissant, que l'on luy commande cecy ou cela, il ne s'en met point en peine ; pourveu que l'on luy commande, et qu'il soit tousjours entre les bras de l'obeissance, je veux dire en l'exercice de l'obeissance, il est content. Or à celuy-là, je luy peux bien asseurer de la part de Dieu le Paradis pour la vie eternelle ; comme aussi, durant le cours de ceste vie mortelle, il jouïra de la vraye tranquillité, il n'en faut point douter.

            Vous demandez maintenant si vous estes obligées sur peine de peché, de faire tout ce que les Superieurs vous disent que vous fassiez ; comme quand vous rendez compte, s'il faut que vous teniez pour commandement tout ce que la Superieure vous dit, qui est propre à vostre avancement. O non, ma fille : les Superieurs, [187] non plus que les confesseurs, n'ont pas tousjours intention d'obliger les inferieurs par les commandemens qu'ils font, et quand ils le veulent faire, ils usent du mot de commandement sur peine de desobeissance ; et alors les inferieurs sont obligés d'ober sur peine de peché, bien que le commandement fust fort leger et de chose de peu ; mais autrement non. Car ils donnent des advis en trois sortes : les uns par forme de commandement, les autres par forme de conseil, et les autres par forme de simple direction. Dans les Constitutions et Regles [188] c'en est tout de mesme, car il y a des articles qui disent : Les Sœurs pourront faire telle chose, et d'autres qui disent : Elles feront, ou bien, se garderont de faire. Les uns sont des conseils et les autres des commandemens. Celles qui ne voudroyent pas s'assujettir aux conseils et à la direction contreviendroyent à l'obeissance amoureuse ; et ce seroit tesmoigner une grande lascheté de coeur et avoir bien peu d'amour pour Dieu, [189] que de ne vouloir faire que ce qui nous est commandé et rien davantage. Et, bien qu'elles ne contreviennent pas à l'obeissance qu'elles ont vouée, qui est celle des commandemens et conseils, quand elles ne s'assujettissent pas à la suite de la direction, elles contreviennent neantmoins à l'obeissance amoureuse à laquelle toutes les Filles de la Visitation doivent pretendre.

            Vous me demandez si l'on ne pourroit pas bien penser lors qu'on vous change de Superieure, qu'elle n'est pas si capable que celle que vous aviez et qu'elle n'a pas tant de cognoissance du chemin par lequel il vous faut conduire. O certes, nous ne pouvons pas empescher que la pensée ne nous en vienne, mais de s'y arrester, c'est ce qu'il ne faut point faire ; car si Balaam fut bien instruit par une asnesse, à plus forte raison devons-nous croire que Dieu qui nous a donné ceste Superieure, fera bien qu'elle nous enseignera selon sa volonté, bien que peut estre ce ne sera pas selon la nostre. Nostre Seigneur a promis que le vray obeissant ne se perdra jamais ; non certes, celuy qui suivra indistinctement la volonté et direction des Superieurs que Dieu establira sur luy. Bien que les Superieurs fussent ignorans et conduisissent leurs inferieurs selon leur ignorance, voire [190] par des voyes scabreuses et dangereuses, les inferieurs se sousmettans à tout ce qui n'est point manifestement peché, ni contre les commandemens de Dieu et de sa sainte Eglise, je vous peux asseurer qu'ils ne peuvent jamais errer. Le vray obeissant, dit l'Escriture Sainte, parlera de ses victoires ; c'est à dire il demeurera vainqueur en toutes les difficultés esquelles il sera porté par obeissance, et sortira à son honneur des chemins esquels il entrera par obeissance, pour dangereux qu'ils puissent estre. Ce seroit une plaisante façon d'obeir si nous ne voulions obeir qu'aux Superieurs qui nous seroyent agreables. Si aujourd'huy que vous avez une Superieure fort estimée, tant pour sa qualité que pour ses vertus, vous luy obeissez de bon cœur, demain que vous en aurez une autre qui ne sera pas tant estimée vous ne luy obeissez pas de si bon cœur qu'à l'autre, luy rendant bien pareille obeissance, mais n'estimant pas tant ce qu'elle vous dit et ne le faisant pas avec tant de satisfaction, hé ! qui ne void que vous obeissez à l'autre par vostre inclination et non pas purement pour Dieu ? car si cela estoit, vous auriez autant de plaisir et feriez autant d'estime de ce que ceste-cy vous dit, comme vous faisiez de ce que l'autre vous disoit.

            J'ay accoustumé de dire souvent une chose que tous-jours il est bon de dire parce qu'il le faut tousjours observer, qui est que toutes nos actions se doivent pratiquer selon la partie superieure ; car c'est ainsi qu'il faut vivre en ceste maison, et non jamais selon nos sens et nos inclinations. C'est sans doute que j'auray plus de satisfaction, quant à la partie inferieure de mon ame, de faire ce qu'une Superieure me commande à laquelle j'ay de l'inclination, que non pas à faire ce que l'autre [191] me dit à laquelle je n'en ay du tout point ; mais pourveu que j'obeisse également quant à la partie superieure il suffit, et mon obeissance vaut mieux quand j'ay moins de plaisir à la faire, parce que c'est là où nous monstrons que c'est pour Dieu et non pour nostre plaisir que nous obeissons. Il n'y a rien de plus commun clans le monde que ceste façon d'obeir à ceux que l'on ayme ; mais pour l'autre, elle est extremement rare et ne se pratique qu'és Religions.

            Mais, pourriez-vous dire, n'est-il pas permis de desapprouver ce que ceste Superieure icy fait, ni de dire ou penser pourquoy elle fait des ordonnances que l'autre ne faisoit pas ? O certes, non jamais, mes cheres filles ; ains il faut approuver tout ce que les Superieures font ou disent, permettent ou defendent, pourveu qu'il ne soit manifestement contre les commandemens de Dieu, car alors il ne faut ni obeir ni approuver cela. Mais hors de là, les inferieurs doivent tousjours croire et faire confesser à leur propre jugement que les Superieurs font tres-bien et qu'ils ont bonne raison de le faire ; car autrement ce seroit se faire Superieur et rendre le Superieur inferieur, puisque nous nous rendrions examinateurs de sa cause. Non, il faut plier les espaules sous le fardeau de la sainte obeissance, croyant que ces deux Superieures ont eu bonne raison de faire le commandement qu'elles ont fait, quoy que different et contraire l'un à l'autre. [192] Mais ne seroit-il point loisible à une fille qui a desja vescu longuement en Religion, et qui y a rendu de grands services, de se relascher un peu à l'obeissance, au moins en quelque petite chose ? O bon Dieu ! que seroit cela, sinon faire comme un maistre pilote qui ayant amené sa barque au port, apres avoir longuement et peniblement travaillé pour la sauver des perils de la tourmente et des vagues de la mer, voudrait en fin, estant arrivé au port, rompre son navire et se jetter luy-mesme dans la mer ? Ne le jugeroit-on pas bien fol ? car s'il vouloit faire cela, il ne se devoit pas tant travailler pour amener la barque jusqu'au port. Le Religieux qui a bien commencé n'a pas tout fait, s'il ne persevere jusques à la fin. Il ne faut pas dire qu'il n'appartient qu'aux Novices d'estre si exacts. Bien que l'on voye pour l'ordinaire en toutes les Religions les Novices fort exacts et mortifiés, ce n'est pas qu'ils soyent plus obligés que les Profés : ô non, car ils ne le sont encore nullement, ains ils perseverent en obeissance pour parvenir à la grace de la profession ; mais les Profés y sont obligés en vertu des vœux qu'ils ont faits, lesquels il ne suffit pas d'avoir faits pour estre Religieux, si on ne les observe. Le Religieux qui penserait se pouvoir relascher en quelque chose apres sa profession, voire apres avoir desja vescu longuement en Religion, se tromperait grandement. Nostre Seigneur se monstra plus exact en sa mort qu'en son enfance à se laisser manier et plier, ainsi que j'ay dit tantost. Et c'est assez dit de l'obeissance pour nous y affectionner.

            Reste seulement de dire un petit mot sur la question [193] qui me fut faite hier au soir , sçavoir, s'il est loisible aux Sœurs de se dire l'une à l'autre qu'elles ont esté mortifiées par la Superieure ou la Maistresse des Novices sur quelque occasion. Or, je responds que cecy se peut dire en trois sortes. La premiere est qu'une Sœur peut aller dire : Bon Dieu, ma Sœur, que nostre Mere vient de me bien mortifier ! toute joyeuse dequoy elle a esté digne de ceste mortification, et dequoy la Superieure luy a fait faire ce petit gain pour son ame, luy disant bien son fait sans l'espargner ; et partant elle en donne la joye à sa Sœur à fin qu'elle luy aide à en benir Dieu. La seconde façon en laquelle l'on le peut dire est pour se soulager : elle trouve la mortification ou correction bien pesante, elle s'en va un peu descharger sur sa Sœur à qui elle le dit, laquelle la plaignant luy ostera une partie de sa charge ; et ceste façon n'est desja pas tant supportable que la premiere, parce que l'on commet une imperfection en se plaignant. Mais la troisiesme seroit tout à fait mauvaise, qui est de le dire par forme de murmure et de despit, et pour faire cognoistre que la Superieure a eu tort ; or de ceste façon, je sçay bien que l'on ne le fait pas en ceste maison, par la grace de Dieu.

            De la premiere façon, encore qu'il n'y ayt point de mal de le dire, il seroit pourtant tres-bien de ne le dire pas, ains s'occuper en soy-mesme à s'en resjouir avec Dieu. En la seconde façon, certes, il ne le faut pas faire, car par le moyen de nostre plainte nous perdons le merite de la mortification. Sçavez-vous ce qu'il faut faire quand nous sommes corrigés et mortifiés ? il nous faut prendre ceste mortification comme une pomme d'amour et la cacher en nostre cœur, la baisant et caressant le plus tendrement qu'il nous est possible. D'aller aussi dire : Je viens de parler à nostre Mere, je suis aussi seche que j'estois auparavant, il n'y a que s'attacher à Dieu ; pour moy je ne retire aucune consolation [194] des creatures, j'ay esté moins consolée que je n'estois ; cela n'est pas à propos. La Sœur à laquelle on dit cecy devroit respondre fort doucement : Ma chere Sœur, que ne vous estiez-vous bien attachée à Dieu, ainsi que vous dites qu'il faut faire, avant qu'aller parler à nostre Mere, et vous n'auriez pas du mescontentement dequoy elle ne vous a pas consolée. Mais en ce sens-là que vous dites, qu'il se faut bien attacher à Dieu, prenez garde que cherchant Dieu au defaut des creatures il ne se veuille laisser trouver ; car il veut estre cherché avant toutes choses et au mespris de toute chose. Parce que les creatures ne me contentent pas, je cherche le Createur : ô non ! le Createur merite bien que je quitte tout pour luy ; aussi veut-il que nous le fassions. Quand donc nous sortons de devant la Superieure toutes seches et sans avoir receu une seule goutte de consolation, il faut que nous emportions nostre secheresse comme un baume precieux, comme l'on fait des affections que l'on reçoit en la sainte oraison, comme un baume, dis-je, et que nous ayons un grand soin de ne pas laisser respandre ceste liqueur precieuse qui nous a esté envoyée du Ciel comme un don tres-grand, à fin de parfumer nostre cœur de la privation de la consolation que nous pensions rencontrer és paroles de la Superieure.

            Mais il y a une chose à remarquer sur ce sujet, qui est que quelquefois l'on porte un cœur sec et dur lors que l'on va parler à la Superieure, lequel ne peut estre capable d'estre arrousé ni humecté de l'eau de la consolation, d'autant qu'il n'est nullement susceptible de ce que la Superieure dit ; et encore qu'elle parle fort bien selon vostre necessité, neantmoins il ne le vous semble pas. Une autre fois que vous aurez le cœur tendre et bien disposé, elle ne vous dira que trois ou quatre paroles, beaucoup moins utiles pour vostre perfection que les autres n'estoyent, qui vous consoleront ; et pourquoy ? parce que vostre cœur estoit disposé à [195] cela. Il vous semble que les Superieurs ont la consolation sur le bord des levres et qu'ils la respandent facilement dans le cœur de ceux qu'ils veulent, ce qui n'est pas neantmoins ; car ils ne peuvent pas tousjours estre de mesme humeur non plus que les autres. Bien-heureux est celuy qui peut garder une égalité de cœur parmi toute ceste inégalité de succes. Tantost nous serons consolés, et d'icy à un peu nous aurons le cœur sec, et de telle sorte que les paroles de consolation nous ajusteront extremement cher à dire.

            Vous me demandiez encor que j'eusse à vous dire quel estoit l'exercice propre à faire mourir le propre jugement ; à quoy je responds que c'est de luy retrancher fidelement toutes sortes de discours és occasions où il se veut rendre maistre, luy faisant connoistre qu'il n'est que valet ; car, mes cheres filles, ce n'est que par les actes reiterés que nous acquerons les vertus, bien qu'il y ayt eu quelques ames auxquelles Dieu les a données toutes en un moment. Donques, quand il vous vient envie de juger si une chose est bien ou mal ordonnée, tranchez ce discours à vostre propre jugement ; et quand peu apres on vous dira qu'il faut faire une telle chose de telle façon, ne vous amusez point à discourir ou discerner si elle ne seroit point mieux autrement, faisant accroire à vostre jugement que la chose ne pourroit jamais estre mieux faite, que de la façon que l'on vous a dit. Si l'on vous donne quelque exercice, ne permettez pas à vostre jugement de discerner s'il vous sera propre ou non ; et prenez garde que, si bien vous faites la chose ainsi qu'elle est commandée, bien souvent [196] le propre jugement n'obeit pas, je veux dire ne se sousmet pas, car il n'approuve pas le commandement : ce qui est pour l'ordinaire cause de la repugnance que nous avons de nous sousmettre à faire ce que l'on veut de nous. Parce que l'entendement et le jugement representent à la volonté que cela ne se doit pas, ou qu'il faut user d'autres moyens pour faire ce que l'on dit, que ceux qui nous sont marqués, elle ne peut se sousmettre, d'autant qu'elle fait tousjours plus d'estat des raisons que le propre jugement luy monstre que non pas d'aucune autre, car chacun croid que son propre jugement est le meilleur. Je n'ay jamais rencontré personne qui ne fist estat de son jugement, sinon deux qui me confesserent qu'ils n'avoyent point de jugement ; et l'un, m'estant une fois venu trouver, me dit : Monsieur, je vous prie, dites-moy un peu une telle chose, car je n'ay point de jugement pour la pouvoir comprendre, ce qui m'estonna fort.

            Nous avons en nostre âge un exemple grandement remarquable de la mortification du propre jugement. C'est d'un grand docteur, et grandement renommé, lequel composa un livre qu'il intitula : Des Dispensations et des Commandemens, lequel tombant un jour entre les mains du Pape, il jugea qu'il contenoit quelques propositions erronées ; il l'escrivit à ce docteur à fin qu'il eust à les rayer de dessus son livre. Ce docteur, [197] recevant le commandement, sousmit si absolument son jugement qu'il ne voulut point esclaircir son affaire pour se justifier, ains au contraire il creut qu'il avoit tort et qu'il s'estoit laissé tromper à son propre jugement ; et montant en chaire, il leut tout haut ce que le Pape luy avoit escrit, print son livre, le déchira en pieces, puis il dit tout haut que ce que le Pape avoit jugé sur ce fait avoit esté fort bien jugé ; qu'il approuvoit de tout son cœur la censure et correction paternelle qu'il avoit daigné luy faire, comme estant tres-juste et tres-douce à luy qui meritoit d'estre rigoureusement chastié, et qu'il s'estonnoit grandement comme il avoit esté si aveugle que de s'estre laissé tromper à son propre jugement en chose si manifestement mauvaise. Il n'estoit nullement obligé de faire cecy, parce que le Pape ne le commandoit pas, ains seulement qu'il eust à rayer de dessus son livre certaine chose qui n'avoit pas semblé bonne ; car, ce qui est bien remarquable, elle n'estoit pas heretique, ni si manifestement erronée qu'elle ne peust estre defendue. Il tesmoigna une grande vertu [198] en ceste occasion, et une mortification du propre jugement admirable.

            L'on void encor assez souvent des sens mortifiés, parce que la propre volonté se mesle de les mortifier, et ce seroit une chose honteuse de se monstrer retifs à l'obeissance : que diroit-on de nous ? mais de propre jugement, fort rarement on en trouve de bien mortifiés. Faire avouer que ce qui est commandé est bon, l'aimer et l'estimer comme une chose qui nous est bonne et utile au dessus de toute autre, ô c'est à cela que le jugement se trouve retif ; car il y en a plusieurs qui disent : je feray bien cela ainsi que vous dites, mais je voy bien qu'il seroit mieux autrement. Helas ! que faites-vous ? si vous nourrissez ainsi le jugement, sans doute il vous enyvrera ; car il n'y a point de difference entre une personne enyvrée et celuy qui est plein de son propre jugement. Un jour David estant en la campagne avec ses soldats lassés et harassés de faim, ne trouvant plus de quoy manger, il envoya vers le mary d'Abigaïl pour avoir quelques vivres. Par malheur, ce pauvre homme estoit ivre, et commençant à parler en ivrogne, dit que David, apres avoir mangé ses voleries, envoyoit chez luy pour le ruiner comme les autres, et qu'il ne leur donneroit aucune chose. David sçachant cecy : Vive Dieu ! dit-il, il me la payera, le mescognoissant qu'il est du bien que je luy ay fait de sauver ses troupeaux et empescher qu'aucune chose ne luy fust faite. Abigaïl sçachant le dessein de David, s'en alla le lendemain au [199] devant de luy avec des presens pour l'appaiser, usant de ces termes : Monseigneur, que voudriez-vous faire à un fol ? hier que mon mary estoit ivre, il parla mal, mais il parla en ivrogne et comme un fol. Monseigneur, appaisez vostre courroux et ne veuillez pas mettre vos mains sur luy, car vous auriez regret d'avoir mis la main sur un fol. Il faut faire les mesmes excuses d'une personne ivre et de nostre propre jugement ; car l'un n'est pas guere plus capable de raison que l'autre. Il faut donc avoir un tres-grand soin de l'empescher de faire ces considerations, à fin qu'il ne nous enyvre de ses raisons, principalement en ce qui concerne l'obeissance.

            Vous voulez en fin sçavoir si vous devez avoir une grande confiance et un grand soin à vous advertir les unes les autres en charité, de vos fautes. C'est sans doute, ma fille, qu'il le faut faire ; car à quel propos verrez-vous une tache en vostre Sœur, sans vous essayer de la luy oster par le moyen d'un advertissement ? Il faut neantmoins estre discrette en ceste besogne ; car il ne seroit pas temps d'advertir une Sœur tandis que vous la verrez indisposée ou pressée de melancholie, car il seroit dangereux qu'elle ne rejettast d'abord l'advertissement si vous le luy faisiez. Il faut un peu attendre, puis l'advertir en confiance et charité. Si une Sœur vous dit des paroles qui ressentent le murmure, et que d'ailleurs ceste Sœur ayt le cœur en douceur, sans doute il faut que tout confidemment vous luy disiez : Ma Sœur, cela n'est pas bien fait ; mais si vous vous appercevez qu'il y ayt quelque passion esmeuë dans son cœur, alors il faut destourner le propos le plus [200] dextrement que l'on peut. Vous dites que vous craignez d'advertir si souvent une Sœur des fautes qu'elle fait, parce que cela luy oste l'asseurance et la fait plustost faillir à force de craindre. O Dieu ! il ne faut pas faire ce jugement des Sœurs de ceans ; car cela n'appartient qu'aux filles du monde de perdre l'asseurance quand 0n les advertit de leurs defauts. Nos Sœurs ayment trop leur propre abjection pour faire ainsi ; tant s'en faut qu'elles s'en troublent, qu'au contraire elles prendront un plus grand courage et plus de soin de s'amender, non pas pour eviter d'estre adverties, car je suppose qu'elles ayment souverainement tout ce qui les peut rendre viles et abjectes à leurs yeux, ains à fin de faire tousjours mieux leur devoir et se rendre capables de leur vocation. [201]

Douziesme entretien. De la Simplicité et Prudence religieuse

 

 

            La vertu de laquelle nous avons à traitter est si necessaire que, bien que j'en aye souventesfois parlé, vous avez neantmoins desiré que j'en fisse un Entretien tout entier. Or, il faut en premier lieu sçavoir que c'est que ceste vertu de simplicité. Vous sçavez que nous appelions communément une chose simple quand elle n'est point brodée, doublée ou bigarrée ; par exemple nous disons : voila une personne qui est habillée bien simplement, parce qu'elle ne porte point de façon ou de doublure en son habit, je dis de doublure façonnée ou qui se voye, ains sa robbe et son habit n'est que d'une estoffe ; et cela est une robbe simple. La simplicité donc n'est autre chose qu'un acte de charité pur et simple qui n'a qu'une seule fin, qui est d'acquerir l'amour de Dieu, et nostre ame est simple lors que nous n'avons point d'autre pretention en tout ce que nous faisons. [202]

            L'histoire tant commune des hostesses de Nostre Seigneur, Marthe et Magdelaine, est grandement remarquable pour ce sujet ; car ne voyez-vous pas que Marthe, bien que sa fin fust louable de vouloir bien traitter Nostre Seigneur, ne laissa pas d'estre reprise par ce divin Maistre ? d'autant qu'outre la fin tres-bonne qu'elle avoit en son empressement, elle regardoit encor Nostre Seigneur entant qu'homme ; et pour cela elle croyoit qu'il fust comme les autres, auxquels un seul mets ou une sorte d'apprest ne suffit pas, et c'estoit cela qui faisoit qu'elle s'esmouvoit grandement à fin d'apprester plusieurs mets. Et ainsi elle doubloit ceste premiere fin de l'amour de Dieu en son exercice, de plusieurs autres petites pretentions, desquelles elle fut reprise de Nostre Seigneur : Marthe, Marthe, tu te troubles de plusieurs choses, bien qu'une seule soit necessaire, qui est celle que Magdelaine a choisie et qui ne luy sera point ostée. Cest acte donc de charité simple qui fait que nous ne regardons et n'avons autre visée en toutes nos actions que le seul desir de plaire à Dieu est la part de Marie, qui est seule necessaire, et c'est la simplicité, vertu laquelle est inseparable de la charité, d'autant qu'elle regarde droit à Dieu, sans que jamais elle puisse souffrir aucun meslange de propre interest, autrement ce ne seroit plus simplicité ; car elle ne peut souffrir aucune doublure des creatures ni aucune consideration d'icelles, Dieu seul y trouve place.

            Ceste vertu est purement chrestienne. Les payens, voire ceux qui ont le mieux parlé des autres vertus, n'en ont eu aucune cognoissance, non plus que de l'humilité ; car de la magnificence, de la liberalité, de [203] la constance, ils en ont fort bien escrit ; mais de la simplicité et de l'humilité, rien du tout. Nostre Seigneur mesme est descendu du Ciel pour donner cognoissance aux hommes tant de l'une que de l'autre vertu, autrement ils eussent tousjours ignoré ceste doctrine si necessaire. Soyez prudens comme le serpent, dit-il à ses Apostres, mais passez plus outre, et soyez simples comme la colombe. Apprenez de la colombe à aymer Dieu en simplicité de cœur, n'ayant qu'une seule pretention et une seule fin en tout ce que vous ferez ; mais n'imitez pas seulement la simplicité de l'amour des colombes en ce qu'elles n'ont tousjours qu'un paron pour lequel elles font tout et auquel seul elles veulent complaire, mais imitez-les aussi en la simplicité qu'elles pratiquent en l'exercice et au tesmoignage qu'elles rendent de leur amour ; car elles ne font point tant de choses ni tant de mignardises, ains elles font simplement leurs petits gemissemens à l'entour de leurs colombeaux, et se contentent de leur tenir compagnie quand ils sont presens.

            La simplicité bannit de l'ame le soin et la sollicitude que plusieurs ont inutilement pour rechercher quantité d'exercices et de moyens pour pouvoir aymer Dieu, ainsi qu'ils disent ; et leur semble, s'ils ne font tout ce que les Saints ont fait, qu'ils ne sçauroyent estre contens. Pauvres gens ! ils se tourmentent pour trouver l'art d'aymer Dieu, et ne sçavent pas qu'il n'y en a point d'autre que de l'aymer ; ils pensent qu'il y ayt certaine finesse pour acquerir cest amour, lequel neantmoins ne se trouve qu'en la simplicité. Or, ce que nous [204] disons qu'il n'y a point d'art, n'est pas pour mespriser certains livres qui sont intitulés : L'Art d'aymer Dieu ; car ces livres enseignent qu'il n'y a point d'autre art que de se mettre à l'aymer, c'est à dire se mettre en la pratique des choses qui luy sont agreables, ce qui est le seul moyen de trouver et acquerir cest amour sacré, pourveu que ceste pratique s'entreprenne en simplicité, sans trouble et sans sollicitude. La simplicité embrasse voirement les moyens que l'on prescrit à un chacun selon sa vocation pour acquerir l'amour de Dieu, de sorte qu'elle ne veut point d'autre motif pour acquerir ou estre incitée à la recherche de cest amour que sa fin mesme, autrement elle ne seroit pas parfaitement simple ; car elle ne peut souffrir autre regard, pour parfait qu'il puisse estre, que le pur amour de Dieu qui est sa seule pretention. Par exemple, si on va à l'Office, et que l'on demande : Où allez-vous ? Je vay à l'Office, respondra-t'on. Mais pourquoy y allez-vous ? J'y vay pour louer Dieu. Mais pourquoy plustost à ceste heure qu'à une autre ? C'est parce que la cloche ayant sonné, si je n'y vay pas je seray remarquée. La fin d'aller à l'Office pour louer Dieu est tres-bonne, mais ce motif n'est pas simple, car la simplicité requiert qu'on y aille attiré du desir de plaire à Dieu, sans aucun autre regard ; et ainsi de toutes autres choses.

            Or, avant que passer outre, il faut descouvrir une tromperie qui est en l'esprit de plusieurs touchant ceste vertu ; car ils pensent que la simplicité soit contraire à la prudence, et qu'elles soyent opposées l'une à l'autre, ce qui n'est pas ; car jamais les vertus ne se contrarient l'une l'autre, ains ont une union tres-grande par ensemble. La vertu de simplicité est opposée et contraire au vice de l'astuce, vice qui est la source d'où procedent les finesses, artifices et duplicités. L'astuce est un amas d'artifices, de tromperies, de malices, et c'est par le [205] moyen de l'astuce que nous trouvons des inventions pour tromper l'esprit du prochain et de ceux avec lesquels nous avons à faire, pour les conduire au poinct que nous pretendons, qui est de leur faire entendre que nous n'avons autre sentiment au coeur que celuy que nous leur manifestons par nos paroles, ni autre cognoissance sur le sujet dont il s'agit ; chose qui est infiniment contraire à la simplicité, qui requiert que nous ayons l'interieur entierement conforme à l'exterieur.

            Je n'entends pas pourtant de dire qu'il faille tesmoigner en nos émotions, des passions à l'exterieur ainsi que nous les avons en l'interieur ; car ce n'est pas contre la simplicité de faire bonne mine en ce temps-là, ainsi que l'on pourroit penser. Il faut tousjours faire difference entre les effets de la partie superieure de nostre ame et les effets de nostre partie inferieure. Il est vray que par fois nous avons des grandes émotions en nostre interieur sur la rencontre d'une correction ou de quelqu'autre contradiction ; mais ceste émotion ne provient pas de nostre volonté, ains tout ce ressentiment se passe en la partie inferieure ; la partie superieure ne consent point à tout cela, ains elle aggrée, accepte et trouve bonne ceste rencontre. Nous avons dit que la simplicité a son regard continuel en l'acquisition de l'amour de Dieu ; or l'amour de Dieu requiert de nous que nous retenions nos sentimens, et que nous les mortifions et aneantissions, c'est pourquoy il ne requiert pas que nous les manifestions et fassions voir au dehors. Ce n'est donc pas manquer de simplicité de faire bonne mine quand nous sommes esmeus en l'interieur. Mais ne seroit-ce point tromper ceux qui nous verroyent, dites-vous, d'autant que, quoy que nous fussions fort immortifiées, ils croiroyent que nous serions fort vertueuses ? Ceste reflexion, ma chere Sœur, sur ce que l'on dira ou [206] que l'on pensera de vous, est contraire à la simplicité ; car nous avons dit qu'elle ne vise qu'à contenter Dieu et nullement les creatures, sinon entant que l'amour de Dieu le requiert. Apres que l'ame simple a fait une action qu'elle juge se devoir faire, elle n'y pense plus ; et s'il luy vient à la pensée ce que l'on dira ou que l'on pensera d'elle, elle retranche promptement tout cela, parce qu'elle ne peut souffrir aucun divertissement en sa pretention, qui est de se tenir attentive à son Dieu pour accroistre en elle son amour. La consideration des creatures ne l'esmeut point pour aucune chose, car elle refere tout au Createur.

            De mesme en est-il de ce que l'on pourroit dire, s'il n'est pas permis de se servir de la prudence pour ne pas descouvrir aux Superieurs ce que l'on penseroit les pouvoir troubler, ou nous-mesmes en le disant ; car la simplicité ne regarde sinon s'il est expedient de dire ou de faire telle chose, et puis là dessus elle se met à la faire, sans perdre le temps à considerer si le Superieur se trouble, ou bien encor moy, si je luy dis quelque pensée que j'ay eu de luy, ou qu'il ne se trouble pas, ni moy aussi. S'il est expedient pour moy de le dire, je ne laisseray pas de le dire tout simplement, en arrive apres ce que Dieu voudra. Quand j'auray fait mon devoir, je ne me mettray pas en peine d'autre chose.

            Il ne faut pas tousjours tant craindre le trouble, soit pour soy-mesme, soit pour autruy ; car le trouble de [207] soy-mesme n'est pas peché. Si je sçay qu'allant en quelque compagnie l'on me dira quelque parole qui me troublera et m'esmouvera, je ne dois pas eviter d'y aller ; ains je m'y dois porter, armé de la confiance que je dois avoir en la protection divine, qu'elle me fortifiera pour vaincre ma nature contre laquelle je veux faire la guerre. Ce trouble ne se fait qu'en la partie inferieure de nostre ame ; c'est pourquoy il ne s'en faut nullement estonner, quand il n'est pas suivi, je veux dire quand nous ne consentons point à ce qu'il nous suggere ; car en ce cas là il ne le faudroit pas faire. Mais d'où pensons-nous que vienne ce trouble, sinon du manquement de simplicité, d'autant que l'on s'amuse souvent à penser : que dira-t'on ou que pensera-t'on ? au lieu de penser à Dieu et à ce qui nous peut rendre plus agreables à sa Bonté.

            Mais si je dis une telle chose, j'en demeureray plus en peine que devant que l'avoir dite. Bien, si vous ne la voulez dire et qu'elle ne soit pas necessaire, n'ayant besoin d'instruction sur ce fait, resolvez-vous promptement et ne perdez pas le temps à considérer si vous la devez dire ou non ; car il n'y auroit pas de l'apparence de faire une heure de consideration sur toutes les menues actions de nostre vie. Mais de plus, je pense, quant à moy, qu'il est meilleur et plus expedient de dire à la Superieure les pensées qui nous mortifient le plus, que non pas plusieurs autres qui ne servent de rien, sinon pour accroistre l'entretien que vous faites avec elle. Et si vous en demeurez en peine, ce n'est que l'immortification qui fait cela ; car à quel propos diray-je ce qui n'est pas necessaire pour mon [208] utilité, en laissant ce qui me peut plus mortifier ? La simplicité, comme nous avons desja dit, ne cherche que le pur amour de Dieu, lequel ne se trouve jamais si bien qu'en la mortification de nous-mesmes ; et à mesure que la mortification croist, nous nous approchons d'autant plus du lieu où nous devons trouver son divin amour. Au surplus, les Superieurs doivent estre parfaits, ou du moins ils doivent faire les oeuvres des parfaits ; et partant ils ont les oreilles ouvertes pour recevoir et entendre tout ce que l'on leur veut dire, sans s'en mettre beaucoup en peine. La simplicité ne se mesle pas de ce que font ou feront les autres, elle pense à soy ; encore n'a-t'elle pour soy que les pensées qui sont vrayement necessaires, car quant aux autres, elle s'en destourne tousjours promptement. Ceste vertu a une grande affinité avec l'humilité, laquelle ne permet pas que l'on aye mauvaise opinion de personne que de nous-mesmes.

            Vous demandez comment il faut observer la. simplicité és conversations et recreations. Je vous responds : comme en toute autre action, bien qu'en celle-cy il y faut avoir une sainte liberté et franchise pour s'entretenir des sujets qui servent à l'esprit de joye et de recreation. Il faut estre fort naïf en la conversation ; il ne faut pourtant pas estre inconsideré, d'autant que la simplicité [209] suit tousjours la regle de l'amour de Dieu. Mais bien qu'il vous arrivast de dire quelque petite chose qui semblast n'estre pas si bien receüe de toutes comme vous voudriez, il ne faudroit pas pour cela s'amuser à faire des reflexions et examens sur toutes vos paroles ; ô non, car c'est l'amour propre sans doute qui nous fait faire ces enquestes, si ce que nous avons dit et fait est bien receu ; mais la sainte simplicité ne court pas apres ses paroles ni ses actions, ains elle en laisse l'evenement à la divine Providence, à laquelle elle s'attache souverainement. Elle ne se destourne ni à droite ni à gauche, ains elle suit simplement son chemin. Que si elle y rencontre quelque occasion de pratiquer quelque vertu, elle s'en sert soigneusement comme d'un moyen propre pour parvenir à sa perfection qui est l'amour de Dieu, mais elle ne s'empresse point pour les rechercher ; elle ne les mesprise point aussi. Elle ne se trouble de rien ; elle se tient coye et tranquille en la confiance qu'elle a que Dieu sçait son desir, qui est de luy plaire, et cela luy suffît.

            Mais comment peut-on accorder deux choses si contraires ? L'on nous dit d'un costé qu'il faut avoir un grand soin de nostre perfection et avancement, et de [210] l'autre l'on nous defend d'y penser ! Remarquez icy, s'il vous plaist, la misere de l'esprit humain, car il ne s'arreste jamais à la mediocrité, ains il court ordinairement aux extremités. Nous tenons ce defaut de nostre bonne mere Eve, car elle en fit bien autant lors que le malin esprit la tentoit de manger du fruict defendu ; elle dit que Dieu leur avoit defendu de le toucher, au lieu de dire qu'il leur avoit defendu de le manger. [211] L'on ne dit pas que vous ne pensiez point à vostre avancement, non ; mais que vous n'y pensiez pas avec empressement.

            C'est aussi manquer de simplicité de faire tant de considerations quand nous nous voyons faire des defauts les uns aux autres, pour sçavoir si ce sont des choses necessaires à dire à la Superieure ; car dites-moy, la Superieure n'est-elle pas capable de cela, et de juger s'il est requis d'en faire la correction ou non ? Mais que sçay-je moy à quelle intention ceste Sœur aura fait telle chose ? dites-vous. Il se peut bien faire que son intention soit bonne ; aussi ne devez-vous pas accuser son intention, mais son action exterieure, s'il y a de l'imperfection. Ne dites pas aussi que la chose est de peu de consequence, et qu'elle ne vaut pas d'aller mettre ceste pauvre Sœur en peine, car tout cela est contraire à la simplicité. La Regle qui commande de procurer l'amendement des Sœurs par le moyen des advertissemens, ne nous commande pas d'estre si considerées [212] en ce poinct, comme si l'honneur des Sœurs dependoit de ceste accusation. Il faut voirement observer et attendre le temps convenable pour faire la correction, car la faire sur le champ est un peu dangereux ; mais hors de là il faut faire en simplicité ce que nous sommes obligés de faire selon Dieu, et cela sans scrupule. Car bien que peut estre ceste personne se passionne et se trouble apres l'advertissement que vous luy aurez fait, vous n'en estes pas cause, ce n'est que son immortification. Oue si elle commet quelque faute sur le champ, cela sera cause qu'elle en evitera plusieurs autres qu'elle eust faites en perseverant en son defaut. La Superieure ne doit pas laisser de corriger les Sœurs parce qu'elles ont de l'aversion à la correction ; car peut estre tant que nous vivrons nous en aurons tousjours, d'autant que c'est une chose totalement contraire à la nature de l'homme d'aymer d'estre avili et corrigé ; mais ceste aversion ne doit pas estre favorisée de nostre volonté laquelle doit aymer l'humiliation. [213]

            Vous voulez que je vous die un mot de la simplicité que nous devons avoir à nous laisser conduire selon l'interieur, tant à Dieu que par nos Superieurs. Il y a des ames qui ne veulent, à ce qu'elles disent, estre conduites que par l'Esprit de Dieu, et leur semble que tout ce qu'elles s'imaginent soit des inspirations et des mouvemens du Saint Esprit, qui les prend par la main et les conduit en tout ce qu'elles veulent faire, comme des enfans, en quoy certes elles se trompent fort. Car, je vous prie, y a-t'il jamais eu une vocation plus speciale que celle de saint Paul, en laquelle Nostre Seigneur luy parla luy-mesme pour le convertir ? et neantmoins il ne voulut pas l'instruire, ains le renvoya à Ananie, disant : Va-t'en, tu trouveras un homme qui te dira, ce que tu auras à faire. Et bien que saint Paul eust peu dire : Seigneur, et pourquoy non vous-mesme ne le direz-vous pas ? il ne le dit pas pourtant, ains s'en alla tout simplement faire comme il luy estoit commandé. Et nous autres penserons estre plus favorisés de Dieu que saint Paul, croyans qu'il [214] nous veut conduire luy-mesme sans l'entremise d'aucune creature. La conduite de Dieu pour nous autres, mes tres-cheres filles, n'est autre que l'obeissance, car hors de là il n'y a que tromperie.

            C'est bien une chose certaine que tous ne sont pas conduits par un mesme chemin ; mais aussi n'est-ce pas à un chacun de nous de cognoistre par quel chemin Dieu nous appelle. Cela appartient aux Superieurs, lesquels ont la lumiere de Dieu pour ce faire. Il ne faut pas dire qu'ils ne nous cognoissent pas bien, car nous devons croire que l'obeissance et la sousmission sont tousjours les vrayes marques de la bonne inspiration ; et quoy qu'il puisse arriver que nous n'ayons point de consolation és exercices que l'on nous fait faire, et que nous en ayons beaucoup aux autres, ce n'est pas par la consolation que l'on juge de la bonté de nos actions. Il ne faut pas s'attacher à nostre propre satisfaction, car ce seroit s'attacher aux fleurs et non pas au fruict. Vous retirerez plus d'utilité de ce que vous ferez suivant la direction de vos Superieurs, que non pas en suivant vos instincts interieurs, qui ne proviennent pour l'ordinaire que de l'amour propre qui, sous couleur de bien, recherche de se complaire en la vaine estime de nous-mesmes.

            C'est bien la vraye verité que vostre bien dépend de vous laisser conduire et gouverner par l'Esprit de Dieu [215] sans reserve, et c'est cela que pretend la vraye simplicité que Nostre Seigneur a tant recommandée : Soyez simples comme des colombes, dit-il à ses Apostres ; mais il ne s'arreste pas là, leur disant de plus : Si vous n'estes faits simples comme un petit enfant, vous n'entrerez point au Royaume de mon Pere. Un enfant, pendant qu'il est bien petit, est reduit en une grande simplicité qui fait qu'il n'a autre cognoissance que de sa mere ; il n'a qu'un seul amour, qui est pour sa mere, et en cest amour une seule pretention, qui est le sein de sa mere : estant couché dessus ce sein bien-aymé, il ne veut autre chose. L'ame qui a la parfaite simplicité n'a qu'un amour, qui est pour Dieu ; et en cest amour elle n'a qu'une seule pretention, qui est celle de reposer sur la poitrine du Pere celeste, et là, comme un enfant d'amour, faire sa demeure, laissant entierement tout le soin de soy-mesme à son bon Pere, sans que jamais plus elle se mette en peine de rien, sinon de se tenir en ceste sainte confiance ; non pas mesme les desirs des vertus et des graces qui luy sembloyent estre necessaires ne l'inquietent point. Elle ne neglige voirement rien de ce qu'elle rencontre en son chemin, mais aussi elle ne s'empresse point à rechercher d'autres moyens de se perfectionner que ceux qui luy sont prescrits. Mais à quoy servent aussi les desirs si pressans et inquietans des vertus dont la pratique ne nous est pas necessaire ? La douceur, l'amour de nostre abjection, l'humilité, la douce charité et cordialité envers le prochain, l'obeissance, sont des vertus dont la pratique nous doit estre commune, d'autant qu'elle nous est necessaire, parce que la rencontre des occasions nous en est frequente ; mais quant à la constance, à la magnificence, et telles autres vertus que peut estre nous n'aurons jamais occasion de pratiquer, ne nous en mettons point en peine ; nous n'en serons pas pour cela moins magnanimes ni genereux. [216]

            Vous me demandez comme les ames qui sont attirées en l'oraison à ceste sainte simplicité et à ce parfait abandonnement en Dieu se doivent conduire en toutes leurs actions ? Je responds que non seulement en l'oraison, mais en la conduite de toute leur vie, elles doivent marcher invariablement en esprit de simplicité, abandonnant et remettant toute leur ame, leurs actions et leurs succés au bon plaisir de Dieu, par un amour de parfaite et tres-absolue confiance, se delaissant à la mercy et au soin de l'amour eternel que la divine Providence a pour elles. Et pour cela, qu'elles tiennent leur ame ferme en ce train, sans permettre qu'elle se divertisse à faire des retours sur elle-mesme, pour voir ce qu'elles font ou si elles sont satisfaites. Helas ! nos satisfactions et consolations ne satisfont pas les yeux de Dieu, ains elles contentent seulement ce miserable amour et soin que nous avons de nous-mesmes, hors de Dieu et de sa consideration. Les enfans, certes, que Nostre Seigneur nous marque devoir estre le modelle de nostre perfection, n'ont ordinairement aucun soin, sur tout en la presence de leurs peres et meres ; ils se tiennent attachés à eux, sans se retourner à regarder ni leurs satisfactions ni leurs consolations, qu'ils prennent à la bonne foy et en jouissent en simplicité, sans curiosité quelconque d'en considerer les causes ni les effets, l'amour les occupant assez sans qu'ils puissent faire autre chose. Qui est bien attentif à plaire amoureusement à l'Amant celeste n'a ni le cœur ni le loisir de retourner sur soy-mesme, son esprit tendant continuellement du costé où l'amour le porte.

            Cest exercice d'abandonnement continuel de soy-mesme és mains de Dieu comprend excellemment toute la perfection des autres exercices en sa tres-parfaite simplicité et pureté ; et tandis que Dieu nous en laisse l'usage, nous ne devons point le changer. Les amantes [217] spirituelles, espouses du Roy celeste, se mirent voirement de temps en temps, comme les colombes qui sont aupres des eaux tres pures, pour voir si elles sont bien ageancées au gré de leur Amant ; et cela se fait és examens de la conscience par lesquels elles se nettoyent, purifient et ornent au mieux qu'elles peuvent, non pour estre parfaites, non pour se satisfaire, non pour desir de leur progrés au bien, mais pour obeir à l'Espoux, pour la reverence qu'elles luy portent et pour l'extreme desir qu'elles ont de luy donner du contentement. Mais n'est-ce pas un amour bien pur, bien net et bien simple, puisqu'elles ne se purifient pas pour estre pures, elles ne se parent pas pour estre belles, ains seulement pour plaire à leur Amant, auquel si la laideur estoit aussi agreable, elles l'aymeroient autant que la beauté ? Et si, ces simples colombes n'employent pas un soin ni fort long ni aucunement empressé à se laver et parer, car la confiance que leur amour leur donne d'estre grandement aymées, quoy qu'indignes (je dis la confiance que leur amour leur donne en l'amour et en la bonté de leur Amant), leur oste tout empressement et desfiance de ne pas estre assez belles ; outre que le desir d'aymer, plustost que de se parer et preparer à l'amour, leur retranche toute curieuse sollicitude et les fait contenter d'une douce et fidelle preparation, faite amoureusement et de bon cœur.

            Et pour conclure ce poinct, saint François envoyant ses enfans aux champs, en voyage, leur donnoit cest advis au lieu d'argent et pour toute provision : Jettez vostre soin en Nosire Seigneur, et il vous nourrira. Je vous en dis de mesme, mes tres-cheres filles : jettez bien tout vostre cœur, vos pretentions, vos sollicitudes et vos affections dans le sein paternel de Dieu, et il vous conduira, ains portera où son amour vous veut.

            Oyons et imitons le divin Sauveur, qui, comme tres-parfait Psalmiste, chante les souverains traits de son amour sur l'arbre de la croix ; il les conclud tous ainsi : Mon Pere, je remets et recommande mon esprit entre vos mains. Apres que nous aurons dit cela, mes [218] tres-cheres filles, que reste-t'il sinon d'expirer et mourir de la mort de l'amour, ne vivant plus à nous-mesmes, mais Jesus Christ vivant en nous ? Alors cesseront toutes les inquietudes de nostre cœur, provenantes du desir que l'amour propre nous suggere et de la tendreté que nous avons en nous et pour nous, qui nous fait secrettement empresser à la queste des satisfactions et perfections de nous-mesmes ; et embarqués dans les exercices de nostre vocation, sous le vent de ceste simple et amoureuse confiance, sans nous appercevoir de nostre progrés, nous le ferons grandement ; sans aller, nous avancerons, et sans nous remuer de nostre place nous tirerons païs, comme font ceux qui singlent en haute mer sous un vent propice. Alors tous les evenemens et varietés d'accidens qui surviennent sont receus doucement et suavement ; car qui est entre les mains de Dieu et qui repose dans son sein, qui s'est abandonné à son amour et qui s'est, remis à son bon plaisir, qu'est ce qui le peut esbranler et mouvoir ? Certes, en toutes occurrences, sans s'amuser à philosopher sur les causes, raisons et motifs des evenemens, il prononce de cœur ce saint acquiescement du Sauveur : Ouy, mon Pere, car ainsi il a esté agreé devant vous.

            Alors nous serons toutes détrempées en douceur et suavité envers nos Sœurs et les autres prochains, car nous verrons ces ames là dans la poitrine du Sauveur. Helas ! qui regarde le prochain hors de là, il court fortune de ne l'aymer ni purement, ni constamment, ni esgalement ; mais là, qui ne 1'aymeroit, qui ne le supporteroit, qui ne souffriroit ses imperfections, qui le trouverait de mauvaise grace, qui le trouverait ennuyeux ? Or, il y est ce prochain, mes tres-cheres filles, dans la poitrine du Sauveur ; il est là comme tres-aymé et tant aymable que l'Amant meurt d'amour pour luy. Alors encor l'amour naturel du sang, des convenances, des bien-seances, des correspondances, des sympathies, des graces sera purifié et reduit à la parfaite obeissance de l'amour tout pur du bon plaisir divin ; et certes, le grand [219] bien et le grand bon-heur des ames qui aspirent à la perfection seroit, de n'avoir nul desir d'estre aymées des creatures, sinon de cest amour de charité qui nous fait affectionner le prochain et chacun en son rang, selon le desir de Nostre Seigneur.

            Avant que finir, il faut dire un mot de la prudence du serpent ; car j'ay bien pensé que si je parlois de la simplicité de la colombe, l'on me jetteroit viste le serpent dessus. Plusieurs ont demandé quel estoit le serpent duquel Nostre Seigneur vouloit que nous apprinssions la prudence. Laissant toutes autres responses qui se peuvent faire à ceste demande, nous prenons [220] maintenant les paroles de Nostre Seigneur : Soyez prudens comme le serpent lequel, lors qu'il est attaqué, il expose tout son corps pour conserver sa teste. De mesme devons-nous faire, exposant tout au peril quand il est requis, pour conserver en nous sain et entier Nostre Seigneur et son amour ; car il est nostre chef, et nous sommes ses membres : et cela est la prudence que nous devons avoir en nostre simplicité.

            Encore vous diray-je qu'il se faut souvenir qu'il y a deux sortes de prudence, à sçavoir, la naturelle et la surnaturelle. Quant à la naturelle, il la faut bien mortifier comme n'estant pas du tout bonne, nous suggerant plusieurs considerations et prevoyances non necessaires, qui tiennent nos esprits bien esloignés de la simplicité.

            La vraye vertu de prudence doit estre veritablement pratiquée, d'autant qu'elle est comme un sel spirituel qui [221] donne goust et saveur à toutes les autres vertus ; mais elle doit estre tellement pratiquée des Filles de la Visitation, que la vertu d'une simple confiance surpasse tout ; car elles doivent avoir une confiance toute simple, qui les fasse demeurer en repos entre les bras de leur Pere celeste et de leur tres-chere Mere Nostre Dame, devant estre asseurées qu'ils les protegeront tousjours de leur soin tres-aymable, puisqu'elles sont assemblées pour la gloire de Dieu et l'honneur de la tres-sainte Vierge. Dieu soit beni ! [222]

 

Treiziesme entretien. Des Regles et de l'esprit de la Visitation

 

 

            C'est une chose tres-difficile que celle que vous me demandez : quel est l'esprit de vos Regles et comme vous le pourrez prendre. Or, premier que de parler de cest esprit, il faut que vous sçachiez que veut dire cela, avoir l'esprit d'une Regle ; car nous entendons ordinairement dire : un tel Religieux a le vray esprit de sa Regle.

            Nous tirerons du saint Evangile deux exemples qui sont tres-propres pour vous faire comprendre cecy. Il est dit que saint Jean Baptiste estoit venu en l'esprit et vertu d'Helie, et pour cela, qu'il reprenoit hardiment et rigoureusement les pecheurs, les appellant engeance de viperes et telles autres paroles. Mais quelle estoit ceste vertu d'Helie ? C'estoit la force qui procedoit de son esprit pour aneantir et punir les pecheurs, faisant tomber le feu du ciel pour perdre et confondre ceux qui vouloyent resister à la majesté de son Maistre : c'estoit donc un esprit de rigueur qu'avoit Helie. L'autre exemple que nous trouvons en l'Evangile, qui sert à [223] nostre propos, est que Nostre Seigneur voulant aller en Hierusalem, ses disciples l'en dissuadoyent, parce que les uns avoyent affection d'aller en Capharnaum, les autres en Bethanie, et ainsi taschoyent de conduire Nostre Seigneur au lieu où ils vouloyent aller ; car ce n'est pas d'aujourd'huy que les inferieurs veulent conduire leurs maistres selon leur volonté. Mais Nostre Seigneur qui estoit tres-facile à condescendre, raffermit toutefois son visage, car l'Evangeliste use de ces mesmes mots, pour aller en Hierusalem, à fin que les Apostres ne le pressassent plus de n'y pas aller. Allant donc en Hierusalem, il voulut passer par une ville de Samarie, mais les Samaritains ne le voulurent pas permettre ; dequoy saint Jacques et saint Jean entrerait en colere, et furent tellement indignés contre les Samaritains de l'inhospitalité qu'ils faisoyent à leur Maistre, qu'ils luy dirent : Maistre, voulez-vous que nous fassions tomber le feu du ciel pour les abysmer et les chastier de l'outrage qu'ils vous font ? Et Nostre Seigneur leur respondit : Vous ne sçavez de quel esprit vous estes, voulant dire : Ne sçavez-vous pas que nous ne sommes plus au temps d'Helie qui avoit un esprit de rigueur ? Et bien qu'Helie fust un tres-grand serviteur de Dieu, et qu'il fist bien en faisant ce que vous voulez faire, neantmoins vous autres ne feriez pas bien en l'imitant, d'autant que je ne suis pas venu pour punir et confondre les pecheurs, ains pour les attirer doucement à penitence et à ma suite.

            Or, voyons maintenant quel est l'esprit particulier d'une Regle. Pour le mieux entendre il faut donner des exemples qui soyent hors de nous, et apres, nous [224] reviendrons à nous-mesmes. Toutes les Religions et toutes les assemblées de devotion ont un esprit qui leur est general, et chacune en a un qui luy est particulier. Le general est la pretention qu'elles ont toutes d'aspirer à la perfection de la charité ; mais l'esprit particulier c'est le moyen de parvenir à ceste perfection de la charité, c'est à dire à l'union de nostre ame avec Dieu, et avec le prochain pour l'amour de Dieu ; ce qui se fait, avec Dieu par l'union de nostre volonté à la sienne, et avec le prochain par la douceur, qui est une vertu dependante immediatement de la charité.

            Venons à cest esprit particulier : il est certes tres-different en divers Ordres. Les uns s'unissent à Dieu et au prochain par la contemplation, et pour cela ont une tres-grande solitude et ne conversent que le moins qu'ils peuvent parmi le monde, non pas mesmes les uns avec les autres, si ce n'est en certain temps ; ils s'unissent aussi avec le prochain par le moyen de l'oraison, en priant Dieu pour luy. Au contraire, l'esprit particulier des autres est voirement de s'unir à Dieu et au prochain, mais c'est par le moyen de l'action, quoy que spirituelle. Ils s'unissent à Dieu, mais c'est en luy reunissant le prochain par l'estude, predications, confessions, conferences et autres actions de pieté ; et pour mieux faire ceste union avec le prochain, ils [225] conversent avec le monde. Ils s'unissent bien encor à Dieu par l'oraison ; mais neantmoins leur fin principale est celle que nous venons de dire, de tascher de convertir les ames et les unir à Dieu. Les autres ont un esprit severe et rigoureux, avec un parfait mespris du monde et de toutes ses vanités et sensualités, voulans par leur exemple induire les hommes à ce mespris des choses de la terre ; et à cela, sert l'aspreté de leurs habits et exercices. D'autres ont un autre esprit, et c'est une chose fort necessaire de sçavoir quel est l'esprit particulier de chaque Religion et assemblée pieuse ; ce que pour bien cognoistre, il faut considerer la fin pour laquelle elle a esté commencée et les divers moyens de parvenir à ceste fin. Il y a la generale en toutes les Religions, comme nous avons dit ; mais c'est de la particuliere de laquelle je parle, et à laquelle il faut avoir un si grand amour qu'il n'y ayt chose aucune que nous puissions cognoistre qui soit conforme à ceste fin, que nous ne l'embrassions de tout nostre cœur.

            Avoir l'amour de la fin de nostre Institut, sçavez-vous [226] que c'est ? C'est estre exactes à l'observance des moyens de parvenir à ceste fin, qui sont nos Regles et Constitutions, et estre fort diligentes à faire tout ce qui en dépend et qui sert à les observer plus parfaitement : cela, c'est avoir l'esprit de nostre Religion. Mais il faut que ceste exacte et ponctuelle observance soit entreprise en simplicité de cœur, je veux dire qu'il ne nous faut pas vouloir aller au delà, par des pretentions de faire plus qu'il ne nous est marqué dans nos Regles ; car ce n'est pas par la multiplicité des choses que nous faisons que nous acquerons la perfection, mais c'est par la perfection et pureté d'intention avec laquelle nous les faisons. Il faut donc regarder quelle est la fin de vostre Institut et l'intention de vostre Instituteur, et vous arrester aux moyens qui vous sont marqués pour y parvenir. Quant à la fin de vostre Institut, il ne la faut pas chercher en l'intention des trois premieres Sœurs qui commencerent, non plus que celle des Jesuites au premier dessein qu'eut saint Ignace ; car il ne pensoit à rien moins qu'à faire ce qu'il a fait par apres, comme de mesme saint François, saint Dominique et les autres qui ont commencé des Religions. Mais Dieu, à qui seul appartient de faire ces assemblées de pieté, les a fait reussir en la façon que nous voyons qu'elles sont ; car il ne faut jamais croire que ce soyent les hommes qui, par leur invention, ayent commencé ceste façon de vie si parfaite comme est celle de la Religion : c'est Dieu par l'inspiration duquel ont esté composées les Regles, qui sont les moyens propres pour parvenir à ceste fin generale à tous les Religieux, de s'unir à Dieu, et au prochain pour l'amour de Dieu.

            Mais comme chaque Religion a sa fin particuliere, comme aussi les moyens particuliers pour parvenir à ceste [227] fin et union generale, tous ont aussi un moyen general pour y parvenir, qui est par les trois vœux essentiels de la Religion. Chacun sçait que les richesses et les biens de la terre sont des puissans attraits pour dissiper l'ame, tant pour la trop grande affection qu'elle y met, que pour les sollicitudes qu'il faut avoir pour les garder, voire pour les accroistre, d'autant que l'homme n'en a jamais assez selon ce qu'il desire. Le Religieux couppe et tranche tout cela par le vœu de pauvreté. Il en fait tout de mesme à la chair et à toutes ses sensualités et plaisirs, tant licites qu'illicites, par le vœu de chasteté, qui est un tres-grand moyen de s'unir à Dieu tres-particulierement ; d'autant que ces plaisirs sensuels allentissent et affoiblissent grandement les forces de l'esprit, dissipent le cœur et l'amour que nous devons à Dieu, et que nous luy donnons entierement par ce moyen, ne nous contentant pas de sortir de la terre de ce monde, mais sortans encore de la terre de nous-mesme, c'est à dire renonçans aux plaisirs terrestres de nostre chair. Mais beaucoup plus parfaitement nous unissons-nous à Dieu par le vœu d'obeissance, d'autant que nous renonçons à toute nostre ame, à toutes ses puissances, ses volontés et toutes ses affections, pour nous sousmettre et assujettir non seulement à la volonté de Dieu, mais à celle de nos Superieurs, laquelle nous devons tousjours regarder comme estant celle de Dieu mesme ; et cecy est un tres-grand renoncement, à cause des continuelles productions des petites volontés que fait nostre amour propre. Estant donc ainsi sequestrés de toutes choses, nous nous retirons en l'intime de nos cœurs pour plus parfaitement nous unir à sa divine Majesté.

            Or, pour venir en particulier à la fin pour laquelle nostre Congregation de la Visitation a esté erigée, et [228] par icelle comprendre plus aisement quel est l'esprit particulier de la Visitation, j'ay tousjours jugé que c'estoit un esprit d'une profonde humilité envers Dieu et d'une grande douceur envers le prochain ; d'autant qu'ayant moins de rigueur pour le corps, il faut qu'il y avt tant plus de douceur de cœur. Tous les anciens Peres ont determiné que, où l'aspreté des mortifications corporelles manque, il y doit avoir plus de perfection d'esprit ; il faut donc que l'humilité envers Dieu et la douceur envers le prochain supplée en vos maisons à l'austerité des autres. Et si bien les austerités sont bonnes en elles-mesmes et sont des moyens de parvenir à la perfection, elles ne seroyent pas pourtant bonnes chez vous, d'autant que ce seroit contre les Regles.

            L'esprit de douceur est tellement l'esprit de la Visitation, que quiconque y voudroit introduire plus d'austerités qu'il n'y a pas maintenant, destruiroit incontinent la Visitation ; d'autant que ce seroit faire contre la fin pour laquelle elle a esté dressée, qui est pour y pouvoir recevoir les filles et femmes infirmes, qui n'ont pas des corps assez forts pour entreprendre, ou qui ne sont pas inspirées et attirées de servir et s'unir à Dieu par la voye des austerités que l'on fait és autres Religions. Vous me direz peut estre : S'il arrive qu'une Sœur ayt une complexion robuste, peut-elle pas bien [229] faire des austerités plus que les autres, avec la permission de la Superieure, en sorte que les autres Sœurs ne s'en apperçoivent pas ? je responds à cela qu'il n'y a point de secret qui ne passe secrettement à une autre ; et ainsi de l'une à l'autre l'on vient à faire des Religions dans les Religions et des petites ligues, et puis tout se dissipe. La bien-heureuse Mere sainte Therese dit admirablement bien le mal qu'apportent ces petites entreprises de vouloir faire plus que la Regle n'ordonne et que la Communauté ne fait ; et particulierement si c'est la Superieure, le mal en sera plus grand ; car tout aussi tost que ses filles s'en appercevront, elles voudront incontinent faire le mesme, et elles ne manqueront pas de raison pour se persuader qu'elles le feront bien, les unes poussées de zele, les autres pour luy complaire, et tout cela servira de tentation à celles qui ne pourront ou ne voudront pas faire de mesme.

            Il ne faut jamais introduire, permettre ni souffrir ces particularités en Religion, excepté neantmoins en certaines necessités particulieres ; comme s'il arrivoit qu'une Sœur fust pressée de quelque grande vexation ou tentation, alors ce ne seroit pas un extraordinaire de demander à la Superieure de faire quelques penitences plus que les autres ; car il faut user de la mesme simplicité que font les malades, qui doivent demander les remedes qui leur semblent les pouvoir soulager. Que s'il y avoit une Sœur qui fust si genereuse et courageuse que de vouloir parvenir à la perfection dans un quart d'heure, faisant plus que la Communauté, je luy conseillerois qu'elle s'humiliast et se sousmist à ne vouloir estre parfaite que dans trois jours, allant le train des autres. Et s'il se rencontre des Sœurs qui ayent des corps forts et robustes, à la bonne heure ; il ne faut pas [230] pourtant qu'elles veuillent aller plus viste que celles qui sont foibles.

            Voicy un exemple en Jacob, qui est tres-admirable et fort propre pour monstrer comment il se faut accommoder aux foibles, et arrester nostre force pour nous assujettir à aller de pair avec eux, principalement quand nous y avons de l'obligation, comme ont les Religieux à suivre la Communauté en tout ce qui est de la parfaite observance. Jacob donc sortant de la maison de son beau pere Laban, avec toutes ses femmes, ses enfans, ses serviteurs et ses troupeaux, pour s'en retourner chez luy, craignoit extremement de rencontrer son frere Esaü, d'autant qu'il pensoit qu'il fust tousjours irrité contre luy, ce qui n'estoit plus. Estant donc en chemin, le pauvre Jacob eut bien peur, car il rencontra Esaü fort bien accompagné d'une grande troupe de soldats. Jacob l'ayant salué, le trouva tout doux en son endroit, car il luy dit : Mon frere, allons de compagnie et achevons le voyage ensemble. A quoy respondit le bon Jacob : Mon seigneur et mon frere, il n'en sera pas ainsi, s'il vous plaist, d'autant que je meine mes enfans, et leurs petits pas exerceroyent ou abuseroyent de vostre patience ; quant à moy, qui y suis obligé, je mesure mes pas aux leurs. Et mesmes, il n'y a pas long temps que mes brebis ont agnelé ; les agneaux encore tendres ne pourroyent pas aller viste, et tout cela vous arresteroit trop en chemin. Remarquez, je vous prie, la debonnaireté de ce saint Patriarche : il s'accommode [231] volontiers aux pas, non seulement de ses petits enfans, mais aussi de ses agnelets. Il estoit à pied, et ce voyage luy fut heureux, comme il se void assez par les benedictions qu'il receut de Dieu tout le long du chemin ; car il vid et parla plusieurs fois aux Anges et au Seigneur des Anges et des hommes ; et en fin il fut mieux partagé que son frere, qui estoit si bien accompagné.

            Si nous voulons que nos voyages soyent benis de la divine Bonté, assujettissons-nous volontiers à l'exacte et ponctuelle observance de nos Regles, et cela en simplicité de cœur, sans vouloir doubler les exercices, ce qui seroit aller contre l'intention de l'Instituteur et la fin pour laquelle la Congregation a esté erigée. Accommodons-nous donc volontiers avec les infirmes qui y peuvent estre receuës, et je vous asseure que nous n'arriverons pas plus tard pour cela à la perfection ; ains au contraire, ce sera cela mesme qui nous y conduira plus tost, parce que n'ayant pas beaucoup à faire nous nous appliquerons à le faire avec la plus grande perfection qu'il nous sera possible. Et c'est en quoy nos œuvres sont plus agreables à Dieu, d'autant qu'il n'a pas esgard à la multiplicité des choses que nous faisons pour son amour, comme nous avons tantost dit, ains seulement à la ferveur de la charité avec laquelle nous les faisons. Je trouve, si je ne me trompe, que si nous nous determinons à vouloir parfaittement observer nos Regles, nous aurons assez de besogne sans nous charger davantage, d'autant que tout ce qui concerne la perfection de nostre estat y est compris.

            La bien-heureuse Mere sainte Therese dit que ses filles estoyent tellement exactes, qu'il falloit que les Superieures eussent un tres-grand soin de ne rien dire [232] qui ne fust tres-bon à faire, parce que, sans autre semonce, elles se portoyent incontinent à le faire, et que pour plus parfaitement observer leurs Regles, elles estoyent pointilleuses à la moindre petite dependance. Elle rapporte qu'une fois il y eut une de ses filles qui n'ayant pas bien entendu quelque chose qu'une Superieure avoit commandé, luy dit qu'elle n'entendoit pas bien cela, et la Superieure luy respondant assez brusquement et inconsiderément : Allez mettre la teste dans un puits, luy dit-elle, et vous l'entendrez. La fille fut si prompte à partir de la main, que si on ne l'eust arrestée, elle s'alloit jetter dans un puits. Il y a certes moins à faire à estre exacte en l'observance des Regles, que non pas de les vouloir observer en partie.

            Je ne puis assez dire de quelle importance est ce poinct, d'estre ponctuel à la moindre chose qui sert à plus parfaitement observer la Regle, comme aussi de ne vouloir rien entreprendre davantage, sous quelque pretexte que ce soit, parce que c'est le moyen de conserver la Religion en son entier et en sa premiere ferveur ; et le contraire de cela est ce qui la destruit et fait décheoir de sa premiere perfection. Vous me [233] demandez s'il y auroit plus de perfection à se conformer tellement à la Communauté, que mesme l'on ne demandast point à faire de Communion extraordinaire ? Qui en doute, mes cheres filles ? si ce n'est en certains cas, comme seroit és festes de nostre Patron ou du Saint auquel nous avons eu devotion toute nostre vie, ou quelque necessité fort pressante. Mais quant à certaines petites ferveurs que nous avons aucunes fois, qui sont passageres et qui pour l'ordinaire sont des effets de nostre nature, lesquelles nous font desirer la Communion, il ne faut point avoir esgard à cela, non plus que les mariniers n'en ont point à un certain vent qui se leve à la pointe du jour, lequel est produit des vapeurs qui s'eslevent de la terre et n'est pas de durée, ains cesse tout aussi tost que lesdites vapeurs sont un peu surlevées et dissipées ; et partant, le patron du navire qui le cognoist, ne crie point au vent et ne desploye point les voiles pour voguer à la faveur d'iceluy. De mesme nous autres, il ne faut pas que nous tenions pour un bon vent, c'est à dire pour inspiration, tant de petites volontés qui nous viennent, ores de demander à communier, tantost de faire oraison, tantost une autre chose ; car nostre amour propre, qui recherche tousjours sa satisfaction, demeurerait entierement content de tout cela, et principalement de ces petites inventions, et ne cesseroit de nous en fournir tousjours de nouvelles. Aujourd'huy que la Communauté communie, il vous suggerera qu'il faut que par humilité vous demandiez de vous en abstenir, et lors que le temps de s'humilier viendra, il vous persuadera de vous resjouïr et de demander la Communion pour cest effet ; et ainsi il ne seroit jamais fait. Il ne faut point tenir pour inspiration les choses qui sont hors de la Regle, si ce n'est en [234] cas si extraordinaires, que la perseverance nous fasse cognoistre que c'est la volonté de Dieu, comme il s'est trouvé, pour ce qui est de la Communion, en deux ou trois grandes Saintes, les directeurs desquelles vouloyent qu'elles communiassent tous les jours. Je trouve que c'est un tres-grand acte de perfection de se conformer en toutes choses à la Communauté et de ne s'en départir jamais par nostre propre choix ; car outre, que c'est un tres-bon moyen pour nous unir avec le prochain, c'est encore cacher à nous-mesmes nostre propre perfection.

            Il y a une certaine simplicité de cœur en laquelle consiste la perfection de toutes les perfections, et c'est ceste simplicité qui fait que nostre ame ne regarde qu'à Dieu, et qu'elle se tient toute ramassée et resserrée en elle-mesme pour s'appliquer avec toute la fidelité qui luy est possible à l'observance de ses Regles, sans s'espancher à desirer ni vouloir entreprendre de faire plus que cela. Elle ne veut point faire des choses excellentes et extraordinaires qui la pourroyent faire estimer des creatures ; et par ainsi elle se tient fort basse en elle-mesme et n'a pas des grandes satisfactions, car elle ne fait rien de sa propre volonté, ni rien de plus que les autres, et ainsi toute sa sainteté est cachée à ses yeux : Dieu seul la void, qui se delecte en sa simplicité, par laquelle elle ravit son cœur et s'unit à luy. Elle tranche court à toutes les inventions de son amour propre, lequel prend une souveraine delectation à faire des entreprises de choses grandes et excellentes et qui nous font surestimer au dessus des autres. Telles ames jouïssent par tout d'une grande paix et tranquillité d'esprit.

            Jamais il ne faut ni penser ni croire que pour ne faire rien de plus que les autres et suivre la Communauté, [235] nous ayons moins de merite. O non, car la perfection ne consiste point és austerités ; encore que ce soyent des bons moyens d'y parvenir, et qu'elles soyent bonnes en elles-mesmes, neantmoins pour nous elles ne le sont pas, parce qu'elles ne sont pas conformes à. nos Regles ni à l'esprit d'icelles, estant une plus grande perfection de se tenir dans leur simple observance et suivre la Communauté, que vouloir aller au delà. Celle qui se tiendra dans ces limites, je vous asseure qu'elle fera un grand chemin en peu de temps et rapportera beaucoup de fruict à ses Sœurs par son exemple. En fin, quand nous sommes à ramer, il le faut faire par mesure ; ceux qui rament sur mer ne sont pas si tost battus pour ramer un peu laschement, que s'ils ne donnent les coups de rame par mesure. L'on doit tascher d'eslever les Novices toutes également, faisant les mesmes choses, à fin que l'on rame justement ; et si bien toutes ne le font pas avec égale perfection, nous ne sçaurions qu'y faire, cela se trouve en toutes les Communautés.

            Mais, dites-vous, c'est par mortification que vous demeurez un peu plus dans le chœur aux jours de feste que les autres, parce que le temps vous y a desja bien [236] duré durant deux ou trois heures de suitte que toutes y ont demeuré. A cela je vous responds que ce n'est pas une regle generale qu'il faille faire tout ce à quoy on a de la repugnance, non plus que de s'abstenir des choses auxquelles on a de l'inclination ; car si une Sœur a de l'inclination à dire l'Office divin, il ne faut pas qu'elle laisse d'y assister sous pretexte de se vouloir mortifier. Au demeurant, le temps des festes qui est laissé en liberté pour faire ce que l'on veut, chacune le peut employer selon sa devotion ; mais il est vray pourtant, qu'ayant demeuré trois heures, vcire plus dans le chœur avec la Communauté, il est beaucoup à craindre que le quart d'heure que vous y demeurez davantage ne soit un petit morceau que vous donnerez à vostre amour propre.

            En fin, mes cheres filles, il faut beaucoup aymer nos Regles, puisqu'elles sont les moyens par lesquels nous parvenons à leur fin, qui est de nous conduire facilement à la perfection de la charité, qui est l'union de nos ames avec Dieu et avec le prochain. Et non seulement cela, mais aussi de reunir le prochain avec Dieu, ce que nous faisons par la voye que nous luy presentons, laquelle est toute douce et facile, aucune fille n'estant rejettée faute de force corporelle, pourveu qu'elle ayt volonté de vivre selon l'esprit de la Visitation, qui est, comme j'ay dit, un esprit d'humilité envers Dieu et de douceur de cœur envers le prochain : et c'est cest esprit qui fait nostre union tant avec Dieu qu'avec le prochain. Par l'humilité nous nous unissons avec Dieu, nous sousmettant à l'exacte observance de ses volontés qui nous sont signifiées dans nos Regles ; car nous devons pieusement croire qu'elles ont esté dressées par son inspiration, estant receuës par la Sainte Eglise et approuvées par Sa Sainteté, qui en sont des signes tres-evidens ; [237] et partant, nous les devons aymer d'autant plus tendrement, et les serrer sur nos poitrines tous les jours plusieurs fois en forme de recognoissance envers Dieu qui nous les a données. Par la douceur de cœur nous nous unissons avec le prochain par une exacte et ponctuelle conformité de vie, de mœurs et d'exercices, ne faisant ni plus ni moins que ceux avec lesquels nous vivons et que ce qui nous est marqué en la voye en laquelle Dieu nous a mis ensemble, employant et arrestant toutes les forces de nostre ame à les faire avec toute la perfection qui nous sera possible. Mais remarquez que ce que j'ay dit plusieurs fois, qu'il faut estre fort ponctuelles à l'observance des Regles et à la moindre petite dependance, ne se doit pas entendre d'une ponctualité de scrupule : ô non, car cela n'a pas esté mon intention ; mais d'une ponctualité de chastes espouses, qui ne se contentent pas d'éviter de desplaire à leur celeste Espoux, ains veulent faire tout ce qu'elles peuvent pour luy estre tant soit peu plus agreables.

            Il sera fort à propos que je vous propose quelque exemple remarquable pour vous faire comprendre combien est agreable à Dieu de se conformer à la Communauté en toutes choses : escoutez donc ce que je vay vous dire. Pourquoy pensez-vous que Nostre Seigneur et sa tres-sainte Mere se soyent sousmis à la loy de la presentation et purification, sinon à cause de l'amour qu'ils portoyent à la communauté ? Certes, cest exemple devroit suffire pour esmouvoir les Religieux à suivre exactement leur Communauté, sans jamais s'en départir ; car ni le Fils ni la Mere n'estoyent aucunement obligés à ceste loy : non l'Enfant, parce qu'il estoit Dieu, non la Mere, parce qu'elle estoit Vierge toute pure. Ils [238] pouvoyent facilement s'en exempter sans que personne s'en apperceust, car ne pouvoit-elle pas s'en aller en Nazaret, au lieu de s'en aller en Hierusalem ? Mais elle ne le fait pas), ains tout simplement elle suit la communauté. Elle pouvoit bien dire : La loy n'est pas faite pour mon tres-cher Fils ni pour moy, elle ne nous oblige aucunement ; mais puisque le reste des hommes y est obligé et l'observe, nous nous y sousmettons tres-volontiers pour nous conformer à un chacun d'eux, et n'estre singuliers en aucune chose. L'Apostre saint Paul a fort bien dit qu'il falloit que Nostre Seigneur fust semblable en toutes choses à ses freres, hormis le peché. Mais dites-moy, est-ce la crainte de la prevarication qui rendoit ceste Mere et son Fils si exacts à l'observance de la loy ? Non certes, ce n'estoit pas cela, car il n'y avoit point de prevarication pour eux ; ains ils estoyent attirés par l'amour qu'ils portoyent à leur Pere eternel.

            L'on ne sçauroit aymer le commandement si l'on n'ayme celuy qui le fait ; à mesure que nous aymons et estimons celuy qui fait la loy, à mesure nous nous rendons exacts à l'observer. Les uns sont attachés à la loy par des chaisnes de fer et les autres par des chaisnes d'or : je veux dire, les seculiers qui observent les commandemens de Dieu pour la crainte qu'ils ont d'estre damnés, les observent par force et non par amour ; mais les Religieux et ceux qui ont soin de la perfection de leur ame y sont attachés par des chaisnes d'or, c'est à dire par amour ; ils ayment les commandemens et les observent amoureusement, et pour les mieux observer ils embrassent l'observance des conseils. Et David dit que Dieu a commandé que ses commandemens fussent [239] trop bien gardés. Voyez-vous comme il veut que l'on soit ponctuel à l'observance d'iceux ? Ainsi certes le font tous les vrays amans, car ils n'evitent pas seulement la prevarication de la loy, mais ils evitent aussi l'ombre de la prevarication ; et c'est pourquoy l'Espoux dit que son Espouse ressemble à une colombe qui se tient le long des fleuves qui coulent doucement, et dont les eaux sont cristallines. Vous sçavez bien que la colombe se tient en asseurance aupres de ces eaux parce qu'elle y void les ombres des oyseaux de proye qu'elle redoute, et soudain qu'elle les void, elle prend la fuite et ainsi ne peut estre surprise. De mesme, veut dire le sacré Espoux, est ma bien-aymée ; car tandis qu'elle eschappe de devant l'ombre de la prevarication de mes commandemens, elle ne craint point de tomber entre les mains de la desobeissance. Certes, celuy qui se prive volontairement par le vœu d'obeissance de faire sa volonté és choses indifferentes, monstre assez qu'il ayme d'estre sousmis és necessaires et qui sont d'obligation.

            Il faut donc estre extrêmement ponctuelles en l'observance des loix et des regles qui nous sont données par Nostre Seigneur, mais sur tout en ce poinct de suivre en toutes choses la Communauté ; et se faut bien garder de dire que nous ne sommes pas tenues d'observer ceste Regle, ou commandement particulier de la Superieure, d'autant qu'il est fait pour les foibles, et que nous sommes fortes et robustes ; ni, au contraire, que le commandement est fait pour les fortes, et que nous [240] sommes foibles et infirmes. O Dieu ! il ne faut rien moins que cela en une Communauté. Je vous conjure, si vous estes fortes, que vous vous affaiblissiez pour vous rendre conformes aux infirmes ; et si vous estes foibles je vous dis : Efforcez-vous pour vous adjuster avec les fortes. Le grand Apostre saint Paul dit qu'il s'est fait tout à tous pour les gaigner tous. Qui est infirme, avec lequel je ne le sois ? qui est malade, avec lequel je ne sois aussi malade ? avec les forts je suis fort. Voyez-vous comme saint Paul quand il est avec les infirmes, il est infirme et prend volontiers les commodités necessaires à leurs infirmités pour leur bailler confiance d'en faire de mesme ? Mais quand il se trouve avec les forts, il est comme un geant pour leur donner du courage ; et s'il se peut appercevoir que son prochain soit scandalisé de quelque chose qu'il fasse, si bien il luy est licite de la faire, neantmoins il a un tel zele de la paix et tranquillité de son cœur, qu'il s'abstient volontiers de la faire .

            Mais, me direz-vous, maintenant que c'est l'heure de la recreation, j'ay un tres-grand desir d'aller faire oraison pour m'unir plus immediatement avec la souveraine Bonté. Ne puis-je pas bien penser que la loy qui ordonne de faire la recreation ne m'oblige pas, puisque j'ay l'esprit assez jovial de moy-mesme ? O non, [241] il ne faut non plus le penser que le dire ; si vous n'avez pas besoin de vous recreer, il faut neantmoins faire la recreation pour celles qui en ont besoin. N'y a-t'il donques point d'exception en Religion ? les Regles obligent-elles également ? Ouy sans doute, mais il y a des loix qui sont justement injustes. Par exemple, le jeusne du Caresme est commandé pour un chacun ; ne vous semble-t'il pas que ceste loy soit injuste, puisque l'on modere ceste injuste justice donnant des dispenses à ceux qui ne la peuvent pas observer ? De mesme en est-il és Religions : le commandement est également pour tous, et nul de soy-mesme ne s'en peut dispenser ; mais les Superieurs moderent la rigueur selon la necessité d'un chacun.

            Et faut bien se garder de penser que les infirmes soyent plus inutiles en Religion que les forts, ou qu'ils fassent moins et ayent moins de merite, parce que tous font également la volonté de Dieu. Les mousches à miel nous monstrent l'exemple de ce que nous disons, car les unes sont employées à la garde de la ruche, et les autres sont perpetuellement au travail de la cueillette ; celles toutesfois qui demeurent dans la ruche ne mangent pas moins de miel que celles qui ont la peine de l'aller picorant sur les fleurs, Ne vous semble-t'il pas que David fit une loy injuste lors qu'il commanda que les soldats qui garderoyent les hardes eussent également part au butin avec ceux qui iroyent à la bataille et qui en reviendroyent tous chargés de coups ? Non certes, elle n'estoit point injuste, d'autant que ceux qui gardoyent les hardes les gardoyent pour ceux qui combattoyent, et ceux qui estoyent en la bataille [242] combattoyent pour ceux qui gardoyent les hardes : aussi ils meritoyent tous une mesme recompense, puisqu'ils obeissoyent tous également au Roy. Dieu soit beni. [243]

Quatorziesme entretien. Contre le propre jugement et la tendreté que l'on a sur soy-mesme

 

 

            La premiere question est si d'estre sujette à sa propre opinion est une chose bien contraire à la perfection. Sur quoy je responds qu'estre sujet à avoir des propres opinions ou n'y estre pas, est une chose qui n'est ni bonne ni mauvaise, d'autant que cela est tout naturel. Chacun a des propres opinions ; mais cela ne nous empesche pas de parvenir à la perfection, pourveu que nous ne nous y attachions pas ou que nous ne les aymions pas, car c'est seulement l'amour de nos propres opinions qui est infiniment contraire à la perfection ; et c'est ce que j'ay tant de fois dit, que l'amour de nostre propre jugement est l'estime que l'on en fait, est la cause qu'il y a si peu de parfaits. Il se trouve beaucoup de personnes qui renoncent à leur propre volonté, les uns pour un sujet, les autres pour un autre ; je ne dis pas seulement en Religion, mais parmi les seculiers et dans les cours des princes mesmes. Si un prince commande quelque chose à un courtisan, il ne refusera jamais d'obeir ; mais d'avouer que le commandement soit bien [244] fait cela arrive rarement. Je feray ce que vous me commandez, en la façon que vous me dites, respondra-t'il ; mais... Ils demeurent tousjours sur leur mais, qui vaut autant à dire qu'ils sçavent bien qu'il seroit mieux autrement. Nul ne peut douter, mes cheres filles, que cecy ne soit fort contraire à la perfection, car il produit pour l'ordinaire des inquietudes d'esprit, des bijarreries, des murmures, et en fin il nourrit l'amour de sa propre estime ; de maniere donc que la propre opinion ni le propre jugement ne doit pas estre aymé ni estimé.

            Mais il faut que je vous die qu'il y a des personnes qui doivent former leurs opinions, comme sont les Evesques, les Superieurs qui ont charge des autres, et tous ceux qui ont gouvernement ; les antres ne le doivent nullement faire, si l'obeissance ne le leur ordonne ; car autrement ils perdroyent le temps qu'ils doivent employer à se tenir fidellement aupres de Dieu. Et comme ceux-cy seroyent estimés peu attentifs à leur perfection et personnes inutilement occupées, s'ils vouloyent s'arrester à considerer leurs propres opinions, de mesme les Superieurs devroyent estre estimés peu capables de leurs charges, s'ils ne formoyent leurs opinions et ne vouloyent en fin prendre des resolutions, quoy qu'ils ne s'y doivent pas complaire ni s'y attacher, car cela seroit contraire à leur perfection.

            Le grand saint Thomas, qui avoit un des plus grands esprits qu'on sçauroit avoir, quand il formoit quelques opinions il les appuyoit sur des raisons les plus pregnantes qu'il pouvoit ; et neantmoins, s'il trouvoit quelqu'un qui n'approuvast pas ce qu'il avoit jugé bon, [245] ou y contredist, il ne disputoit point ni ne s'en offençoit point, ains souffroit cela de bon cœur ; en quoy il tesmoignoit bien qu'il n'aymoit pas sa propre opinion, bien qu'il ne la desapprouvast pas aussi ; il laissoit cela ainsi, qu'on la trouvast bonne ou non. Apres avoir fait sort devoir il ne se mettoit pas en peine du reste. Les Apostres n'estoyent pas attachés à leurs propres opinions, non pas mesme és choses du gouvernement de la sainte Eglise, qui estoit un affaire si important : si qu'apres qu'ils avoyent determiné l'affaire par la resolution qu'ils en avoyent prise, ils ne s'offençoyent point si on opinoit là-dessus ; et si quelques-uns refusoyent d'agréer leurs opinions, quoy qu'elles fussent bien appuyées, ils ne recherchoyent point de les faire recevoir par des disputes ni contestes.

            Si donc les Superieurs vouloyent changer d'opinion à tous rencontres, ils seroyent estimés legers et imprudens en leur gouvernement ; mais aussi, si ceux qui n'ont point de charges vouloyent estre attachés à leurs opinions, les voulant maintenir et faire recevoir, ils seroyent tenus pour opiniastres ; car c'est une chose toute asseurée que l'amour de la propre opinion degenere en opiniastreté, s'il n'est fidelement mortifié et retranché : nous en voyons l'exemple mesme entre les Apostres. C'est une chose admirable que Nostre Seigneur ayt permis que plusieurs choses clignes veritablement d'estre escrites, que les saints Apostres ont faites, soyent demeurées cachées sous un profond silence, et que ceste imperfection que le grand saint Paul et saint Barnabe commirent ensemble ayt esté escrite ; c'est sans doute une speciale providence de Nostre Seigneur, qui l'a voulu ainsi pour nostre instruction particuliere. Ils [246] s'en alloyent tous deux ensemble pour prescher le saint Evangile et menoyent avec eux un jeune homme nommé Jean Marc, lequel estoit parent de saint Barnabé. Ces deux grands Apostres tomberent en dispute s'ils le meneroyent ou s'ils le laisseroyent ; et se trouvans de contraire opinion sur ce fait et ne se pouvans accorder, ils se separerent l'un de l'autre. Or, dites-moy maintenant, nous devons-nous troubler quand on void quelque defaut parmi nous autres, puisque les Apostres les commirent bien ?

            Il y a certes des grands esprits qui sont fort bons, mais qui sont tellement sujets à leurs opinions et les estiment si bonnes que jamais ils n'en veulent démordre ; et il faut bien prendre garde de ne les leur demander à l'impourveüe, car apres il est presque impossible de leur faire cognoistre et confesser qu'ils ont failli, d'autant qu'ils se vont enfonçant si avant en la recherche des raisons propres à soustenir ce qu'ils ont une fois dit estre bon, qu'il n'y a plus de moyen, s'ils ne s'adonnent à une excellente perfection, de les pouvoir faire dédire. Il se trouve aussi des esprits grands et fort capables qui ne sont point sujets à ceste imperfection, ains se demettent fort volontiers de leurs opinions, bien qu'elles soyent tres-bonnes. Ils ne s'arment pas à la defense quand on leur oppose quelque contrarieté ou quelque contraire opinion à celle qu'ils ont jugée pour bonne et bien asseurée, ainsi que nous avons dit du grand saint Thomas. Par ainsi, nous voyons que c'est une chose naturelle que d'estre sujet à ses opinions.

            Les personnes melancoliques y sont d'ordinaire plus attachées que ceux qui sont d'humeur joviale et gaye, car ceux-cy sont aisement tournés à toute main et faciles à croire ce qu'on leur dit. La grande sainte Paule estoit opiniastre à soustenir l'opinion qu'elle s'estoit formée de [247] faire des grandes austerités, plustost que de se sousmettre à l'advis de plusieurs qui luy conseilloyent de s'en abstenir ; et de mesme plusieurs autres Saints, lesquels estimoyent qu'il falloit grandement macerer le corps pour plaire à Dieu, en sorte qu'ils refusoyent pour cela d'obeir au medecin et de faire ce qui estoit requis à la conservation de ce corps perissable et mortel. Et, bien que cela fust une imperfection, ils ne laisserent pas pour cela d'estre grands Saints et fort agreables à Dieu ; ce qui nous apprend que nous ne nous devons pas troubler quand nous appercevons en nous des imperfections ou des inclinations contraires à la vraye vertu, pourveu qu'on ne se rende pas opiniastre à vouloir perseverer en icelles ; car et sainte Paule et les autres qui se rendirent opiniastres, quoy que ce fust en peu de chose, ont esté reprehensibles en cela. Quant à nous autres, il ne faut jamais que nous laissions tellement former nos opinions, que nous n'en desprenions volontiers quand il est de besoin, soit que nous soyons obligés ou non de les former. D'estre donc sujets à faire estime de nostre propre jugement, et pour cela de s'enfoncer à la recherche des raisons propres à soustenir ce que nous avons une fois compris et trouvé bon, est une chose toute naturelle ; mais de s'y laisser aller et s'y attacher, seroit une imperfection notable. Dites-moy, n'est-ce pas perdre le temps inutilement, specialement ceux qui n'ont point de charge, de s'amuser à cela ?

            Vous me dites : Que faut-il donc faire pour mortifier ceste inclination ? Il luy faut retrancher la nourriture. Vous vient-il en pensée qu'on a tort de faire faire cela de la sorte, qu'il seroit mieux ainsi que vous l'avez conceu ? détournez-vous de ceste pensée, en disant en vous-mesme : Helas ! qu'ay-je à faire de telle chose, puisqu'elle ne m'est pas commise ? Il est tousjours beaucoup [248] mieux fait de s'en détourner ainsi tout simplement, que non pas rechercher des raisons en nostre esprit pour nous faire croire que nous avons tort ; car au lieu de le faire, nostre entendement, qui est preoccupé de son jugement particulier, nous donneroit le change ; de sorte qu'au lieu d'aneantir nostre opinion, il nous donneroit des raisons pour la maintenir et faire recognoistre pour bonne. Il est tousjours plus utile de la mespriser sans la vouloir regarder, et la chasser si promptement quand on l'apperçoit, qu'on ne sçache pas ce qu'elle vouloit dire. Il est bien vray que nous ne pouvons pas empescher ce premier mouvement de complaisance qui nous vient quand nostre opinion est approuvée et suivie, car cela ne se peut éviter, mais il ne se faut pas amuser à ceste complaisance ; il faut benir Dieu, puis passer outre sans se mettre en peine de la complaisance, non plus que d'un petit ressentiment de douleur qui vous viendroit si vostre opinion n'estoit pas suivie ou trouvée bonne. Il faut quand on est requis, ou par la charité ou par l'obeissance, de proposer nostre advis sur le sujet dont il est question, le faire simplement ; mais au demeurant, il se faut rendre indifferent s'il sera receu ou non. Il faut mesme opiner aucune fois sur les opinions des autres et remonstrer les raisons sur quoy nous appuyons les nostres ; mais il faut que cela se fasse modestement et humblement, sans mespriser l'advis des autres, ni contester pour faire recevoir les nostres.

            Vous demanderez peut estre si ce n'est pas nourrir ceste imperfection de rechercher d'en parler par apres avec celles qui ont esté de nostre advis, lors qu'il n'est plus question d'en prendre resolution, estant desja determiné ce qui s'en doit faire. Sans doute que ce seroit là nourrir et maintenir nostre inclination, et par conséquent commettre de l'imperfection ; car c'est [249] la vraye marque que l'on ne s'est pas sousmis à l'advis des autres et que l'on prefere tousjours le sien particulier. Donques, la chose qui a esté proposée estant determinée, il n'en faut plus parler, non plus qu'y penser, sinon que ce fust une chose notablement mauvaise ; car alors, s'il se pouvoit trouver encore quelque invention pour en détourner l'execution ou y mettre remede, il le faudroit faire le plus charitablement qu'il se pourroit et le plus insensiblement, à fin de ne troubler personne, ni mespriser ce qu'ils auroyent trouvé bon.

            Le seul et unique remede de guerir le propre jugement c'est de negliger ce qui nous vient en la pensée, nous appliquant à quelque chose de meilleur ; car si nous nous voulons laisser aller à faire attention sur toutes les opinions qu'il nous suggerera és diverses rencontres et occasions, qu'arrivera-t'il sinon une continuelle distraction et empeschement des choses plus utiles et qui sont propres à nostre perfection, nous rendans incapables et invalides pour faire la sainte oraison ? Car ayant donné la liberté à nostre esprit de s'amuser à la consideration de telles tricheries, il s'enfoncera tousjours plus avant, et nous produira pensées sur pensées, opinions sur opinions et raisons sur raisons, qui nous importuneront merveilleusement en l'oraison. Car l'oraison n'est autre chose qu'une application totale de nostre esprit avec toutes ses facultés en Dieu : or, estant lassé à la poursuite des choses inutiles, il se rend d'autant moins habile et apte à la consideration des mysteres sur lesquels on veut faire l'oraison.

            Voila donc ce que j'avois à vous dire sur le sujet de la premiere question, par laquelle nous avons esté enseignés que d'avoir des opinions n'est pas une chose [250] contraire à la perfection, mais ouy bien d'avoir l'amour de nos propres opinions et l'estime par consequent. Car si nous ne les estimons pas, nous n'en serons pas si amoureux ; et si nous ne les aymons pas, nous ne nous soucierons guere qu'elles soyent approuvées, et ne serons pas si legers à dire : Les autres croiront ce qu'ils voudront, mais quant à moy... Sçavez-vous que veut dire ce quant à moy ? Rien autre sinon : Je ne me sousmettray point, ains je seray ferme en ma resolution et en mon opinion. C'est, comme j'ay dit plusieurs fois, la derniere chose que nous quittons, et toutesfois c'est une des choses la plus necessaire à quitter et renoncer pour l'acquisition de la vraye perfection ; car autrement nous n'acquerrons pas la sainte humilité, qui nous empesche et nous defend de faire aucune estime de nous ni de tout ce qui en dépend ; et partant, si nous n'avons la pratique de ceste vertu en grande recommandation, nous penserons tousjours estre quelque chose de meilleur que nous ne sommes, et que les autres nous en doivent de reste. Or, c'est assez dit sur ce sujet.

            Si vous ne me demandez rien davantage, nous passerons à la seconde question, qui est si la tendreté que nous avons sur nous-mesmes nous empesche beaucoup au chemin de la perfection. Ce que pour mieux entendre, il faut que je vous ressouvienne de ce que vous sçavez tres-bien, que nous avons deux amours en nous, l'amour affectif et l'amour effectif ; et cela est tant en l'amour que nous avons pour Dieu qu'en celuy que nous avons pour le prochain et pour nous-mesmes encore ; mais nous ne parlerons que de celuy du prochain, et puis nous retournerons à nous-mesmes.

            Les theologiens ont accoustumé pour faire bien comprendre la difference de ces deux amours, de se servir [251] de la comparaison d'un pere lequel a deux fils, dont l'un est un petit mignon encor tout enfant, de bonne grace, et l'autre est un homme fait, brave et genereux soldat, ou bien a quelque autre condition telle que l'on voudra. Le pere ayme grandement ces deux fils, mais d'amour different, car il ayme le petit d'un amour extremement tendre et affectif. Regardez, je vous prie, qu'est-ce qu'il ne permet pas à ce petit poupon de faire autour de luy : il le dorlotte, il le baise, il le tient sur ses genoux et entre ses bras avec une suavité nompareille, tant pour l'enfant que pour luy. Si cest enfant a esté piqué d'une abeille, il ne cesse de souffler sur le mal jusques à tant que la douleur soit apaisée ; si son fils aisné avoit esté piqué de cent abeilles, il n'en daigneroit tourner son pied, bien qu'il l'ayme d'un amour grandement fort et solide. Considerez, je vous prie, la difference de ces deux amours ; car bien que vous ayez veu la tendreté que ce pere a pour son petit, il ne laisse pourtant pas de faire dessein de le mettre hors de sa maison et le faire chevalier de Malte, destinant son aisné pour son heritier et successeur de ses biens. Cestuy-cy donc est aymé de l'amour effectif, et l'autre petit, de l'amour affectif ; l'un et l'autre sont aymés, mais differemment.

            L'amour que nous avons pour nous-mesmes est de ceste sorte, affectif et effectif. L'amour effectif est celuy qui gouverne les grands, ambitieux d'honneurs et de richesses, car ils se procurent tant de biens qu'ils peuvent et ne se rassasient jamais d'en acquerir : ceux-là s'ayment grandement de cest amour effectif. Mais il y en a d'autres qui s'ayment plus de l'amour affectif, et ce sont ceux qui sont fort tendres d'eux-mesmes, et qui [252] ne font jamais que se plaindre, dorloter, mignarder et conserver, et lesquels craignent tant tout ce qui leur peut nuire que c'est grande pitié. S'ils sont malades, quand ils n'auroyent mal qu'au bout du doigt, il n'y a rien de plus mal qu'ils sont, disent-ils ; ils sont si miserables ! Nul mal, pour grand qu'il soit, n'est jamais comparable à celuy qu'ils souffrent, et on ne peut trouver assez de medecins pour les guerir ; ils ne cessent de se medeciner, et en pensant conserver leur santé, ils la perdent et ruinent tout à fait ; si les autres sont malades, ce n'est rien. En fin, il n'y a qu'eux qui soyent à plaindre, et pleurent tendrement sur eux-mesmes, si qu'ils taschent d'esmouvoir ceux qu'ils voyent à compassion ; ils ne se soucient guere que l'on les estime patiens, pourveu que l'on les croye bien malades et affligés : imperfection certes propre aux enfans, et si je l'ose dire, aux femmes, et encor entre les hommes, à ceux qui sont d'un courage effeminé et peu courageux ; car entre les genereux ceste imperfection ne s'y rencontre point. Des esprits bien faits ne s'arrestent point à ces niaiseries et fades tendretés, qui ne sont propres qu'à nous arrester en la voye de nostre perfection. Et apres cela, ne pouvoir souffrir que l'on nous estime tendres, n'est-ce pas l'estre grandement ?

            Je me souviens d'une histoire, dés que je passay en revenant de Paris en une maison religieuse, qui sert à mon propos ; et certes, j'eus plus de consolation en ce rencontre que je n'en avois eu en tout mon voyage, bien que j'eusse fait rencontre de beaucoup d'ames fort vertueuses ; mais ceste-cy me consola entre toutes. Il y avoit en ceste maison une fille qui faisoit son essay ; elle estoit merveilleusement douce, maniable, sousmise et obeissante, en fin elle avoit les conditions plus necessaires pour estre vraye Religieuse. A la fin, il arriva [253] par malheur que les Sœurs remarquerent en elle une imperfection corporelle, qui fut cause qu'elles commencerent à mettre en doute si pour cela on la devoit renvoyer. La Mere Superieure l'aymoit fort, et luy faschoit de le faire ; mais neantmoins les Sœurs s'arrestoyent fort sur ceste incommodité corporelle. Or, quand je fus là, le differend me fut remis pour ceste pauvre bonne fille, qui est de bonne maison ; elle fut amenée devant moy, où estant, elle se mit à genoux : Il est vray, Monsieur, dit-elle, que j'ay une telle imperfection, qui est certes assez honteuse (la nommant tout haut avec une simplicité grande). Je confesse que nos Sœurs ont bien grande raison de ne me pas vouloir recevoir, car je suis insupportable en mon defaut ; mais je vous supplie de m'estre favorable, vous asseurant, si elles me reçoivent, exerçant ainsi leur charité en mon endroit, que j'auray un grand soin de ne les point incommoder, me sousmettant de tres-bon cœur à faire le jardin, ou à estre employée à d'autres offices quels qu'ils soyent qui me tiennent esloignée de leur compagnie, a fin que je ne les incommode point. Certes, ceste fille me toucha ; ô qu'elle n'estoit gueres tendre sur elle-mesme ! Je ne me peus tenir de dire que je voudrois de bon cœur avoir le mesme defaut naturel, et avoir le courage de le dire devant tout le monde avec la mesme simplicité qu'elle fit devant moy.

            Elle n'avoit pas tant de peur d'estre mesestimée, comme plusieurs autres, et n'estoit pas si tendre sur [254] soy-mesme ; elle ne faisoit pas toutes ces considerations vaines et inutiles : Que dira la Superieure si je luy dis cecy ou cela ? Mais si je luy demande quelque soulagement elle dira ou pensera que je suis bien tendre. Et pourquoy, s'il est vray, ne voulez-vous pas qu'elle le pense ? Mais quand je luy dis mon besoin, elle me fait un visage si froid qu'il semble qu'elle ne l'agrée pas. Il se peut bien faire, ma chere fille, que la Superieure ayant assez d'autres choses en l'esprit, n'a pas tousjours attention à rire ou parler fort gracieusement quand vous luy dites vostre mal ; et c'est ce qui vous fasche, et vous oste, dites-vous, la confiance de luy aller dire vos incommodités. O Dieu ! mes cheres filles, cela sont des enfances ; il faut aller simplement. Si la Superieure ou la Maistresse ne vous ont pas si bien receuës comme vous voudriez, une fois, voire plusieurs, il ne faut pas se fascher pourtant, ni juger qu'elles fassent tousjours de mesme ; ô non, Nostre Seigneur les touchera peut estre de son esprit de suavité pour les rendre plus agreables à vostre premier retour.

            Il ne faut pas estre aussi si tendres, que de vouloir tousjours dire toutes les incommodités que nous avons, quand elles ne sont pas d'importance : un petit mal de teste ou un petit mal de dens, qui sera peut estre bien tost passé, si vous le voulez porter pour l'amour de Dieu, il n'est pas besoin de l'aller dire pour vous faire un peu plaindre. Peut estre que vous ne le direz pas à la Superieure ou à celle qui vous peut faire prendre du soulagement, mais ouy plus facilement aux autres, parce, dites-vous, que vous voulez souffrir cela pour Dieu. O ma chere fille, si cela estoit que vous le voulussiez souffrir pour l'amour de Dieu, comme vous pensez, vous ne l'iriez pas dire à une autre que vous sçavez bien qui se sentira obligée à declarer vostre mal à la Superieure ; et par ce moyen vous aurez en biaisant le soulagement que tout à la [255] bonne foy vous eussiez mieux fait de demander simplement à celle qui vous pouvoit donner congé de le prendre ; car vous sçavez bien que la Sœur à qui vous dites que la teste vous fait bien mal, n'a pas Je pouvoir de vous dire que vous vous alliez coucher. Ce n'est donc à autre dessein ni intention, bien que l'on n'y pense pas expressément, sinon à fin d'estre un peu plainte par ceste Sœur, et cela fait grand bien à l'amour propre. Or, si c'est par rencontre que vous le dites, les Sœurs vous demandant peut estre comment vous vous portez à ceste heure là, il n'y a point de mal, pourveu que vous le disiez tout simplement, sans l'agrandir ou vous lamenter ; mais hors de là, il ne faut le dire qu'à la Superieure ou à la Maistresse. Il ne faut pas craindre non plus, encore qu'elles soyent un peu rigoureuses à faire la correction sur tel defaut ; car, ma chere fille, vous ne leur ostez pas la confiance de vous la faire : allez donc tout simplement leur dire vostre mal.

            Je croy bien que vous prenez plus de plaisir et de confiance de dire vostre mal à celle qui n'est point chargée de vous faire prendre du soulagement qu'à celle qui a ce soin et ce pouvoir ; car tandis que vous faites ainsi, chacun plaint ma Sœur telle, et se met-on en besogne pour pourvoir de remedes, au lieu que si vous le disiez à la Sœur qui a charge de vous, il faudroit entrer en sujetion de faire ce qu'elle ordonneroit : et cependant, c'est ceste benite sujetion que nous evitons tousjours de tout nostre cœur, l'amour propre recherchant d'estre gouvernante de nous-mesme et maistresse de nostre propre volonté. Mais si je dis à la Superieure, repliquerez-vous, que j'ay mal à la teste, elle me dira [256] que je m'aille coucher. Et bien, qu'importe ? si vous n'avez pas assez de mal pour cela, il ne vous coustera guere de dire : Ma Mere ou ma Sœur, je n'ay pas assez de mal pour cela, ce me semble. Et si elle dit apres que vous ne laissiez pas pourtant, vous irez tout simplement ; car il faut observer tousjours une grande simplicité en toutes choses. Marcher simplement, c'est la vraye voye des Filles de la Visitation, qui est grandement agreable à Dieu et tres-asseurée.

            Mais voyant une Sœur qui a quelque peine en l'esprit, ou quelque incommodité, n'avoir pas la confiance ou le courage de se surmonter à vous le venir dire, et vous appercevant bien que, faute de le faire, cela la porte à quelque humeur melancolique, devez-vous l'attirer ou bien la laisser venir d'elle-mesme ? A cela, il faut que la consideration gouverne ; car quelque fois il faut condescendre à leur tendreté en les appellant et s'informant qu'il y a, et d'autres fois il faut mortifier ces petites bijarreries en les laissant, comme qui diroit : Vous ne voulez pas vous surmonter à demander le remede propre à vostre mal, souffrez-le donc, à la bonne heure ; vous meritez bien cela.

            Ceste tendreté est beaucoup plus insupportable és choses de l'esprit que non pas és corporelles ; et si, elle est par malheur plus pratiquée et nourrie par les personnes spirituelles, lesquelles voudroyent estre saintes du premier coup, sans vouloir neantmoins qu'il leur couste rien, non pas mesme les souffrances des combats que leur cause la partie inferieure, par les ressentimens qu'elle a és choses contraires à la nature ; et cependant, veuillons ou non, il faudra que nous ayons le courage de souffrir, et par consequent de resister à ces efforts tout le temps de nostre vie en plusieurs rencontres, si nous ne voulons faire banqueroute à la perfection que nous avons entreprise. Je desire grandement [257] que l'on distingue tousjours les effets de la partie superieure de nostre ame d'avec les effets de la partie inferieure, et que nous ne nous estonnions jamais des productions de l'inferieure, pour mauvaises qu'elles puissent estre ; car cela n'est nullement capable de nous arrester en chemin, pourveu que nous nous tenions fermes en la partie superieure, pour aller tousjours avant au chemin de la perfection, sans nous amuser et perdre le temps à nous plaindre que nous sommes imparfaits et dignes de compassion, comme si on ne devoit faire autre chose que de plaindre nostre misere et infortune d'estre si tardifs à venir à chef de nostre entreprise.

            Ceste bonne fille de laquelle nous avons parlé, ne s'attendrit nullement en me parlant de son defaut ; ains elle me le dit avec un cœur et contenance fort asseurée, en quoy elle me pleut davantage. A nous autres, il nous fait si grand bien de pleurer sur nos defauts ; cela contente tant l'amour propre ! Il faut, mes cheres filles, estre fort genereuses et ne s'estonner nullement de nous voir sujettes à mille sortes d'imperfections, et avoir neantmoins un grand courage pour mespriser nos inclinations, nos humeurs, bijarreries et attendrissemens, mortifiant fidelement tout cela en chaque rencontre. Que si neantmoins il nous eschappe d'y faire des fautes, par cy par là, ne nous arrestons pourtant pas ; mais relevons nostre courage pour estre plus fidelles à la premiere occasion, et passons outre, faisant du chemin en la voye de Dieu et au renoncement de nous-mesmes.

            Vous demandez en apres, si la Superieure vous voyant plus triste que d'ordinaire, vous demande que vous avez, et vous voyant prou de choses en l'esprit qui vous faschent, vous ne pouvez pourtant dire ce que c'est, comment il faut que vous fassiez. Il faut dire cela ainsi, [258] tout simplement : J'ay plusieurs choses en l'esprit, mais je ne sçay que c'est. Vous craignez, dites-vous, que la Superieure ne pense que vous n'ayez pas la confiance de le luy dire. Or, que vous doit-il soucier qu'elle le pense ou qu'elle ne le pense pas ? pourveu que vous fassiez vostre devoir, dequoy vous mettez-vous en peine ? Ce que dira-t'on si je fais cecy ou cela ? ou qu'est-ce que la Superieure pensera ? est grandement contraire à la perfection quand on s'y arreste ; car il faut tousjours se souvenir en tout ce que je dis, que je n'entens point parler de ce que fait la partie inferieure, car je n'en fais nul estat ; c'est donc à la partie superieure que je dis qu'il faut mespriser ces que dira-t'on ou que pensera-t'on ?

            Cela vous vient quand vous avez rendu compte, parce que vous n'avez pas assez dit de fautes particulieres : vous pensez, dites-vous, que la Superieure dira ou pensera que vous ne luy voulez pas tout dire. C'en est de mesme des redditions de compte comme de la confession ; il faut avoir une égale simplicité en l'un comme en l'autre. Or, dites-moy, faudroit-il dire : Si je me confesse de telle chose, que dira mon confesseur ou que pensera-t'il de moy ? Nullement ; il pensera et dira ce qu'il voudra ; pourveu qu'il m'ayt donné l'absolution et que j'aye rendu mon devoir, il me suffit. Et comme apres la confession il n'est pas temps de s'examiner pour voir si on a bien dit tout ce que l'on a fait, ains c'est le temps de se tenir attentif aupres de Nostre Seigneur en tranquillité, avec lequel nous nous sommes reconciliés, et luy rendre graces de ses bien-faits, n'estant nullement necessaire de faire la recherche de ce que nous pourrions avoir oublié, de mesme en est-il apres avoir rendu compte : il faut dire tout simplement ce qui nous vient ; apres, il n'y faut plus penser. Mais aussi, comme ce ne seroit pas aller à la confession bien preparé, de ne vouloir pas s'examiner, de crainte de trouver quelque chose digne de se confesser, de mesme [259] il ne faudroit pas negliger de rentrer en soy-mesme avant la reddition de compte, de peur de trouver quelque chose qui feroit de la peine à dire.

            Il ne faut pas aussi estre si tendre à vouloir tout dire, ni recourir aux Superieurs pour crier holà ! à la moindre petite peine que vous avez, laquelle peut estre sera passée dans un quart d'heure. Il faut bien apprendre à souffrir un peu genereusement ces petites choses auxquelles nous ne pouvons pas mettre du remerle, estant des productions, pour l'ordinaire, de nostre nature imparfaite : comme sont ces inconstances d'humeurs, de volontés, de desirs, qui produisent tantost un peu de chagrin, tantost une envie de parler et puis, tout pour un coup, une aversion grande de le faire, et choses semblables, auxquelles nous sommes sujets et le serons tant que nous vivrons en ceste vie perissable et passagere. Mais quant à ceste peine que vous dites que vous avez, et laquelle vous oste le moyen de vous tenir attentive à Dieu si vous ne l'allez incontinent dire à la Superieure, je vous dis qu'il faut remarquer qu'elle ne vous oste pas peut estre l'attention à la presence de Dieu, ains plustost la suavité de ceste attention. Or, si ce n'est que cela, si vous avez bien le courage et la volonté, ainsi que vous dites, de la souffrir sans rechercher du soulagement, je vous dis que vous ferez tres-bien de le faire, quoy qu'elle vous apportast un peu d'inquietude, pourveu qu'elle ne fust pas trop grande ; mais si elle vous ostoit le moyen de vous tenir proche de Dieu, à ceste heure-là il la faudroit aller dire à la Superieure, non pas pour vous soulager, mais pour gagner chemin en la presence de Dieu, bien qu'il n'y auroit pas grand mal de le faire pour vous soulager.

            Au reste, il ne faut pas que nos Sœurs soyent tellement attachées aux caresses de la Superieure, que dés qu'elle [260] ne leur parle pas à leur gré elles tirent viste consequence que c'est qu'elles ne sont pas aymées. O non, nos Sœurs ayment trop l'humilité et la mortification pour estre doresnavant melancoliques sur un leger soupçon, qui est peut estre sans fondement, qu'elles ne sont pas tant aymées comme leur amour propre leur fait desirer d'estre. Mais j'ay fait une faute à l'endroit de la Superieure, dira quelqu'une, et partant j'entre en des apprehensions qu'elle ne m'en sçache mauvais gré ; et en un mot, elle ne m'aura pas en si bonne estime qu'elle m'avoit. Mes cheres Sœurs, tout ce marrissement se fait par le commandement d'un certain pere spirituel qui s'appelle l'amour propre, qui commence à dire : Comment, avoir ainsi failli ! qu'est-ce que dira ou pensera nostre Mere de moy ? ô il ne faut rien esperer de bon de moy ! je suis une pauvre miserable, je ne pourray jamais rien faire qui puisse contenter nostre Mere ; et semblables belles doleances. L'on ne dit point : Helas ! j'ay offencé Dieu, il faut recourir à sa bonté et esperer qu'il me fortifiera ; on dit : O je sçay bien que Dieu est bon ; il n'aura pas égard à mon infidelité, il recognoist trop bien nostre infirmité ; mais nostre Mere... Nous revenons tousjours là pour continuer nos plaintes.

            Il faut sans doute avoir du soin de complaire à nos Superieurs, car le grand Apostre saint Paul le declare et en exhorte, parlant aux serviteurs, et il se peut attribuer aussi aux enfans : Servez, dit-il, vos maistres à l'œil, voulant dire : Ayez un grand soin de leur [261] plaire. Mais aussi il dit par apres : Ne servez point vos maistres à l'œil, voulant dire qu'ils se gardent bien de rien faire de plus estant à la veuë des maistres, qu'ils feroyent estant absens, parce que l'œil de Dieu les void tousjours, auquel on doit avoir un grand respect pour ne rien faire qui luy puisse déplaire ; et en ce faisant ne nous mettre pas en grande peine ni souci de vouloir tousjours contenter les hommes, car il n'est pas en nostre pouvoir. Faisons du mieux que nous pourrons pour ne fascher personne ; mais apres cela, s'il arrive que par vostre infirmité vous les mescontentiez quelque fois, recourez soudain à la doctrine que je vous ay si souvent preschée et que j'ay tant d'envie de graver en vos esprits. Humiliez-vous soudain devant Dieu en recognoissant vostre fragilité et foiblesse, et puis reparez vostre faute, si elle le merite, par un acte d'humilité à l'endroit de la personne que vous avez peu fascher ; et cela fait, ne vous troublez jamais, car nostre pere spirituel qui est l'amour de Dieu, nous le defend, en nous enseignant qu'apres que nous avons fait, l'acte d'humilité, ainsi que je dis, nous rentrions en nous-mesmes pour caresser tendrement et cherement ceste abjection bien-heureuse qui nous revient d'avoir failli, et ceste bien-aymée reprehension que la Superieure nous fera.

            Nous avons deux amours, deux jugemens et deux volontés ; et partant il ne faut faire nul estat de tout ce que l'amour propre, le jugement particulier ou la propre volonté nous suggerent, pourveu que nous fassions regner l'amour de Dieu au dessus de l'amour propre, le jugement des Superieurs, voire des inferieurs et egaux, au dessus du nostre, le reduisant au petit pied ; ne se contentant pas de faire assujettir nostre volonté, en faisant tout ce que l'on veut de nous, mais assujettissant le jugement à croire que nous n'aurions nulle raison [262] de ne pas estimer que cela soit justement et raisonnablement fait, dementant ainsi absolument les raisons qu'il voudroit apporter, pour nous faire accroire que la chose qui nous est commandée seroit mieux faite autrement qu'ainsi que l'on nous dit. Il faut avec simplicité rapporter une fois nos raisons, si elles nous semblent bonnes ; mais au partir de là, acquiescer sans plus de repliques à ce que l'on nous dit, et par ainsi faire mourir nostre jugement, que nous estimons si sage et prudent au dessus de tout autre.

            O Dieu ! ma Mere, nos Soeurs sont tellement resolues d'aymer la mortification, que ce sera une chose agreable de les voir : la consolation ne leur sera plus rien au prix de l'affliction, des secheresses, des repugnances, tant elles sont desireuses de se rendre semblables à leur Espoux. Aydez-les donc bien en leur entreprise : mortifiez-les bien et hardiment sans les espargner, car c'est ce qu'elles demandent. Elles ne seront plus attachées aux caresses, puisque cela est contraire à la generosité de leur devotion, laquelle fera desormais qu'elles s'attacheront si absolument au desir de plaire à Dieu qu'elles ne regarderont plus autre chose, si elle n'est propre pour les avancer en l'accomplissement de ce desir. C'est la marque d'un cœur tendre et d'une devotion molle, de se laisser aller à tous les petits rencontres de contradiction : n'ayez pas peur que ces niaiseries d'humeur melancolique et despiteuse soyent jamais parmi nous ; nous avons trop bon courage, graces à Dieu ; nous nous appliquerons tant à faire desormais, qu'il y aura grand plaisir de nous voir. Cependant, mes cheres filles, purifions bien nostre intention, à fin que faisant tout pour Dieu, pour son honneur et gloire, nous attendions nostre recompense de luy seul. Son amour sera nostre loyer en ceste vie, et luy-mesme sera nostre recompense en l'eternité. [263]

 

Quinziesme entretien. Auquel on demande en quoy consiste la parfaite determination de regarder et suivre la volonté de Dieu en toutes choses, et si nous la pouvons trouver et suivre és volontés des Superieurs, égaux ou inferieurs, que nous voyons proceder de leurs inclinations naturelles ou habituelles ; et de quelques poincts notables touchant les confesseurs et predicateurs.

 

 

            Il faut sçavoir que la determination de suivre la volonté de Dieu en toutes choses sans exception est contenue dans l'Oraison dominicale, en ces paroles que nous disons tous les jours : Vostre volonté soit faite en la terre comme au Ciel. Il n'y a aucune resistance à la volonté de Dieu au Ciel, tout luy est sujet et obeissant ; ainsi disons-nous qu'il nous puisse arriver et ainsi demandons-nous à Nostre Seigneur de faire, n'y apportant jamais aucune resistance, mais demeurans tous jours tres-sujets et obeissans en toutes occurrences à ceste divine volonté. [264]

            Mais les ames ainsi determinées ont besoin d'estre esclaircies en quoy elles pourront recognoistre ceste volonté de Dieu. De cecy j'en ay parlé bien clairement au livre de l'Amour de Dieu ; neantmoins, pour satisfaire à la demande qui m'a esté faite, j'en diray encore quelque chose. La volonté de Dieu se peut entendre en deux façons : il y a la volonté de Dieu signifiée et la volonté du bon plaisir. La volonté signifiée est distinguée en quatre parties, qui sont les commandemens de Dieu et de l'Eglise, les conseils, les inspirations, les Regles et Constitutions. Aux commandemens de Dieu et de l'Eglise il faut necessairement que chacun obeisse, parce que c'est la volonté de Dieu absolue, qui veut qu'en cela nous obeissions si nous voulons estre sauvés. Ses conseils, il veut bien que nous les observions, mais non pas d'une volonté absolue, ains seulement par maniere de desir ; c'est pourquoy nous ne perdons pas la charité et ne nous separons pas de Dieu pour n'avoir pas le courage d'entreprendre l'obeissance des conseils. Mesme nous ne devons pas vouloir entreprendre la pratique de tous, ains seulement de ceux qui sont plus conformes à nostre vocation ; car il y en a qui sont tellement opposés les uns aux autres, qu'il seroit impossible tout à fait d'embrasser la pratique de l'un sans oster le moyen de pratiquer l'autre. C'est un conseil de quitter tout pour suivre Nostre Seigneur desnué de toutes choses ; c'est un conseil de prester et de donner l'aumosne : dites-moy, celuy qui a quitté tout d'un coup ce qu'il avoit, dequoy peut-il faire l'aumosne puisqu'il n'a rien ? Il faut doncques suivre les conseils que Dieu veut, que nous suivions, et ne pas croire qu il les ayt tous donnés à fin que nous les [265] embrassions tous. Or, la pratique des conseils qu'il faut que nous pratiquions nous autres, sont ceux qui sont compris dans nos Regles.

            Nous avons dit de plus que Dieu nous signifie sa volonté par ses inspirations ; il est vray, mais pourtant il ne veut pas que nous discernions de nous-mesmes si ce qui nous est inspiré est sa volonté, ni moins qu'à tort et à travers nous suivions ses inspirations. Il ne veut pas aussi que nous attendions que luy-mesme nous manifeste ses volontés ou qu'il nous envoye des Anges pour les nous enseigner ; mais sa volonté est que nous recourions, és choses douteuses et d'importance, à ceux qu'il a establis sur nous pour nous conduire, et que nous demeurions totalement sousmis à leur conseil et à leur opinion en ce qui regarde la perfection de nos ames. Voila donc comment Dieu nous manifeste sa volonté que nous appelions volonté signifiée.

            Il y a de plus la volonté du bon plaisir de Dieu, laquelle nous devons regarder en tous les evenemens, je veux dire en tout ce qui nous arrive : en la maladie, en la mort, en l'affliction, en la consolation, és choses adverses et prosperes, bref en toutes choses qui ne sont point preveües. Et à ceste volonté de Dieu, nous devons tousjours estre prests de nous sousmettre en toutes occurrences, és choses desagreables comme és agreables, en la mort comme en la vie, en fin en tout ce qui n'est point manifestement contre la volonté de Dieu signifiée, car celle-cy va devant ; et c'est en cecy que nous respondons à la seconde partie de la demande. Ce que pour vous mieux faire entendre, il faut que je vous die ce que j'ay leu ces jours passés dans la Vie du grand saint Anselme, où il est dit que durant tout le temps qu'il fut Prieur et Abbé de son Monastere, il fut extremement aymé d'un chacun, parce qu'il estoit fort [266] condescendant, se laissant plier à la volonté de tous, non seulement des Religieux, mais aussi des estrangers. L'un luy venoit dire : Mon Pere, vostre Reverence devroit prendre un peu de bouillon ; il en prenoit. Un autre venoit qui luy disoit : Mon Pere, cela vous fera mal ; tout soudain il le quittoit. Ainsi il se sousmettoit en tout ce en quoy il n'y avoit point d'offense de Dieu, à la volonté de ses Freres, lesquels sans doute suivoyent leur inclination propre, mais encore plus particulierement les seculiers qui le faisoyent aussi tourner à toute main, selon leur volonté. Or, ceste grande souplesse et condescendance du Saint n'estoit pas approuvée de tous, bien qu'il fust fort aymé de tous ; si bien qu'un jour, quelques-uns de ses Freres luy voulurent remonstrer que cela n'alloit pas bien selon leur jugement, et qu'il ne devoit pas estre si souple et condescendant à la volonté de tout le monde, ains qu'il devoit faire plier sous sa volonté ceux qu'il avoit en charge.

            O mes enfans, dit ce grand Saint, vous ne sçavez pas peut estre à quelle intention je le fais. Sçachez donc que me ressouvenant que Nostre Seigneur a commandé que nous fissions aux autres ce que nous voudrions qui nous fust fait, je ne peux faire autrement ; car je voudrois que Dieu fist ma volonté, et partant je fais volontiers celle de mes Freres et de mes prochains, à fin [267] qu'il plaise à ce bon Dieu de faire quelquesfois la mienne. De plus, j'ay une autre consideration, qui est, qu'apres ce qui est de la volonté de Dieu qu'il a signifiée, je ne puis mieux cognoistre la volonté de son bon plaisir, ni plus asseurement, que par la voix de mon prochain ; car Dieu ne me parle point, moins m'envoye-t'il des Anges pour me declarer ce qui est de son bon plaisir. Les pierres, les animaux, les plantes ne parlent point ; il n'y a donc que l'homme qui me puisse manifester la volonté de mon Dieu, et partant je m'attache à cela tant que je puis. Dieu me commande la charité envers le prochain ; c'est une grande charité de se conserver en union les uns avec les autres, et pour cela je ne trouve point de meilleur moyen que d'estre doux et condescendant. La douce et humble condescendance doit tousjours surnager à toutes nos actions. Mais ma principale consideration est de croire que Dieu me manifeste ses volontés par celles de mes Freres, et partant j'obeis à Dieu toutes et quantes fois que je leur condescens en quelque chose. Outre cela, Nostre Seigneur n'a-t'il pas dit que si nous ne sommes faits comme un petit enfant nous n'entrerons point au Royaume des cieux ? Ne vous estonnez donc point si je suis doux et facile à condescendre comme un enfant, puisqu'en cela je ne fais que ce qui m'a esté ordonné par mon Sauveur. Il n'y a pas grand interest que je m'aille coucher ou que je demeure levé, que j'aille là ou que je demeure icy ; mais il y auroit bien de l'imperfection de ne pas en cela me sousmettre à mon prochain.

            Voyez-vous, mes cheres Sœurs, le grand saint Anselme se sousmet à tout ce qui n'est point contre les commandemens de Dieu ou de la sainte Eglise ou contre les Regles ; car ceste obeissance marche tous-jours devant. Je ne pense pas que si on eust voulu qu'il eust fait quelque chose contre cela, qu'il l'eust fait, ô [268] nullement ; mais apres cela, sa regle generale estoit, en ces choses indifferentes, de condescendre à tout et à tous. Le glorieux saint Paul, apres avoir dit que rien ne le separera de la charité de Dieu, ni la mort ni la vie, non pas mesme les Anges, ni tout l'enfer s'il se bandoit contre luy n'en auroit pas le pouvoir : Je ne sçache rien de meilleur, dit-il, que de me rendre tout à tous, rire avec les rians, pleurer avec ceux qui pleurent, et en fin me rendre un avec un chacun.

            Saint Pachome faisant un jour des nattes, il y eut un enfant lequel regardant ce que faisoit le Saint, luy dit : O mon Pere, vous ne faites pas bien ; ce n'est pas ainsi qu'il faut faire. Le grand Saint, quoy qu'il fist bien ces nattes, se leva neantmoins promptement et s'alla asseoir proche de l'enfant, lequel luy monstra comment il falloit faire. Il y eut quelque Religieux qui luy dit : Mon Pere, vous faites deux maux condescendant à la volonté de cest enfant, car vous l'exposez au danger d'avoir de la vanité et vous gastez vos nattes ; car elles estoyent mieux ainsi que vous les faisiez. A quoy le bien-heureux Pere respondit : Mon Frere, si Dieu permet que l'enfant ayt de la vanité, peut estre qu'en recompense il me donnera de l'humilité ; et quand il m'en aura donné, j'en pourra y par apres donner à cest enfant. Il n'y a pas aussi grand danger de passer ainsi ou ainsi les joncs à faire des nattes ; mais il y auroit bien du danger si nous n'avions à cœur ceste [269] parole tant celebre du Sauveur : Si vous n'estes faits comme petits enfans, vous n'aurez point de part au Royaume de mon Pere. O que c'est un grand bien, mes Sœurs, d'estre ainsi pliables et faciles à estre tournés à toute main !

            Or, non seulement les Saints nous ont enseigné ceste pratique de la sousmission de nostre volonté, mais aussi Nostre Seigneur mesme, tant par exemple que par parole. Mais comment par parole ? Le conseil de l'abnegation de soy-mesme, qu'est-ce autre chose sinon renoncer en toute occasion à sa propre volonté et à son jugement particulier, pour suivre la volonté d'autruy et se sousmettre à tous, excepté tousjours ce en quoy l'on offenceroit Dieu ? Mais, pourriez-vous dire, je vois clairement que ce que l'on veut que je fasse procede d'une volonté humaine et d'une inclination naturelle ; et partant, Dieu n'a pas inspiré ma Mere ou ma Sœur de me faire faire une telle chose. Non, peut estre que Dieu ne luy aura pas inspiré cela, mais ouy bien à vous de le faire, et y manquant, vous contrevenez à la determination de faire la volonté de Dieu en toutes choses, et par consequent au soin que vous devez avoir de vostre perfection. Il faut donc se sousmettre tousjours à faire tout ce que l'on veut de nous pour faire la volonté de Dieu, pourveu qu'il ne soit pas contraire à sa volonté qu'il nous a signifiée en la maniere susdite.

            Or, pour dire un mot de la volonté des creatures, elle se peut prendre en trois façons : par maniere d'affliction, par maniere de complaisance, ou bien sans propos ou hors de propos. A la premiere, il faut estre bien fort pour embrasser volontiers ces volontés qui sont si contraires à la nostre, qui ne voudroit point estre contrariée ; et cependant pour l'ordinaire, il faut grandement souffrir en ceste pratique de suivre les volontés [270] des autres, qui sont pour la pluspart differentes de la nostre. Il faut donc recevoir par maniere de souffrance l'execution de telles volontés, et se servir de ces contradictions journalieres pour nous mortifier, les acceptant avec amour et douceur. Par maniere de complaisance, il n'est pas besoin d'exhortation pour les nous faire suivre ; car tres-volontiers nous obeissons aux choses agreables, ains nous allons au devant de ces volontés-là pour leur offrir nos sousmissions. Ce n'est pas aussi de ceste sorte de volonté que l'on demande s'il s'y faut sousmettre, car on n'en doute nullement ; mais de celles qui sont hors de propos et desquelles nous ne cognoissons pas la raison pourquoy l'on veut cela de nous, c'est où il va du bon. Car pourquoy feray-je plustost la volonté de ma Sœur que la mienne ? la mienne n'est-elle pas aussi conforme à celle de Dieu en ceste legere occurrence que la sienne ? Pour quelle raison dois-je croire que ce qu'elle me dit que je fasse soit plustost une inspiration de Dieu que la volonté qui m'est venue de faire une autre chose ?

            O Dieu ! mes cheres Sœurs, c'est icy où la divine Majesté nous veut faire gaigner le prix de la sousmission ; car si nous voyions bien tousjours que l'on a raison de nous commander ou de nous prier de faire une telle chose, nous n'aurions pas grand merite en la faisant, ni grande repugnance, parce que sans doute toute nostre ame aquiesceroit volontiers à cela ; mais quand les raisons nous sont cachées, c'est lors que nostre volonté repugne, que nostre jugement regimbe, et ressentons la contradiction. Or, c'est en ces occasions qu'il se faut surmonter, et avec une simplicité toute enfantine se mettre en besogne sans discours ni raison, et dire : Je sçay bien que la volonté de Dieu est que je fasse plustost la [271] volonté de mon prochain que la mienne, et partant je me mets à la pratique, sans regarder si c'est la volonté de Dieu que je me sousmette à faire ce qui procede de passion et inclination, ou bien vrayement par une inspiration ou mouvement de la raison ; car pour toutes ces petites choses il faut marcher en simplicité. Quelle apparence, je vous prie, y auroit-il de faire une heure de meditation pour cognoistre si c'est la volonté de Dieu que je boive quand l'on m'en prie, ou que je m'en abstienne par penitence ou sobrieté, et semblables petites choses lesquelles ne sont dignes de consideration, et principalement si je voy que je contenteray tant soit peu le prochain en les faisant ?

            Es choses de consequence, il ne faut non plus perdre le temps à les considerer, mais il s'en faut addresser à nos Superieurs, à fin de sçavoir d'eux ce que nous avons à faire ; apres quoy, il n'y faut plus penser, ains s'arrester absolument à leur opinion, puisque Dieu nous les a donnés pour la conduite de nostre ame en la perfection de son amour. Que si l'on doit ainsi condescendre à la volonté d'un chacun, beaucoup plus le doit-on faire à celle des Superieurs, lesquels nous devons tenir et regarder parmi nous comme la personne de Dieu mesme ; aussi sont-ils ses lieutenans. C'est pourquoy, encore que nous cognussions qu'ils eussent des inclinations naturelles, voire mesme des passions, par les mouvemens desquelles ils commanderoyent quelquefois ou reprendroyent les defauts de leurs inferieurs, il ne s'en faudroit nullement estonner, car ils sont hommes comme les autres, et par consequent sujets à avoir des inclinations et des passions ; mais il ne nous est pas permis de faire jugement que ce qu'ils nous commandent [272] parte de leur passion et inclination, et c'est chose qu'il se faut garder de faire. Neantmoins, si nous cognoissions palpablement que cela fust, il ne faudroit pas laisser d'obeir tout doucement et amoureusement, et se sousmettre avec humilité à la correction.

            C'est voirement une chose bien dure à l'amour propre que d'estre sujet à toutes ces rencontres, Il est vray ; mais ce n'est pas aussi cest amour là que nous devons contenter ni escouter, ains seulement le tres-saint amour de nos ames, Jesus, qui demande de ses cheres espouses une sainte imitation de la parfaite obeissance qu'il rendit, non seulement à la tres-juste et bonne volonté de son Pere, mais aussi à celle de ses parens, et qui plus est, de ses ennemis lesquels sans doute suivirent leurs passions aux travaux qu'ils luy imposerent ; et cependant le bon Jesus ne laisse de s'y sousmettre doucement, humblement, amoureusement. Et nous verrons assez que ceste parole de Nostre Seigneur qui ordonne que l'on prenne sa croix, doit estre entendue de recevoir de bon cœur les contradictions qui nous sont faites à tous rencontres par la sainte obeissance, bien qu'elles soyent legeres et de peu d'importance.

            Je m'en vay vous donner encor un exemple admirable pour vous faire comprendre la valeur de ces petites croix, c'est à dire de l'obeissance, condescendance et souplesse à suivre la volonté d'un chacun, mais specialement des Superieurs. Sainte Gertrude fut faite Religieuse en un monastere où il y avoit une Superieure laquelle recognoissoit fort bien que la bien-heureuse Sainte estoit d'une complexion foible et delicate ; c'est pourquoy elle la faisoit traitter plus delicatement que les autres Religieuses, ne luy laissant pas faire les austerités que l'on avoit de coustume de faire en ceste Religion. Que pensez-vous donc que faisoit la pauvre fille pour devenir sainte ? Rien autre chose que de se [273] sousmettre bien simplement à la volonté de la Mere. Et bien que sa ferveur l'eust fait desirer de faire ce que les autres faisoyent, elle pourtant n'en tesmoignoit rien ; car quand on luy commandoit de s'aller coucher, elle y alloit simplement, sans replique, estant asseurée qu'elle jouïroit aussi bien de la presence de son Espoux dans son lict par obeissance, que si elle eust esté au chœur avec ses Sœurs et compagnes. Et pour tesmoigner de la grande paix et tranquillité d'esprit qu'elle acquit en ceste pratique, Nostre Seigneur revela à sainte Mechtilde sa compagne, que si on le vouloit trouver en ceste vie que l'on le cherchast premierement au tres-saint Sacrement de l'autel, et puis apres dans le cœur de sainte Gertrude. Il ne s'en faut pas estonner, puisque l'Espoux dit au Cantique des Cantiques que le lieu où il se repose est au midy. Il ne dit pas qu'il se repose ni au matin, ni au soir, mais au midy, parce qu'au midy il n'y a point d'ombre ; et le cœur de ceste grande Sainte estoit un vray midy, où il n'y avoit point d'ombre de scrupules ni de propre volonté, et partant son ame jouïssoit pleinement de son Bien-Aymé, lequel prenoit ses delices en elle. En fin l'obeissance est le sel qui donne goust et saveur à toutes nos actions et les rend meritoires de la vie eternelle.

            Je desire encor aujourd'huy de dire deux ou trois mots de la Confession. Premierement, je voudrois qu'on portast un grand honneur aux confesseurs ; car, outre que nous sommes fort obligés d'honnorer le sacerdoce, nous les devons regarder comme des Anges que Dieu nous envoye pour nous reconcilier avec sa divine Bonté. Et non seulement cela, mais encores il les faut regarder comme lieutenans de Dieu en terre ; et partant, encor qu'il leur arrivast quelquesfois de se monstrer hommes, commettant quelques imperfections, comme demandant quelque chose curieuse qui ne seroit pas de la confession, comme seroit vos noms, si vous faites des penitences, pratiquez des vertus et quelles elles sont, si vous avez quelques tentations et choses semblables, je voudrois respondre selon qu'ils [274] le demandent, bien qu'on n'y soit pas obligé ; car il ne faut pas leur dire qu'il ne vous est pas permis de leur dire autre chose que ce dont vous vous estes accusées. O non, jamais il ne faut user de ceste défaitte, car cela n'est pas vray ; vous pouvez dire tout ce que voudrez en confession, pourveu que vous ne parliez que de ce qui regarde vostre particulier, et non pas ce qui concerne, le general de vos Sœurs. Que si vous craignez de dire quelque chose de ce qu'ils vous demandent, de peur de vous embarrasser, comme seroit de dire que vous avez des tentations, si vous apprehendez de les dire, au cas qu'ils les voulussent sçavoir par le menu, vous pourrez leur respondre : J'en ay, mon Pere, mais par la grace de Dieu, je ne pense pas y avoir offencé sa Bonté ; mais jamais ne dites qu'on vous a defendu de vous confesser de cecy ou de cela. Dites à la bonne foy à vostre confesseur tout ce qui vous fera de la peine, si vous voulez ; mais derechef je vous dis, gardez-vous bien de parler ni du tiers ni du quart.

            En second lieu, nous avons quelque reciproque obligation aux confesseurs en l'acte de la confession, de tenir caché ce qu'ils nous auront dit, si ce n'estoit quelque chose de bonne edification ; et hors de là il n'en faut point parler. S'il arrive qu'ils vous donnent quelque conseil contre vos Regles et vostre maniere de vivre, escoutez-les avec humilité et reverence, et puis vous ferez ce que vos Regles permettront et non autre. Les confesseurs n'ont pas tousjours intention de vous obliger sur peine de peché à ce qu'ils vous disent ; il faut recevoir leurs conseils par maniere de simple [275] direction. Estimez cependant beaucoup, et faites grand estat de tout ce qui vous sera dit en Confession ; car vous ne sçauriez croire le grand profit qu'il y a en ce Sacrement pour les ames qui y viennent avec l'humilité requise. S'ils vous vouloyent donner pour penitence quelque chose qui fust contre la Regle, priez-les tout doucement de changer ceste penitence en une autre, d'autant qu'estant contre la Regle, vous craindriez de scandaliser vos Sœurs si vous le faisiez. Au reste, jamais il ne faut murmurer contre le confesseur. Si par son defaut il vous arrivoit quelque chose en confession, vous pourriez dire tout simplement à la Superieure que vous desirez bien, s'il luy plaisoit, de vous confesser à quelque autre, sans dire autre chose ; car ainsi faisant, vous ne descouvrirez pas l'imperfection du confesseur, et si, aurez la commodité de vous confesser à vostre gré. Mais cecy ne se doit pas faire à la legere et pour des causes de rien. Il faut eviter les extremités ; car, comme il n'est pas bon de supporter des notables defauts en la confession, aussi ne faut-il pas estre si delicates qu'on n'en puisse supporter quelques petits.

            Troisiesmement, je voudrois fort que les Sœurs de ceans prinssent un grand soin de particulariser leurs pechés en la confession. Je veux dire que celles qui n'auront rien remarqué qui fust digne de l'absolution, dissent quelque peché particulier ; car de dire qu'on s'accuse d'avoir eu plusieurs mouvemens de colere, de tristesse et ainsi des autres, cela n'est pas à propos ; car la colere et la tristesse sont des passions, et leurs [276] mouvemens ne sont pas pechés, d'autant qu'il n'est pas en nostre pouvoir de les empescher. Il faut que la colere soit déreglée, ou qu'elle nous porte à des actions déreglées, pour estre peché. Il faut donc particulariser quelque chose qui porte peché.

            Je voudrois bien, de plus, que l'on eust un grand soin d'estre bien veritables, simples et charitables en la confession (veritable et simple est une mesme chose) : dire bien clairement ses fautes, sans fard, sans artifice, faisant attention que c'est à Dieu que nous parlons, auquel rien ne peut estre celé ; fort charitables, ne meslant aucunement le prochain en vostre confession. Par exemple, ayant à vous confesser dequoy vous avez murmuré en vous-mesme ou bien avec les Sœurs de ce que la Superieure vous a parlé trop sechement, n'allez pas dire que vous avez murmuré de la correction trop brusque qu'elle vous a fait, mais simplement que vous avez murmuré contre la Superieure. Dites seulement le mal que vous avez fait, et non pas la cause et ce qui vous y a poussée ; et jamais, ni directement ni indirectement, ne descouvrez le mal des autres en accusant le vostre, et ne donnez jamais sujet au confesseur de soupçonner qui c'est qui a contribué à vostre peché. N'apportez aussi aucunes accusations inutiles en la [277] confession. Vous avez eu des pensées d'imperfection sur le prochain, des pensées de vanité, voire mesme de plus mauvaises ; vous avez eu des distractions en vos oraisons ; si vous vous y estes arrestées deliberément, dites-le à la bonne foy, et ne soyez pas contentes de dire que vous n'avez pas apporté assez de soin à vous tenir recolligées durant le temps de l'oraison ; mais si vous avez esté negligentes à rejetter une distraction, dites-le, car ces accusations generales ne servent de rien à la confession.

            Je voudrois bien encor, mes cheres filles, qu'en ceste maison l'on portast grand honneur à ceux qui vous annoncent la parole de Dieu. Certes, on a beaucoup d'obligation de le faire ; car il semble que ce soyent des messagers celestes qui viennent de la part de Dieu pour nous enseigner le chemin de salut. Il les faut regarder comme tels, et non pas comme des simples hommes ; car, quoy qu'ils ne parlent pas si bien que les hommes celestes, il ne faut pourtant rien rabattre de l'humilité et reverence avec laquelle nous devons recevoir la parole de Dieu, qui est tousjours la mesme, aussi pure, aussi sainte que si elle estoit dite et proferée par les Anges. Je remarque que quand j'escris à une personne sur du mauvais papier, et par consequent avec un mauvais caractere, elle me remercie avec autant d'affection que quand je luy escris sur du meilleur papier et [278] avec de plus beaux caracteres. Pourquoy cela, sinon parce qu'elle ne fait pas attention ni sur le papier qui n'est pas si bon, ni sur le caractere qui est mauvais, ains seulement sur moy qui luy escris. De mesme faut-il faire de la parole de Dieu : ne point regarder qui est-ce qui la nous apporte ou qui est-ce qui la nous declare ; il nous doit suffire que Dieu se sert de ce predicateur pour la nous enseigner. Et puisque nous voyons que Dieu l'honnore tant que de parler par sa bouche, comment est-ce que nous autres pourrions manquer d'honnorer et de respecter sa personne ?

 

            Ce qui a esté obmis de l'Entretien de la Confession

 

            Vous me voulez aujourd'huy interroger de la Confession ; j'en suis content, mes cheres filles. Et premierement je vous dis que c'est une liberté toute sainte et de la sacrée enfance spirituelle enseignée en l'Evangile, que celle que vous avez d'aller demander en simplicité de cœur à la Superieure, ou Directrice quant aux Novices, en quelle façon vous vous confesserez de certaines choses où quelquefois vous vous trouvez embrouillées. Or, quand l'on vous dira que l'on ne croit pas qu'il y ait matiere de confession, l'on ne vous dit pas pour cela de ne vous en confesser point. Aussi feroit-on un tres-grand mal d'aller dire à un confesseur : J'ay bien encore quelque faute, mais ma Superieure m'a defendu de m'en confesser ; car outre que cela n'est nullement vray, vous obligez le confesseur à vous faire dire ceste faute, à laquelle peut estre, ne cognoissant [279] ni le fond ni l'estat de vostre ame, ni la rondeur de vostre maniere de vie, il y croira trouver du peché, et se mettra à blasmer la Superieure d'imprudence, d'ignorance et d'un mauvais gouvernement, murmurant contre vostre Institut, lequel en verité vous donne autant ou plus de liberté pour la conscience qu'en puissent avoir aucunes Religieuses. Jamais vos Superieures ne vous pressent de leur dire ce que vous ne leur voulez pas dire, ni jamais elles ne vous defendent de dire ce que vous voulez dire de vostre conscience à vos confesseurs ordinaires et extraordinaires.

            Que si vous demeurez si longuement en confession, que toute la Communauté en soit incommodée, et que la Superieure vous die que vous deviez demander à vous confesser la derniere, selon l'ordre de la maison, à fin que les Sœurs qui doivent aller selon leur rang ordinaire n'en soyent pas incommodées, elle ne vous demande pas pour cela : Que dites-vous, ou que ne dites-vous pas ? Elle ne fait nul mal de vous ressouvenir qu'il faut que tout aille par ordre en la maison de Dieu. Mais les fantasies de l'esprit humain sont estranges, pour peu que l'on les escoute ! Je vous ay dit maintesfois, mes tres-cheres filles, que c'est la voye du Ciel que la simplicité, que les Superieures sont les lieutenantes de Dieu ; celles qui vont à cœur ouvert, franchement et confidemment avec elles, ont trouvé le grand secret pour maintenir la tranquillité et la paix de l'esprit, et elles n'en trouveront gueres ailleurs. Mais je vous ay aussi dit que vous n'avez aucune obligation sur peine de peché de tout dire à la Superieure ; beaucoup moins estes-vous gehennées à ne dire point cecy ou cela au confesseur ; [280] dites-luy à la bonne heure tout ce que vous voudrez, mais ne parlez que de vous et de ce qui appartient à la confession.

            Il est vray, mes tres-cheres filles, qu'il se trouve des confesseurs fort doctes, qui ont confessé long temps et tres-dignement les seculiers, lesquels toutesfois n'entendront pas les Filles de la Visitation ni les personnes qui font profession d'une grande spiritualité, parce que les fautes sont si minces, et d'une certaine couleur assez difficile à discerner, qu'ils prendront des petites aversions pour des grosses malveillances, des petits destours d'amour propre pour des grands mensonges, des petites inclinations pour des attaches fort mauvaises. Les Sœurs qui s'apperçoivent par la correction que le confesseur leur fait qu'il ne les entend pas, feront bien de luy dire avec humilité : Mon Pere, je n'ay pas sceu me faire entendre ; ce n'est pas ce que vostre Reverence comprend que je veux dire, c'est en telle et telle façon qu'il se doit entendre. La Superieure qui s'apperçoit de cela doit, par forme de discours cordial et humble, donner à entendre à tel confesseur la maniere d'agir des Filles de l'Institut. Il faut estre spirituel pour entendre le langage des ames spirituelles.

            L'on va à la confession pour se reunir à Dieu. O que les ames religieuses ont un grand advantage par dessus les mondains, estant dehors des occasions de ces grandes desunions, parce qu'il n'y a que le peché mortel qui nous desunisse de Dieu. Le veniel fait seulement une petite ouverture entre Dieu et nous, et par le Sacrement de Confession nous remettons nostre ame en son premier estat.

            L'on peut commettre en confession quatre grands manquemens : le premier, quand l'on y va plustost pour [281] se descharger que pour plaire à Dieu ; l'on est si satisfait quand on a bien dit ses raisons, meslant le defaut des autres pour nous mieux faire entendre ! Et c'est par ceste voye que les pechés se commettent bien souvent en confession. Le deuxiesme, c'est quand on va dire au confesseur de beaux discours ageancés de belles paroles, raconter une grande histoire pour se faire estimer et croire que l'on est bien esclairé, faisant semblant d'exagerer les fautes ; et par ce moyen, d'une bien grosse, l'on fait tant qu'elle est bien petite et qui ne donne pas cognoissance au confesseur de l'estat de l'ame. Le troisiesme manquement est que l'on y va avec tant de finesse et couverture, qu'au lieu de s'accuser l'on s'excuse par une grande recherche de soy-mesme, craignant que l'on ne voye la totalité du defaut ; cela est tres-dangereux, qui le feroit volontairement. Le quatriesme est qu'il y en a qui se satisfont à exagerer leur faute, en faisant une grande d'une petite : tout cela est tres-mal. Je voudrois que l'on procedast simplement et franchement, purement pour Dieu, avec une vraye detestation de ses fautes et entiere volonté de s'amender.

            Il faut discerner en s'accusant, les petites obeissances d'avec les importantes, les choses d'ordonnance d'avec celles de conseil ; car les confessions doivent estre tellement nettes et entieres que rien plus. Il faut dire les choses comme elles sont et ce qu'elles sont. Si l'obeissance où vous avez manqué est d'importance, dites quelle elle est tout simplement, et faites de mesme pour les autres manquemens. Pour les petits manquemens, suffit de dire d'avoir manqué deux ou trois fois à quelque obeissance legere et peu importante : cela tient le confesseur en repos.

            Mais il faut considerer le mouvement et les circonstances qui interviennent en nos fautes, et s'en accuser franchement, car la Regle ni les Constitutions n'obligent point à peché : ce n'est donc point, elles qui causent le peché, mais les mouvemens de nostre volonté. Par exemple, la cloche vous appelle à quelques exercices, et par paresse ou autre mauvais sujet vous n'y allez [282] pas : cela est un peché veniel. Mais qui ne void que ce n'est ni les Regles ni les Constitutions qui font le peché, ains le mouvement de paresse par lequel vous desobeissez ? Dites donc franchement vos mouvemens et vos fautes, particularisant quelles elles sont, quand elles sont un peu grosses et tirent consequence.

            Il se faut confesser de ce que l'on fait surtout quand on a du sentiment ; comme de dire quelque parolle non premeditée, il y peut avoir du peché. Toutefois, il ne se faut pas mettre en peine, car nous n'avons pas une perfection exempte d'amour propre qui nous fait tousjours faire quelque chose par cy par là. Si en suite d'un prompt mouvement de sentiment je jette là une plume, je ne suis pas obligé de m'en confesser ; bien que si ces promptitudes m'arrivent souvent, je les diray en ma reveuë generale, pour en tirer instruction. Une fille, par exemple, à laquelle on aura donné charge d'esteindre au soir les chandelles, s'en oubliera parfois par mesgarde et contre sa volonté : elle n'a point peché. Mais elle ne veut pas s'assujettir à ceste obeissance : elle peche et s'en doit confesser. La difference qu'il y a entre le peché veniel et l'imperfection, c'est que l'imperfection est une surprise et inadvertance, et au peché, nostre volonté y concourt.

            Quant à l'acte de contrition, il faut avoir un vray regret du mal passé et une bonne resolution de ne le plus commettre ; et à cest effect, le Confiteor, qui est la confession generale des Chrestiens, se doit dire bien devotement devant Dieu. Mes cheres filles, ne nous amusons point à tous ces discernemens, ni à vouloir pleurer et sentir nostre contrition ; suffit qu'elle soit solide au fond du cœur et en la resolution d'amendement. Si l'amendement ne suit pas tousjours, ne laissons pas de tousjours travailler à cela ; c'est nostre vraye besogne.

            L'on demande si en l'examen il est bon de discerner [283] le peché veniel d'avec les imperfections. Ouy, ma chere fille ; mais entre deux cens il ne s'en trouvera pas deux qui le sçachent faire, sinon és choses bien grosses. En voicy un exemple : je viens vous dire qu'une telle personne vous salue, se recommande à vous, m'a parlé de vous avec estime, et de tout cela il n'en est rien : voilà un peché veniel tres-volontaire ; mais je raconte quelque chose, et dans mon discours il se glisse quelques paroles qui ne sont pas du tout veritables, dont je ne m'apperçois qu'apres les avoir dites : voila une imperfection dont je ne suis pas obligé de me confesser, sinon que je n'eusse rien autre. Il faut que je vous die une chose qui m'arriva à Paris, confessant la bien-heureuse Marie de l'Incarnation, qui estoit encore seculiere. Apres l'avoir confessée deux ou trois fois avec beaucoup d'attention, en fin je dis une fois à ceste bien-heureuse que je ne luy pouvois donner l'absolution, parce que les choses dont elle s'accusoit n'estoyent que minces imperfections et non peché, et luy en fis dire un qu'elle eust fait autres-fois, comme vous faites à la Visitation. Elle s'estonna fort que je luy dis ne trouver pas peché veniel, et me remercia grandement de luy avoir donné ceste lumiere, m'asseurant qu'elle n'avoit jamais pensé à ceste distinction ; par où vous voyez que cela est difficile, puisque ceste ame si sainte et si esclairée estoit neantmoins dans ceste ignorance.

            Ouy vrayement, ma tres-chere fille, vous pouvez vous approcher de la Communion avec un peché veniel, sinon que par humilité vous vous en voulussiez priver avec congé, ou bien demander licence de vous confesser ; mais certes, je repugne fort que l'on se confesse plus souvent que les autres, cela ne sert qu'à donner soupçon que l'on a quelque grande chose.

            Les pechés veniels sont effacés par un abbaissement devant Dieu, en prenant de l'eau benite, en disant un mea culpa avec humilité. Ce qui fait que la benediction [284] des Evesques efface les pechés veniels, c'est à cause de l'humilité et acte de sousmission que font ceux qui la demandent. Humilions-nous devant Dieu et il nous pardonnera ; faisons resolution de nous confesser à la premiere occasion, et passons chemin en la voye de Dieu. Si neantmoins le scrupule est grand et la faute grosse, la Superieure trouvant bon que vous vous retiriez de la Communion, faites-le doucement, par reverence envers la grandeur et pureté de Dieu. Certes, cela est louable, mais la confiance filiale plaist beaucoup à Dieu. L'on fait une grande perte que de perdre la Communion. [285]

 

Seiziesme entretien. Touchant les aversions comme il faut recevoir les livres et de ce qu'il ne se faut point estonner de voir des imperfections aux personnes religieuses ni mesmes aux Superieurs

 

            Je fay quelquefois le barbier et d'autres fois le chirurgien, mes tres-cheres filles. Ne voyez-vous pas que quand je presche au choeur devant les seculiers, comme [286] barbier, je ne fay point de mal ? Je ne jette que des parfums, je ne parle que des vertus et des choses propres à consoler nos ames ; je joüe un peu du flageolet, parlant des louanges que nous devons rendre à Dieu. Mais en nos entretiens familiers, je viens en qualité de chirurgien, n'apportant que des emplastres et cataplasmes pour appliquer sur les playes de mes cheres filles ; et, bien qu'elles crient un peu holà, je ne lairray pas de presser ma main pour faire mieux tenir l'emplastre, et les guerir par ce moyen. Si je fay quelque incision, ce ne sera pas sans que mes filles en ressentent de la douleur ; mais je ne m'en soucie pas, je ne suis icy que pour cela ; et les mondains n'en seroyent pas capables, à cause de l'erreur qu'ils se sont forgée que les personnes religieuses et vouées à la perfection ne doivent point avoir d'imperfection. Mais icy entre nous autres, mes cheres filles, nous sçavons bien que cela est impossible ; c'est pourquoy nous ne craignons point de nous scandaliser en disant franchement nos petites infirmités. [287]

            La premiere demande est : Qu'est-ce qu'aversion ? Les aversions sont certaines inclinations qui sont aucunefois naturelles, lesquelles font que nous avons un certain petit contre-cœur à l'abord de ceux envers qui nous les avons, qui empesche que nous n'aymons pas leur conversation, s'entend que nous n'y prenons pas du plaisir, comme nous ferions en celle de ceux envers lesquels nous avons une inclination douce, qui nous les fait aymer d'un amour sensible, parce qu'il y a une certaine alliance et correspondance entre nostre esprit et le leur.

            Or, pour monstrer que cecy est naturel, d'aymer les [288] uns par inclination et non pas les autres, ne void-on pas que si deux hommes entrent dans un tripot où deux autres jouent à la paume, d'abord ceux qui entrent auront de l'inclination que l'un gaigne plustost que l'autre ? Et d'où vient cela, puisqu'ils ne les ont jamais veus ni l'un ni l'autre, ni n'en avoyent jamais ouy parler, ne sçachant point si l'un est plus vertueux que l'autre ? c'est pourquoy ils n'ont point de raison d'en affectionner plus l'un que l'autre. Il faut donc confesser que ceste inclination d'aymer les uns plus que les autres est naturelle ; et l'on le void mesmes aux bestes, lesquelles n'ayant point de raison, ont toutesfois de l'aversion et de l'inclination naturellement. Faites en l'experience en un petit agnelet qui ne fait que naistre : monstrez-luy la peau d'un loup ; quoy qu'il soit mort, il se mettra à fuir, il beelera, il se cachera sous les flancs de sa mere ; mais monstrez-luy un cheval, qui est bien une plus grosse beste, il ne s'en espouvantera nullement, ains il se jouera avec luy. La raison de cela n'est autre, sinon que le naturel luy donne de l'alliance avec l'un et de l'aversion à l'autre.

            Or, de ces aversions naturelles il n'en faut pas faire grand cas, non plus que des inclinations, pourveu que nous sousmettions le tout à la raison. Ay-je de l'aversion de converser avec une personne, laquelle je sçay bien estre de grande vertu et avec laquelle je puis beaucoup profiter ? il ne faut pas que je suive mon aversion qui me fait eviter de la rencontrer ; il faut que j'assujettisse ceste inclination à la raison qui me doit faire rechercher sa conversation, ou au moins y demeurer [289] avec un esprit de paix et de tranquillité quand je m'y rencontre. Mais il y a des personnes qui ont si grand peur d'avoir de l'aversion à ceux qu'ils ayment par inclination, qu'ils en fuyent la conversation, de crainte qu'ils ont de rencontrer quelque defaut qui leur oste la suavité de leur affection et de leur amitié.

            Quel remede à ces aversions, puisque nul n'en peut estre exempt, pour parfait qu'il soit ? Ceux qui sont d'un naturel aspre auront de l'aversion à celuy qui sera fort doux, et estimeront ceste douceur une trop grande mollesse, bien que ceste qualité de douceur soit la plus universellement aymée. L'unique remede à ce mal, comme à toute autre sorte de tentation, c'est une simple diversion ; je veux dire, n'y point penser. Mais le malheur est que nous voulons trop bien cognoistre si nous avons raison ou non d'avoir aversion à quelque personne. O jamais il ne faut s'amuser à ceste recherche ; car nostre amour propre, qui ne dort jamais, nous dorera si bien la pillule qu'il nous fera accroire qu'elle est bonne ; je veux dire qu'il nous fera voir qu'il est vray que nous avons certaines raisons lesquelles nous sembleront bonnes, et puis, celles-là estans approuvées de nostre propre jugement et de l'amour propre, il n'y aura plus de moyen de nous empescher de les trouver justes et raisonnables. [290]

            O certes, il faut bien prendre garde à cecy ; je m'estens un peu à en parler parce qu'il est d'importance. Nous n'avons jamais raison d'avoir de l'aversion, beaucoup moins de la vouloir nourrir. Je dis donc : quand ce sont des simples aversions naturelles il n'en faut faire aucun estat, ains s'en divertir sans faire semblant de rien et tromper ainsi nostre esprit. Mais il les faut combattre et abattre quand on void que le naturel passe plus outre, et nous veut faire departir de la sousmission que nous devons à la raison, qui ne nous permet jamais de rien faire en faveur de nos aversions, non plus que de nos inclinations quand elles sont mauvaises, de crainte d'offencer Dieu. Or, quand nous ne faisons autre chose en faveur de nos aversions que de parler un peu moins agreablement que nous ne ferions à une personne pour laquelle nous aurions de grands sentimens d'affection, ce n'est pas grande chose ; ains il n'est presque pas en nostre pouvoir de faire autrement, quand nous sommes en l'émotion de ceste passion ; l'on auroit tort de requerir cela de nous.

            La seconde demande est : Comment on se doit comporter en la reception des livres que l'on nous donne à lire ? La Superieure donnera à une des Sœurs un livre qui traitte fort bien des vertus ; mais parce qu'elle ne l'ayme pas, elle ne fera point de profit de sa lecture, ains elle le lira avec une negligence d'esprit ; et la raison est, qu'elle sçait desja sur le doigt ce qui est comprins dans [291] ce livre, et qu elle auroit plus de desir que l'on luy en fist lire un autre. Or je dis que c'est une imperfection de vouloir choisir ou desirer un autre livre que celuy que l'on nous donne, et. c'est une marque que nous lisons plustost pour satisfaire à la curiosité de l'esprit, que non pas pour profiter de nostre lecture. Si nous lisions pour profiter, et non pas pour nous contenter, nous serions également satisfaits d'un livre comme d'un autre ; au moins accepterions-nous de bon cœur tous ceux que nostre Superieure nous donneroit pour lire. Je dis bien plus, car je vous asseure que nous prendrions plaisir à ne lire jamais qu'un mesme livre, pourveu qu'il fust bon et qu'il parlast de Dieu ; ains, quand il n'y auroit que ce seul nom de Dieu nous serions contens, puisque nous trouverions tousjours assez de besogne à faire, apres l'avoir leu et releu plusieurs fois. De vouloir lire pour contenter la curiosité, est une marque que nous avons encore un peu l'esprit leger, et qu'il ne s'amuse pas assez à faire le bien qu'il a apprins en ces petits livres de la pratique des vertus ; car ils parlent fort bien de l'humilité et de la mortification, que l'on ne pratique pourtant pas lors que l'on ne les accepte pas de bon cœur.

            Or de dire : Parce que je ne l'ayme pas, je n'en feray point de profit, ce n'est pas une bonne consequence, non plus que de dire : Je le sçay desja tout par cœur, je ne sçaurois prendre plaisir à le lire. Tout cela sont des enfances. Vous donne-t'on un livre que vous sçavez desja tout ou presque tout par cœur ? benissez-en Dieu, d'autant que vous comprendrez plus facilement sa doctrine. Si on vous en donne un que vous avez desja leu plusieurs fois, humiliez-vous, et vous asseurez [292] que c'est Dieu qui le veut ainsi à fin que vous vous amusiez plus à faire qu'à apprendre, et que sa Bonté vous le donne pour la seconde et troisiesme fois parce que vous n'avez pas fait vostre profit de la premiere lecture. Mais le mal d'où procede tout cecy est que nous cherchons tousjours nostre propre satisfaction, et non pas nostre plus grande perfection. Si d'aventure l'on a esgard à nostre infirmité, et que la Superieure nous mette au choix du livre que nous voudrons, alors nous le pouvons choisir avec simplicité ; mais hors de là, il faut demeurer tousjours humblement sousmise à tout ce que la Superieure ordonne, soit qu'il soit à nostre gré ou non, sans jamais tesmoigner les sentimens que nous pourrions avoir qui seroyent contraires à ceste sousmission.

            La troisiesme demande est si nous nous devons estonner de voir des imperfections entre nous autres, ou mesmes aux Superieures. Quant au premier poinct, c'est sans doute que vous ne vous devez nullement estonner de voir quelques imperfections ceans, de mesme qu'aux autres maisons religieuses pour parfaites qu'elles soyent ; car vous ne le serez jamais tant que vous n'en fassiez tousjours quelques-unes par cy par là, selon que vous serez exercées. Ce n'est pas grande chose de voir une fille laquelle n'a rien qui la fasche ou qui l'exerce, estre bien douce et faire peu de fautes. Quand on me dit : Voila une telle à laquelle on ne void jamais commettre d'imperfection, je demande incontinent : A-t'elle quelque [293] charge ? Si l'on me dit que non, je ne fais pas grand estat de sa perfection ; car il y a bien difference entre la vertu de celle-cy et celle d'une autre laquelle sera bien exercée, soit interieurement par les tentations, soit exterieurement par les contradictions qu'on luy fait. Car la vertu de force et la force de la vertu ne s'acquiert jamais au temps de la paix, et tandis que nous ne sommes pas exercés par la tentation de son contraire. Ceux qui sont fort doux tandis qu'ils n'ont point de contradiction, et qui n'ont point acquis ceste vertu l'espée au poing, ils sont voirement fort exemplaires et de grande edification ; mais si vous venez à la preuve, vous les verrez incontinent remuer, et tesmoigner que leur douceur n'estoit pas une vertu forte et solide, ains imaginaire plustost que veritable.

            Il y a bien difference entre avoir la cessation d'un vice et avoir la vertu qui luy est contraire. Plusieurs semblent estre fort vertueux, qui n'ont pourtant point de vertu, parce qu'ils ne l'ont pas acquise en travaillant. Bien souvent il arrive que nos passions dorment et demeurent assoupies ; et si pendant ce temps-là nous ne faisons provision de forces pour les combattre et leur resister, quand elles viendront à se réveiller, nous serons vaincus au combat. Il faut tousjours demeurer humbles et ne pas croire que nous ayons les vertus, encore que nous ne fassions pas, au moins que nous cognoissions, des fautes qui leur sont contraires. Certes, il y a beaucoup de gens qui se trompent grandement en ce qu'ils croyent [294] que les personnes qui font profession de la perfection ne devroyent point broncher en des imperfections, et particulierement les Religieux, parce qu'il leur semble qu'il ne faille qu'entrer en la Religion pour estre parfaits, ce qui n'est pas ; car les Religions ne sont pas pour amasser des personnes parfaites, mais des personnes qui ayent le courage de pretendre à la perfection.

            Mais que faudroit-il faire si l'on voyoit de l'imperfection aux Superieures aussi bien qu'aux autres ? ne faudroit-il pas s'en estonner ? car on ne met pas des Superieures imparfaites, dites-vous. Helas ! mes cheres filles, si l'on ne vouloit mettre des Superieurs et Superieures sinon qu'ils fussent parfaits, il faudroit prier Dieu de nous envoyer des Saints ou des Anges pour l'estre, car des hommes nous n'en trouverons point. L'on recherche voirement qu'ils ne soyent pas de mauvais exemple ; mais de n'avoir point d'imperfection l'on n'y prend pas garde, pourveu qu'ils ayent les conditions de l'esprit qui sont necessaires ; d'autant qu'il s'en trouveroit bien de plus parfaits, qui pour cela ne seroyent pas tant capables d'estre Superieurs. Hé ! dites-moy, Nostre Seigneur ne nous a-t'il pas monstré luy-mesme qu'il n'y falloit pas [295] prendre garde, en l'élection qu'il fit de saint Pierre pour le rendre Superieur de tous les Apostres ? car chacun sçait quelle faute fit cest Apostre en la Mort et Passion de son Maistre, s'amusant à parler avec une chambriere, et reniant si malheureusement son tres-cher Seigneur qui luy avoit fait tant de bien ; il fit le bravache, et puis en fin il print la fuite. Mais outre cela, dés qu'il fut confirmé en grace par la reception du Saint Esprit, encore fit-il une faute qui fut jugée de telle importance, que saint Paul escrivant aux Galates, leur dit qu'il luy avoit resisté en face parce qu'il estoit reprehensible. Et non seulement saint Pierre, mais encore saint Paul et saint Barnabé, lesquels voulant aller prescher l'Evangile, eurent une petite dispute ensemble, parce que saint Barnabé vouloit mener avec eux Jean Marc qui estoit son cousin : saint Paul estoit d'opinion contraire et ne vouloit pas qu'il allast avec eux, et saint Barnabé ne vouloit pas ceder à la volonté de saint Paul ; et ainsi ils se separerait et allerent prescher, saint Paul en une contrée, et saint Barnabé en l'autre avec son cousin Jean Marc. Bien est-il vray que Nostre Seigneur tira du bien de leur dispute ; car au lieu qu'ils n'eussent presché qu'en un endroit de la terre, ils jetterent la semence de l'Evangile en divers lieux.

            Ne pensons pas, tandis que nous serons en ceste vie, de pouvoir vivre sans commettre des imperfectoins ; car il ne se peut, soit que nous soyons Superieurs, soit que nous soyons inferieurs, puisque nous sommes tous hommes, et par consequent avons tous besoin de croire ceste verité comme tres-asseurée, à fin que nous ne nous estonnions pas de nous voir tous sujets à des imperfections. Nostre Seigneur nous a ordonné de dire tous les jours ces paroles qui sont au Pater : Pardonnez-nous [296] nos offences, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencés ; et n'y a point d'exception en ceste ordonnance, parce que nous avons tous besoin de le faire. Ce n'est pas une bonne consequence de dire : Un tel est Superieur, donc il n'est point colere et n'a point d'autre imperfection. Vous vous estonnez dequoy venant parler à la Superieure, elle vous dit quelque parole moins douce que l'ordinaire, parce qu'elle a peut estre la teste toute pleine de soucis et affaires ; vostre amour propre s'en va tout troublé, au lieu de penser que Dieu a permis ceste petite secheresse à la Superieure pour mortifier vostre amour propre, qui recherchoit que la Superieure vous caressast un peu, recevant amiablement ce que vous luy vouliez dire. Mais en fin il nous fasche bien de rencontrer la mortification où nous ne la cherchons pas. Helas ! il s'en faut aller, priant Dieu pour la Superieure, le benissant de ceste bien-aymée contradiction. En un mot, mes cheres filles, ressouvenons-nous des paroles du grand Apostre saint Paul : La charité ne pense point de mal ; voulant dire que dés qu'elle le void elle s'en destourne, sans y penser ni s'amuser à le considerer.

            Vous me demandez de plus, touchant ce poinct, si la Superieure ou la Directrice ne doit point tesmoigner de repugnance que les Sœurs voyent ses defauts, et que c'est qu'elle doit dire quand une fille se vient accuser tout simplement à elle de quelque jugement ou pensée qu'elle a fait, qui la marque d'imperfection ; comme seroit si quelqu'une avoit pensé que la Superieure auroit fait une correction avec passion. Or, je dis que ce qu'elle [297] doit faire en ceste occasion c'est de s'humilier et recourir à l'amour de son abjection. Mais si la Sœur estoit un peu troublée en le disant, la Superieure ne devroit pas faire semblant de rien, mais destourner ce propos, et neantmoins cacher l'abjection dans son cœur ; car il faut bien prendre garde que nostre amour propre ne nous fasse perdre l'occasion de voir que nous sommes imparfaits, et de nous humilier. Et, bien que l'on retranche l'acte exterieur d'humilité, de crainte de fascher la pauvre Sœur qui l'est desja assez, il ne faut pas laisser de faire l'interieur. Que si au contraire la Sœur n'estoit point troublée en s'accusant, je trouverois bien bon que la Superieure advoüast librement qu'elle a failli, s'il est vray ; car si le jugement est faux, il est bon qu'elle le die avec humilité, reservant tousjours neantmoins precieusement l'abjection qui luy revient de ce qu'on la juge defaillante.

            Voyez-vous, ceste petite vertu de l'amour de nostre abjection ne doit jamais s'esloigner de nostre cœur d'un pas, parce que nous en avons besoin à toute heure, pour avancés que nous soyons en la perfection, d'autant que nos passions renaissent, voire quelquesfois apres que nous avons vescu longuement en la Religion et apres avoir fait un grand progres en la perfection, ainsi qu'il advint à un Religieux de saint Pachome, nommé Sylvain, lequel estant au monde estoit comedien de profession ; et, s'estant converti et fait Religieux, il passa l'année de sa probation, voire plusieurs autres apres, avec une mortification fort exemplaire, sans que l'on luy vist jamais faire aucun acte de son premier mestier. Vingt ans apres, il pensa qu'il pouvoit bien faire quelque badinerie sous pretexte de recréer les Freres, croyant que ses passions fussent desja tellement mortifiées qu'elles n'eussent plus le pouvoir de le faire passer au delà d'une simple recreation. Mais le pauvre homme fut [298] bien trompé, car la passion de la joye ressuscita tellement, qu'apres les badineries il parvint aux dissolutions, de sorte qu'on se resolut de le chasser du monastere ; ce que l'on eust fait sans un de ses Freres Religieux, lequel se rendit pleige pour Sylvain, promettant qu'il s'amenderoit : ce qui arriva, et fut depuis un grand Saint. Voila donc, mes cheres Sœurs, comment il ne se faut jamais oublier de ce que nous avons esté, à fin que nous ne devenions pires, et ne pas penser que nous soyons parfaits quand nous ne commettons pas beaucoup d'imperfections.

            Il faut aussi prendre garde de ne nous pas estonner si nous avons des passions, car nous n'en serons jamais exempts ; ces hermites qui voulurent dire le contraire furent censurés par le sacré Concile, et leur opinion condamnée et tenue pour erreur. Nous ferons donc tousjours quelques fautes ; mais il faut faire en sorte qu'elles soyent rares et qu'il ne s'en voye que deux en cinquante ans, ainsi qu'il ne s'en vid que deux en autant de temps que vesquirent les Apostres apres qu'ils eurent receu le Saint Esprit. Encore qu'il s'en verroit trois ou quatre, voire sept ou huict, en une si grande suite d'années, il ne s'en faudroit pas fascher ni perdre courage, ains prendre haleine et se fortifier pour mieux faire.

            Disons encor ce mot pour la Superieure. Les Sœurs ne doivent pas s'estonner dequoy la Superieure commet des imperfections, puisque saint Pierre, tout Pasteur qu'il estoit de la sainte Eglise et Superieur universel de tous les Chrestiens, tomba bien en defaut, et tel qu'il en merita correction, ainsi que dit saint Paul. De mesme, la Superieure ne doit pas tesmoigner de l'estonnement si l'on void ses fautes, mais elle doit observer [299] l'humilité et la douceur avec laquelle saint Pierre receut la correction que luy fit saint Paul, nonobstant qu'il fust son Superieur. L'on ne sçait ce qui est plus considerable, ou la force du courage de saint Paul à reprendre saint Pierre, ou l'humilité avec laquelle saint Pierre se sousmit à la correction qui luy estoit faite, voire pour une chose en laquelle il pensoit bien faire et avoit une fort bonne intention. Passons outre.

            Vous demandez en quatriesme lieu, s'il arrivoit un jour qu'une Superieure eust tant d'inclination de complaire aux personnes seculieres, sous pretexte de leur profiter, qu'elle en laissast le soin particulier qu'elle doit avoir des filles qui sont en sa charge, ou bien qu'elle n'eust pas assez de temps pour faire ce qui est des affaires de la maison, à cause qu'elle demeureroit trop longuement au parloir, si elle ne seroit pas obligée de retrancher ceste inclination, encore que son intention fust bonne. Je vous diray à cela que les Superieurs doivent estre grandement affables aux seculiers à fin de leur profiter, et doivent de bon cœur leur donner une partie de leur temps. Mais quelle pensez-vous devoir estre ceste petite partie ? ce doit estre la douziesme, les unze restans pour estre employées dans la maison au soin de la famille. Les abeilles sortent bien voirement de leur ruche, mais ce n'est que par necessité ou utilité, et demeurent peu sans y retourner ; et principalement le roy des abeilles ne sort que rarement, comme quand il se fait un essaim d'abeilles, qu'il est tout environné de son petit peuple. La Religion est une ruche mystique toute pleine d'abeilles celestes, lesquelles sont assemblées pour mesnager le miel des celestes vertus ; et pour cela il faut que la Superieure, qui est entre elles [300] comme leur roy, soit soigneuse de les tenir de pres pour leur apprendre la façon de les acquerir et conserver. Si ne faut-il pas neantmoins qu'elle manque pour cela à converser avec les personnes seculieres quand la necessité ou la charité le requiert ; mais hors de là, il faut que la Superieure soit courte avec les seculiers. Je dis hors la necessité et charité, d'autant qu'il y a certaines personnes de grand respect, lesquelles il ne faudroit pas mescontenter. Mais les Religieux et Religieuses ne se doivent jamais amuser avec les seculiers, sous pretexte d'acquerir des amis pour leur Congregation. O certes, il n'est pas besoin de cela, car s'ils se tiennent dedans pour bien faire ce qui est de leur charge, ils ne doivent point douter que Nostre Seigneur ne pourvoye assez leur Congregation des amis qui leur sont necessaires.

            Mais s'il fasche à la Superieure de rompre compagnie quand on sonne les Offices pour y aller, de crainte de mescontenter ceux avec qui elle parle ? Il ne faut pas estre si tendre ; car si ce ne sont des personnes de grand respect, ou bien qui ne viennent que fort rarement ou qui sont de loin, il ne faut pas quitter les Offices ni l'oraison, si la charité ne le requiert absolument. Quant aux visites ordinaires des personnes desquelles on se peut librement dispenser, la Portiere doit dire que nostre Mere ou les Sœurs sont en l'oraison ou à l'Office ; s'il leur plaist d'attendre ou de [301] revenir, Mais s'il arrive que pour quelques grandes necessités l'on aille au parloir pendant ce temps là, qu'au moins l'on reprenne du temps apres pour refaire l'oraison, tant qu'il se pourra ; car de l'Office, nul ne doute que l'on ne soit obligé de le dire.

            Or, pour le regard de la derniere question, qui est si l'on ne doit pas tousjours faire quelque petite particularité à la Superieure de plus qu'au reste des Sœurs, tant au vestir qu'au manger, elle sera tantost resolue ; car en un mot, je vous dis que non, en façon quelconque, si ce n'est de necessité, ainsi comme l'on fait à chacune des Sœurs. Mesmes il ne faut pas qu'elle ayt une chaire particuliere si ce n'est au chœur et au chapitre ; et en ceste chaire jamais l'Assistante ne s'y doit mettre, bien qu'en toute autre chose on luy doive porter le mesme respect qu'à la Superieure (s'entend en son absence) ; au refectoire mesme il ne luy en faut point, ains seulement un siege comme aux autres. Bien que par tout on la doive regarder comme une personne particuliere et à laquelle on doit porter un tres-grand respect, si ne faut-il pas qu'elle soit singuliere en aucune chose, que le moins qu'il se pourra. L'on excepte tousjours la necessité, comme si elle estoit bien vieille ou infirme ; car alors il sera permis de luy donner une chaire pour son soulagement. Il nous faut eviter soigneusement toutes ces choses qui nous font paroistre quelque chose au dessus des autres, je veux dire suréminent [302] et remarquable. La Superieure doit estre recognuë et remarquée par ses vertus, et non pas par ces singularités non necessaires, specialement entre nous autres de la Visitation, qui voulons faire une profession particuliere d'une grande simplicité et humilité. Ces honneurs sont bons pour ces maisons religieuses où l'on appelle Madame, la Superieure ; mais pour nous autres, il ne faut rien de tout cela.

            Qu'y a-t'il plus à dire ? Comment il faut faire pour bien conserver l'esprit de la Visitation et empescher qu'il ne se dissipe ? L'unique moyen est de le tenir enfermé et enclos dans l'observance des Regles. Mais vous dites qu'il y en a qui sont tellement jalouses de cest esprit, qu'elles ne le voudroyent point communiquer hors de la maison. Il y a de la superfluité en ceste jalousie, laquelle il faut retrancher ; car à quel propos, je vous prie, vouloir celer au prochain ce qui luy peut profiter ? Je ne suis pas de ceste opinion, car je voudrois que tout le bien qui est en la Visitation fust recognu et sceu d'un chacun, Et pour cela, j'ay tousjours esté de cest advis, qu'il seroit bon de faire imprimer les Regles et Constitutions, à fin que plusieurs les voyant en puissent tirer quelque utilité. Pleust à Dieu, mes cheres Sœurs, qu'il se trouvast beaucoup de gens qui les voulussent pratiquer ! l'on verroit bien tost des grands changemens en eux, qui reussiroyent à la gloire de Dieu et au salut de leurs ames. Soyez grandement soigneuses de conserver l'esprit de la Visitation, mais non pas en sorte que ce soin empesche de le communiquer charitablement et avec simplicité au prochain, à chacun selon leur capacité ; et ne craignez pas qu'il se dissipe par ceste communication, car la charité ne gaste jamais rien, ains elle perfectionne toute chose. Dieu soit beni. [303]

 

            Ce qui a esté obmis de l'Entretien des Aversions

 

            L'on demande si l'on se peut plaindre au Superieur ou confesseur quand l'on a des insatisfactions de la Superieure. O Dieu, ma fille, se plaindre ! n'ay-je pas dit à Philothée, que « pour l'ordinaire, qui se plaint peche » ? Or, de se plaindre à la Superieure quand une Sœur nous a mortifiée, cela est tolerable à une fille imparfaite ; mais se plaindre à une Sœur de ce que la Superieure nous a mortifiée, je n'ay rien à dire là-dessus, parce que sans marchander il s'en faut amender, si quelqu'une y estoit inclinée. Mais sur tout, de se plaindre au dehors de la Superieure, ô vrayement il ne faut nullement le faire, cela est trop important. Si la Superieure donne quelque sujet de plainte, je le luy voudrois dire tout confidemment, ou bien luy faire faire l'advertissement par sa Coadjutrice, comme la Constitution l'ordonne. [304]

            L'on demande s'il est loisible de nommer à la Superieure la Sœur qui nous a rapporté quelque chose qu'elle auroit dit à nostre desavantage. Je vous dis que non, mes cheres filles, et que la Superieure ne vous le doit pas demander. D'aller dire à une Sœur que la Superieure a dit cecy et cela d'elle, c'est une faute plus griefve que l'on ne pense, et la Superieure la doit fortement reprendre, faisant voir à sa Communauté la grandeur de ce manquement et la beauté de la vertu contraire ; mais tousjours, que la defaillante ne soit point nommée. Car voyez-vous, mes tres-cheres filles, [305] nous pouvons bien dire nos pechés veniels haut et clair à tout le monde pour nous humilier, mais non nos pechés mortels, parce que nous ne sommes pas maistres de nostre reputation. A plus forte raison sommes-nous obligés de couvrir ceux du prochain, luy en faisant toutes-fois la correction fraternelle, ainsi que la Constitution vous enseigne. Une Sœur aura dit devant d'autres quelque parole qui part de passion, ou fait quelque petit murmure, quelque mine froide : ô cela vous le pouvez dire à la Superieure, voire mesme l'advertir en chapitre ou au refectoire.

            Certes, nous devrions avoir une si cordiale jalousie de la paix et tranquillité de nos cheres Sœurs, que nous ne devrions jamais rien faire ni dire qui les puisse fascher ; or, rien ne peut tant affliger une pauvre fille que de croire que la Superieure est faschée d'elle [306] ou contre elle. Feray-je donques pas un grand peché de luy aller faire un rapport de quelque petit mot que la Superieure aura dit par mesgarde, lequel estant redit paioistra grand, et tiendra ce pauvre cœur en peine et en douleur ? Celle qui feroit cela feroit deux maux : elle contreviendroit doublement à la charité et parleroit en particulier. Au nom de Dieu, mes cheres filles, que jamais cela ne se fasse. Je ne voudrois pas mesme, generalement parlant, que l'on nommast à la Superieure les Sœurs qui parleroyent contre elle ; bien luy dirois-je que l'on desapprouve telle et telle chose qu'elle fait, mais je ne luy dirois point qui fait ce desapprouvement ; car, mes cheres filles, si nous n'avons la ferveur et pureté de la charité, nous n'aurons jamais la perfection.

            Vous dites, si une Sœur n'avoit pas la confiance de parler à la Superieure, ou à l'Assistante en son absence, pour declarer le secret de son cœur, où neantmoins elle auroit besoin d'estre éclaircie, qu'est-ce qu'elle doit faire ? Mes tres-cheres filles, il faut que la Superieure, ou l'Assistante en son absence, luy donne tres-facilement et cordialement permission de parler à qui elle voudra d'entre les Sœurs, sans en tesmoigner ni aversion ni secheresse de cœur, bien qu'il soit vray que si la Sœur continue, elle seroit imparfaite ; car elle est obligée à regarder Dieu en ses Superieures et en ce qu'elles luy disent, et des particulieres ne la pourront servir si utilement. [307]

            Vous voulez encore sçavoir, si la Superieure vous commande quelque chose contre les commandemens de Dieu et de son Eglise, si vous devez obeir. Nullement, mes cheres filles ; mais je vous diray pourtant, que les Superieurs et Superieures approuvés du Pape peuvent pour la necessité, dispenser de certains commandemens de l'Eglise. Par exemple, un jour de jeusne particulier, comme une vigile, vous voyez une Sœur toute traisnante et langoureuse ; vous pouvez et devez tout librement luy dire : Ne jeusnez pas. Si c'estoit pour tout un Caresme ou pour manger des viandes prohibées, il faudroit licence du Superieur. Mais il vous vient en pensée : Ceste fille n'a pas assez de mal pour ne pas jeusner. Il ne faut pas tant esplucher pour le regard du jeusne ; l'Eglise veut que l'on penche tousjours plustost à la charité qu'à l'austerité. Ouy, mes cheres filles, si apres avoir representé une fois qu'il vous semble n'avoir pas assez de mal pour ne pas jeusner, la Superieure vous dit neantmoins que si, vous, obeissez sans scrupule ; que si elle dit que vous fassiez selon que vous [308] jugerez et que vous vous sentirez, faites-le avec une sainte liberté.

            Il faut que je vous die encore, mes cheres filles, que la sainte Eglise n'est point si rigoureuse que l'on pourroit penser. Si vous avez une Sœur malade de la fievre tierce seulement, et qu'un jour de feste son acces la deust prendre pendant la Messe, vous pouvez et devez perdre la Messe pour demeurer aupres d'elle, bien qu'en la laissant seule il ne luy en deust point arriver de mal ; car voyez-vous, la charité et la sainte douceur de nostre bonne Mere l'Eglise sont par tout surnageantes. [309]

 

Dix-septiesme entretien. Auquel on demande comment et par quel motif il faut donner sa voix, tant aux filles que l'on veut admettre à la Profes sion, qu'à celles que l'on reçoit au Novitiat

 

 

            Deux choses sont requises pour donner sa voix comme il convient à telles personnes : la premiere, que ce soit à des personnes bien appellées de Dieu ; la seconde, qu'elles ayent les conditions requises pour nostre maniere de vivre. Quant au premier poinct, qu'il faut qu'une fille soit bien appellée de Dieu pour estre receuë en Religion, il faut sçavoir que quand je parle de cest [310] appel et vocation, je n'entens pas parler de la vocation generale, telle qu'est celle par laquelle Nostre Seigneur appelle tous les hommes au Christianisme, ni encor de celle de laquelle il est dit en l'Evangile que plusieurs sont appelles, mais peu sont esleus. Car Dieu qui desire de donner à tous la vie eternelle, leur donne à tous les moyens d'y pouvoir arriver, et partant les appelle au Christianisme, et les a esleus, correspondans à ceste vocation suivant les attraits de Dieu ; toutesfois, le nombre de ceux qui y viennent est bien petit en comparaison de ceux qui sont appelles.

            Mais parlant plus particulierement de la vocation religieuse, je dis que plusieurs sont bien appelles de Dieu en la Religion, mais il y en a peu qui maintiennent et conservent leur vocation ; car ils commencent bien, mais ils ne sont pas fidelles à correspondre à la grace, ni perseverans en la pratique de ce qui peut conserver leur vocation et la rendre bonne et asseurée. Il y en a d'autres qui ne sont point bien appelles ; neantmoins estans venus, leur vocation a esté bonifiée et ratifiée de Dieu. Ainsi en voyons-nous qui viennent par despit et ennuy en Religion ; et quoy qu'il semble que ces vocations ne soyent pas bonnes, neantmoins on en a veu qui estans ainsi venus, ils ont fort bien reussi au service de Dieu. D'autres sont incités d'entrer en [311] Religion par quelque desastre et infortune qu'ils ont eu au monde, d'autres par le defaut de la santé ou beauté corporelle ; et quoy que ceux-cy ayent des motifs qui de soy ne sont pas bons, neantmoins Dieu s'en sert pour appeller telles personnes. En fin les voyes de Dieu sont incomprehensibles, et ses jugemens inscrutables et admirables en la varieté des vocations et des moyens desquels Dieu se sert pour appeller ses creatures à son service, lesquels doivent estre tous honnorés et reverés.

            Or, de ceste grande varieté de vocations, s'ensuit que c'est une chose bien difficile que de recognoistre les vrayes vocations ; et neantmoins c'est la premiere chose qui est requise pour donner sa voix, de sçavoir si la fille proposée est bien appellée et si sa vocation est bonne.

            Comment donc, parmi une si grande varieté de vocations et par de si differens motifs, pourra-t'on recognoistre la bonne d'avec la mauvaise, pour n'estre point trompés ? C'est une chose voirement de grande importance que ceste-cy, et laquelle est bien difficile ; neantmoins elle ne l'est point tant que nous soyons entierement destitués de moyens pour recognoistre la bonté d'une vocation. Or, entre plusieurs que je pourrois alleguer, j'en diray un seul comme le meilleur de tous. Doncques la bonne vocation n'est autre chose qu'une volonté ferme et constante qu'a la personne appellée de vouloir servir Dieu en la maniere et au lieu auquel sa divine Majesté l'appelle ; et cela est la meilleure marque que l'on puisse avoir pour cognoistre quand une vocation est bonne.

            Mais remarquez que, quand je dis une volonté ferme et constante de servir Dieu, je ne dis pas qu'elle fasse dés le commencement tout ce qu'il faut faire en sa vocation, avec une fermeté et constance si grande qu'elle soit exempte de toute repugnance, difficulté ou dégoust [312] en ce qui en dépend. Non, je ne dis pas cela ; ni moins que ceste fermeté et constance soit telle qu'elle la rende exempte de faire des fautes, ni que pour cela elle soit si ferme qu'elle ne vienne jamais à chancelier ni varier en l'entreprise qu'elle a faite de pratiquer les moyens qui la peuvent conduire à la perfection. O non certes, ce n'est pas ce que je veux dire ; car tout homme est sujet à telle passion, changement et vicissitude, et tel aymera aujourd'huy une chose qui en aymera demain une autre ; un jour ne ressemble jamais l'autre. Ce n'est pas donques par ces divers mouvemens et sentimens qu'il faut juger de la fermeté et constance de la volonté au bien que l'on a une fois embrassé ; mais ouy bien si parmi ceste varieté de divers mouvemens la volonté demeure ferme à ne point quitter le bien qu'elle a embrassé, encor qu'elle sente le dégoust ou le refroidissement en l'amour de quelque vertu, et qu'elle ne laisse pour cela de se servir des moyens qui luy sont marqués pour l'acquerir. Tellement que pour avoir une marque d'une bonne vocation, il ne faut pas une constance sensible, mais qui soit en la partie superieure de l'esprit et laquelle soit effective.

            Doncques, pour sçavoir si Dieu veut que l'on soit Religieux, il ne faut pas attendre qu'il nous parle sensiblement, ou qu'il nous envoye quelque Ange du Ciel pour nous signifier sa volonté ; ni moins est-il besoin d'avoir des revelations sur ce sujet. Il ne faut non plus [313] un examen de dix ou douze docteurs pour voir si l'inspiration est bonne ou mauvaise, s'il la faut suivre ou non ; mais il faut bien correspondre et cultiver le premier mouvement, et puis ne se pas mettre en peine s'il vient des dégousts et des refroidissemens touchant cela ; car si l'on tasche tousjours de tenir sa volonté bien ferme à vouloir rechercher le bien qui nous est monstré, Dieu ne manquera pas de faire reussir le tout à sa gloire. Et quand je dis cecy, je ne parle pas seulement pour vous autres, mais encores pour les filles qui sont au monde, desquelles certes il faut avoir du soin, les aydant parmi leurs bons desseins. Quand elles ont les premiers mouvemens un peu forts, rien ne leur est difficile, il leur semble qu'elles franchiront toutes les difficultés ; mais quand elles sentent ces vicissitudes, et que ces sentimens ne sont plus si sensibles en la partie inferieure, il leur semble que tout est perdu et qu'il faille tout quitter : l'on veut et l'on ne veut pas ; ce que l'on sent alors n'est pas suffisant pour faire quitter le monde. Je voudrois bien, dit une de ces filles, mais je ne sçay pas si c'est la volonté de Dieu que je sois Religieuse, d'autant que l'inspiration que je sens à ceste heure n'est pas, ce me semble, assez forte. Il est bien vray que je l'ay eue beaucoup plus forte que je n'ay à ceste heure ; mais comme elle n'est pas de durée, cela me fait croire qu'elle n'est pas bonne.

            Certes, quand je rencontre telles ames, je ne m'estonne point de ces dégousts et refroidissemens, ni moins crois-je que pour iceux leur vocation ne soit pas bonne. Il faut seulement en cela avoir un grand soin pour les ayder et leur apprendre à ne se point estonner de ces [314] changemens, mais les encourager à demeurer fermes parmi ces mutations. Et bien, leur dis-je, cela n'est rien ; dites-moy, n'avez-vous pas senti le mouvement ou l'inspiration dans vostre cœur pour la recherche d'un si grand bien ? Ouy, disent-elles, il est bien vray, mais cela s'est aussi tost passé. Ouy bien, leur dis-je, la force de ce sentiment ; mais non pas en telle sorte qu'il ne vous en soit demeuré quelque affection. O non, dit-elle, car je sens tous jours je ne sçay quoy qui me fait tendre de ce costé-là ; mais ce qui me met en peine c'est que je ne sens pas ce mouvement si fort qu'il faudroit pour une telle resolution. Je leur responds qu'elles ne se mettent pas en peine de ces sentimens sensibles et qu'elles ne les examinent pas tant ; qu'elles se contentent de ceste constance de leur volonté, qui, parmi tout cela, ne perd point l'affection de son premier dessein ; qu'elles soyent seulement soigneuses à le bien cultiver et à bien correspondre à ce premier mouvement. Ne vous souciez point, dis-je, de quel costé il vienne, car Dieu a plusieurs moyens d'appeller ses serviteurs et servantes à son service.

            Il se sert quelquefois de la predication, d'autres fois de la lecture des bons livres. Les uns ont esté appellés pour avoir ouy les paroles sacrées de l'Evangile, comme saint François et saint Antoine, lesquels l'ont esté [315] oyans dire ces paroles : Va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres, et me suis ; et : Quiconque veut venir apres moy, qu'il renonce à soy-mesme, prenne sa croix et me suive. Les autres ont esté appellés par des ennuis, desastres et afflictions qui leur survenoyent au monde ; ce qui leur a donné sujet de se despiter contre luy et l'abandonner. Nostre Seigneur s'est souvent servi d'un tel moyen pour appeller plusieurs personnes à son service, lesquelles il [316] n'eust peu avoir en autre façon. Car, combien que Dieu soit tout-puissant et peut tout ce qu'il veut, si est-ce qu'il ne veut point nous oster la liberté qu'il nous a une fois donnée ; et quand il nous appelle à son service, il veut que ce soit de nostre bon gré que nous y allions, et non par force ni par contrainte. Car bien que ceux-cy viennent à Dieu comme despités contre le monde qui les a faschés, ou bien à cause de quelques travaux et afflictions qui les ont tourmentés, si ne laissent-ils pas de se donner à Dieu d'une franche volonté ; et bien souvent telles personnes reussissent bien au service de Dieu et deviennent des grands Saints, et quelques fois plus grands que ceux qui y sont entrés par des vocations plus apparentes.

            Vous aurez leu ce que raconte Platus, d'un gentilhomme brave selon le monde, lequel s'estant un jour bien paré et frisé, estant sur un beau cheval bien empannaché, taschoit par tous moyens de plaire aux dames qu'il muguettoit ; et comme il bravoit, voila que son cheval le renverse par terre au milieu de la fange, d'où il sortit tout sale et crotté. Ce pauvre gentilhomme fut si honteux et confus d'un tel accident, que tout en colere il se resolut en cest instant-là de se faire Religieux, disant : O traistre monde, tu t'es mocqué de moy, mais je me mocqueray aussi de toy ; tu m'as joué de ceste-cy, mais je t'en joüeray aussi d'une autre, car je n'auray jamais part avec toy, et dés ceste heure je me resous de me faire Religieux. Et de fait, il fut receu en Religion, où il vesquit saintement ; et neantmoins sa vocation venoit d'un despit.

            Il y en a encor d'autres desquels les motifs ont esté [317] encor plus mauvais que cestuy-cy. J'ay apprins de bonne part qu'un gentilhomme de nostre âge, brave d'esprit et de corps, de fort bon lieu, voyant passer des Peres Capucins, dit aux autres seigneurs avec lesquels il estoit : Il me prend envie de sçavoir comme vivent ces pieds deschaux et de me rendre parmi eux, non point à dessein d'y tousjours demeurer, mais seulement pour un mois ou trois semaines, à fin de mieux remarquer ce qu'ils font, pour puis apres m'en rire et mocquer avec vous autres. Il fait ainsi son complot, il poursuit fort et ferme, il est en fin receu. Mais la divine Providence qui s'estoit servie de ce moyen pour le retirer du monde, convertit sa fin et son intention mauvaise en bonne, et celuy qui pensoit prendre les autres fut pris luy-mesme ; car il n'eut pas plus tost demeuré quelques jours avec ces bons Religieux, qu'il fut tout à fait changé. Il persevera fidelement en sa vocation et a esté un grand serviteur de Dieu. [318]

            Il y en a encor d'autres de qui la vocation n'est de soy pas meilleure que ceste-cy : c'est de ceux qui vont en Religion à cause de quelque defaut naturel, comme pour estre boiteux, borgnes, ou pour estre laids, ou pour avoir quelque autre pareil defaut ; et, ce qui semble encor le pire, c'est qu'ils y sont portés par leurs peres et meres, lesquels bien souvent, lors qu'ils ont des enfans borgnes, boiteux, ou autrement defectueux, les laissent au coin du feu et disent : Cecy ne vaut rien pour le monde, il le faut envoyer en Religion ; il luy faut procurer quelque benefice, ce sera autant de descharge pour nostre maison. Les enfans se laissent conduire où l'on veut, sous espoir de vivre des biens de l'autel. D'autres ont une grande quantité d'enfans : Et bien, disent-ils, il faut descharger la maison et envoyer ceux-cy en Religion, à fin que les aisnés ayent tout et qu'ils puissent paroistre. Mais Dieu bien souvent en cecy fait voir la grandeur de sa clemence et misericorde, employant ces intentions, qui d'elles-mesmes ne sont aucunement bonnes, pour faire de ces personnes-là des grands serviteurs de sa divine Majesté ; et en cecy il se fait voir admirable.

            Ainsi ce divin Artisan se plaist à faire des beaux edifices avec du bois qui est fort tortu, et qui n'a aucune apparence d'estre propre à chose du monde. Et tout ainsi qu'une personne qui ne sçait que c'est de la menuyserie, voyant quelque bois tortu en la boutique d'un menuysier, s'estonneroit de luy entendre dire que c'est pour faire quelque beau chef-d'œuvre (car, diroit-il, si cela est comme vous dites, combien de fois faudra-t'il passer le rabot par dessus, avant que d'en pouvoir faire un tel ouvrage ?) ainsi, pour l'ordinaire, la divine Providence fait des beaux chefs-d'œuvre avec ces intentions tortues et sinistres, comme il fait entrer [319] en son festin les boiteux et les aveugles, pour nous faire voir qu'il ne sert de rien d'avoir deux yeux ou deux pieds pour aller en Paradis ; qu'il vaut mieux aller en Paradis avec une jambe, un œil, un bras que d'en avoir deux et se perdre. Or, telles sortes de gens estans ainsi venus en Religion, on les a veu souventefois faire des grands fruicts et perseverer fidelement en leur vocation.

            Il y en a d'autres qui ont esté bien appellés, qui toutesfois n'ont pas perseveré ; ains, apres avoir demeuré quelque temps en Religion, ont tout quitté. Et de cecy nous avons l'exemple de Judas, duquel nous ne pouvons douter qu'il ne fust bien appellé ; car Nostre Seigneur le choisit et l'appella à l'apostolat de sa propre bouche. D'où vient donc, qu'estant si bien appellé, il ne persevera pas en sa vocation ? O c'est qu'il abusa de sa liberté, et ne voulut pas se servir des moyens que Dieu luy donnoit pour ce sujet ; mais au lieu de les embrasser et d'en user à son profit, il s'en servit pour en abuser et pour les rejetter, et, en ce faisant, il se perdit. Car c'est chose certaine que, quand Dieu appelle quelqu'un à une vocation, il s'oblige par consequent, par sa providence divine, de luy fournir toutes les aydes requises pour se rendre parfait en sa vocation.

            Or, quand je dis que Nostre Seigneur s'oblige, il ne [320] faudroit pas penser que ce soit nous qui l'ayons obligé à ce faire en suivant sa vocation, car on ne sçauroit l'obliger ; mais Dieu s'oblige soy-mesme par soy-mesme, poussé et provoqué à ce faire par les entrailles de son infinie bonté et misericorde ; tellement que, me faisant Religieux, Nostre Seigneur s'est obligé de me fournir tout ce qui est necessaire pour estre bon Religieux, non point par devoir, mais par sa misericorde et providence infinie ; tout ainsi qu'un grand roy, levant des soldats pour faire la guerre, sa prevoyance et prudence requiert qu'il prepare des armes pour les armer ; car, quelle apparence y auroit-il de les envoyer combattre sans armes ? Que s'il ne le fait pas, il est taxé d'une grande imprudence, Or, la divine Majesté ne manque jamais de soin ni de prevoyance touchant cecy ; et pour le nous mieux faire croire, elle s'y est obligée, en sorte qu'il ne faut jamais entrer en opinion qu'il y ayt de sa faute quand nous ne faisons pas bien : voire, sa. liberalité est si grande, qu'il donne ces moyens à ceux auxquels il ne les a pas promis et auxquels il ne s'est pas obligé [321] pour ne les avoir pas appellés. Remarquez aussi que quand je dis que Dieu s'est obligé de donner à ceux qu'il appelle toutes les conditions requises pour estre parfaits en leur vocation, je ne dis pas qu'il les leur donne tout à coup et à l'instant qu'ils entrent en Religion. O non, il ne faut penser qu'en entrant en Religion on soit parfait tout promptement ; c'est assez qu'ils viennent pour tendre à la perfection et pour embrasser les moyens de se perfectionner. Et, pour ce faire, il est necessaire d'avoir ceste volonté ferme et constante de laquelle nous avons parlé, d'embrasser tous les moyens propres de se perfectionner en la vocation en laquelle on est appellé. [322]

            Voila donc comme les jugemens de Dieu sont occultes et secrets, et comme les uns, qui par despit et forme de mocquerie entrent en Religion, y perseverent neantmoins ; les autres, y estans bien appellés et ayans commencé avec grande ferveur, finissent mal et quittent tout. C'est donc une chose bien difficile de sçavoir si une fille est bien appellée de Dieu, pour luy donner sa voix ; car bien qu'on la voye fervente, peut estre ne perseverera-t'elle pas ; mais tant pis pour elle. Ne laissez pas pour cela, si vous voyez qu'elle ayt ceste volonté constante de vouloir servir Dieu et se perfectionner, de luy donner vostre voix ; car si elle veut recevoir les aydes que Nostre Seigneur infailliblement luy donnera, elle perseverera. Que si, apres quelques années, elle perd la perseverance, à son dam ! vous n'en estes pas la cause, ains elle-mesme. Voila donc pour la premiere partie et cognoissance des vocations. [323]

            Quant à la seconde, qui est de sçavoir les conditions que doivent avoir les filles, premierement, que l'on reçoit ceans, en second lieu, celles que l'on reçoit au Novitiat, et en troisiesme lieu, celles que l'on reçoit à la Profession, je n'ay guere à dire dessus la premiere reception, car l'on ne peut pas beaucoup cognoistre ces filles qui viennent avec une si bonne mine. Parlez-leur : elles feront tout ce que l'on voudra. Elles ressemblent à saint Jean et à saint Jacques, auxquels Nostre Seigneur dit : Pourrez-vous bien boire le calice de ma Passion ? Ils respondirent hardiment et franchement qu'ouy, et la nuict de la Passion ils l'abandonnerent. Ces filles en font ainsi : elles font tant de prieres, tant de reverences, elles tesmoignent tant de bonne volonté, que l'on ne peut bonnement les esconduire ; et en effet, l'on n'y doit pas faire trop grande consideration, ce me semble, Je dis cecy pour l'interieur, car certes, il est bien difficile en ce temps-là de le pouvoir cognoistre, principalement des filles qui viennent icy de loin ; tout ce que l'on peut faire à celles-cy, c'est de sçavoir qui elles sont, et telles choses qui regardent le temporel et l'exterieur, puis leur ouvrir la porte et les mettre à leur premier essay. Si c'est des filles qui soyent du lieu, l'on peut observer leur façon, et par la conversation que l'on a avec elles, recognoistre quelque chose de leur interieur ; mais je trouve qu'il est encor bien malaisé, car elles viennent tousjours en la meilleure mine et posture qui se peut.

            Or, il me semble que pour ce qui est de la santé [324] corporelle et infirmités du corps, l'on n'y doit point faire ou fort peu de consideration, d'autant qu'en ces maisons l'on y peut recevoir les foibles et imbecilles aussi bien que les fortes et robustes, puisqu'elles ont esté faites en partie pour elles ; pourveu que ce ne soyent des infirmités si pressantes qu'elles les rendent tout à fait incapables d'observer la Regle et inhabiles à faire ce qui est de ceste vocation. Mais excepté cela, je ne leur refuserois jamais ma voix, pas mesme quand elles seroyent aveugles ou manchottes, ou n'auroyent qu'une jambe, si avec cela elles avoyent les autres conditions requises à ceste vocation. Et que la prudence humaine ne me vienne point icy dire : Et s'il se presentoit tous-jours telle sorte de gens, les faudroit-il tous jours recevoir ? et si toutes estoyent aveugles ou malades, qui les serviroit ? Or, ne vous mettez point en peine de cela, car il n'arrivera pas : laissez-en le soin à la divine Providence qui sçaura bien y pourvoir, et y appeller les fortes, necessaires à leur service. Quand il se presentera des infirmes, dites : Dieu soit beni ! en vient-il des robustes : à la bonne heure ! En somme, les maladies qui n'empeschent point d'observer la Regle ne doivent point estre considerées en vos maisons. Et voila ce que j'avois à dire touchant ceste premiere reception.

            Quant à la seconde, qui est de recevoir une fille au [325] Novitiat, je ne trouve pas encor qu'il y ayt des grandes difficultés. Neantmoins, l'on y doit faire plus de consideration qu'en la premiere reception, car aussi l'on a eu plus de moyen de remarquer leur humeur, actions et habitudes ; l'on void bien les passions qu'elles ont. Mais tout cela ne doit point les empescher d'estre admises au Novitiat, pourveu qu'elles ayent une bonne volonté de s'amender, de se sousmettre, et se servir des medicamens propres à leur guerison. Et, bien qu'elles ayent de la repugnance à ces remedes et les prennent avec grande difficulté, cela ne veut rien dire, pourveu qu'elles ne laissent pas d'en user ; car les medecines sont tousjours ameres au goust, et n'est pas possible qu'on les reçoive avec la suavité que l'on feroit si elles estoyent bien appetissantes ; mais avec tout cela elles ne laissent pas de faire leur operation, et quand elles la font meilleure, c'est lors qu'elles font le plus de travail et de peine. Tout de mesme, voila une fille qui a ses passions fortes ; elle est colere, elle fait plusieurs manquemens : si avec cela elle veut bien estre guerie, et veut qu'on la corrige, mortifie et qu'on luy donne des remedes propres à sa guerison, combien qu'en les prenant cela la fasche et la, travaille, il ne faut point pour cela luy refuser sa voix ; car elle n'a pas seulement la volonté de guerir, mais encor elle prend les remedes qui luy sont donnés pour ce sujet, combien qu'avec peine et difficulté.

            Il s'en trouvera qui auront esté mal nourries et mal civilisées, qui auront la nature rude et grossiere. Or, il n'y a point de doute que celles-cy n'ayent plus de peine et de difficulté que celles qui auront le naturel plus doux et traittable, et qu'elles seront plus sujettes à faire des fautes, que d'autres qui seront mieux nourries ; mais neantmoins, si elles veulent bien estre gueries et tesmoignent une volonté ferme à vouloir recevoir les remedes, [326] quoy qu'il leur couste, à celles-là je donnerois ma voix nonobstant ces cheutes ; car ces filles-là, apres beaucoup de travail, font de grands fruicts en la Religion, deviennent des grandes servantes de Dieu et acquierent une vertu forte et solide, car la grace de Dieu supplée au defaut ; et n'y a point de doute que souvent où il y a moins de la nature, il y a plus de la grace. Or donc, on ne doit pas laisser de recevoir au Novitiat les filles, quoy qu'elles ayent beaucoup de mauvaises habitudes, le cœur rude et grossier, et qu'elles témoignent beaucoup de passions, pourveu que telles filles veuillent estre gueries. En somme, pour recevoir une fille au Novitiat, il ne faut sinon sçavoir si elle a une bonne volonté, et si elle est deliberée et resolue de recevoir le traittement qui luy sera fait pour sa guerison, et de vivre en une grande sousmission : ayant cela, je luy donnerois ma voix. Et voila, ce me semble, tout ce qui se peut dire touchant ceste seconde reception.

            Pour la troisiesme, c'est une chose de grande importance de recevoir une fille à la Profession ; et en cecy il me semble qu'on doit observer trois choses. La premiere, que les filles que l'on reçoit à la Profession soyent saines, non de corps, comme j'ay desja dit, mais de cœur et d'esprit ; je veux dire, qui ayent le cœur bien disposé à vivre en une entiere souplesse et sousmission. La seconde, que ces filles ayent l'esprit bon : or, quand je dis un bon esprit, je n'entends pas dire de ces grands esprits qui sont pour l'ordinaire vains et [327] pleins de propre jugement, de suffisance, et qui estans au monde estoyent des boutiques de vanité ; qui viennent en Religion non point pour s'humilier, mais comme si elles y vouloyent faire des leçons de philosophie et theologie, voulant tout conduire et gouverner. Or c'est à celles-cy qu'il faut bien prendre garde. Je dis qu'il y faut bien prendre garde, et non qu'il n'en faille point recevoir, si l'on void qu'elles veuillent estre changées et humiliées ; car elles pourront bien, avec le temps et la grace de Dieu, faire ce changement ; ce qui arrivera sans doute, si avec fidelité elles se servent des remedes qui leur seront donnés pour leur guerison. Quand doncques je parle d'un esprit bon, j'entends parler des esprits bien faits et bien sensés, et encor des mediocres, qui ne sont ni trop grands ni trop petits ; car tels esprits font tousjours beaucoup, sans que pour cela ils le sçachent. Ils s'appliquent à faire et s'adonnent aux vertus solides ; ils sont traittables, et on n'a pas beaucoup de peine à les conduire, car facilement ils comprennent combien c'est une chose bonne de se laisser gouverner.

            La troisiesme chose qu'il faut observer c'est si la fille a bien travaillé en son année de Novitiat, si elle a bien souffert et profité des medecines que l'on luy a donné, si elle a bien fait valoir les resolutions qu'elle fit entrant en son Novitiat de changer ses mauvaises humeurs et inclinations ; car l'année du Novitiat luy a esté donnée pour cela. Que si l'on void qu'elle ayt perseveré fidelement en sa resolution, et que sa volonté demeure ferme et constante pour continuer, et qu'elle se soit appliquée à se reformer et former selon les Regles et Constitutions, et que ceste volonté luy dure, voire de vouloir tousjours mieux faire, c'est un bon [328] signe et bonne condition pour luy donner sa voix. Car bien que nonobstant cela elle ne laisse pas de faire des fautes, et mesmes assez grandes, il ne faut pas pourtant luv refuser sa voix ; car bien qu'en l'année de son Novitiat elle doive travailler en la reformation de ses mœurs et habitudes, ce n'est pas à dire pour cela qu'elle ne doive point faire de cheute, ni qu'elle doive à la fin de son Novitiat estre parfaite. Car regardez au college de Nostre Seigneur, les glorieux Apostres : encore qu'ils fussent bien appellés et qu'ils eussent beaucoup travaillé en la reformation de leur vie, combien firent-ils de fautes, non seulement en la premiere année, mais aussi en la seconde et troisiesme. Tous disoyent et promettoyent merveilles, voire mesme de suivre Nostre Seigneur à la mort et dans la prison ; mais la nuict de la Passion, que l'on vint prendre leur bon Maistre, tous l'abandonnerent. Je veux dire par là que les cheutes ne doivent pas estre cause que l'on rejette une fille, [329] quand parmi tout cela elle demeure avec une forte volonté de se radresser et de se vouloir servir des moyens que l'on luy donne pour ce sujet. Voila ce que j'avois à dire touchant les conditions que les filles que l'on veut recevoir à la Profession doivent avoir, et ce que les Sœurs doivent observer pour leur donner leur voix. Et sur cecy je finiray mon discours, si ce n'est que l'on me demande encore quelque chose.

            L'on demande donc en premier lieu, s'il se trouvoit une fille qui fust fort sujette à se troubler pour des petites choses, et que son esprit fust souvent plein de chagrin et d'inquietude, et qu'elle ne tesmoignast parmi cela guere d'amour pour sa vocation, et que neantmoins, cela estant passé, elle promist de faire des merveilles, qu'est-ce qu'il faudroit faire ? Il est tout certain qu'une telle fille estant ainsi changeante n'est pas propre pour la Religion ; mais parmi tout cela ne veut-elle point estre guerie ? car si cela n'est, il la faut congedier. L'on ne sçait, direz-vous, si cela procede faute de volonté de se guerir, ou bien qu'elle ne comprenne pas en quoy consiste la vraye vertu. Or, si apres luy avoir fait bien entendre ce qu'il faut qu'elle fasse pour son amendement, elle ne le fait pas ains se rend incorrigible, il la faut rejetter ; sur tout parce que ses fautes, ainsi que vous dites, ne procedent pas faute de jugement ni de pouvoir comprendre en quoy consiste la vraye vertu, ni moins encore ce qu'il faut qu'elle fasse pour son amendement ; mais que c'est par le defaut de la volonté, qui n'a point de perseverance ni de constance à faire et à se servir de ce qu'elle sçait estre requis pour son amendement ; encore qu'elle dise quelquefois qu'elle fera mieux, neantmoins ne le fait pas, ains persevere [330] en ceste inconstance de volonté, je ne luy donnerois pas ma voix.

            Vous dites encor qu'il y en a de si tendres, qu'elles ne peuvent supporter qu'on les corrige, sans se troubler, et que cela les rend souvent malades. Or, si cela est, il leur faut ouvrir la porte ; car puisqu'elles sont malades, et qu'elles ne veulent point qu'on les traitte ni qu'on leur applique les remedes propres à leur donner la guerison, l'on void clairement que, faisant ainsi, elles se rendent incorrigibles et ne donnent point d'espoir de pouvoir estre gueries. Pour ce qui est de la tendreté, tant sur l'esprit que sur le corps, c'est l'un des grands empeschemens qui soyent en la vie religieuse ; et partant il faut avoir un tres-grand soin de ne pas recevoir celles qui en sont démesurément atteintes, parce qu'elles ne veulent point estre gueries, refusans de se servir de ce qui leur peut donner la santé.

            L'on demande en second lieu, qu'est-ce que l'on doit juger d'une fille qui tesmoigne par ses paroles qu'elle se repent d'estre entrée en Religion ? Certes, si elle persevere en ces dégousts de sa vocation et à se repentir, et que l'on voye que cela la rende lasche et negligente à se former selon l'esprit de sa vocation, il la faut mettre dehors. Neantmoins, il faut considerer que cela peut arriver ou par une simple tentation ou pour exercice : et cela se peut cognoistre par le profit qu'elle fera de telle pensée, dégoust ou repentir, quand avec [331] simplicité elle se descouvrira de telle chose et qu'elle sera fidelle à se servir des remedes que l'on luy donnera là dessus ; car Dieu ne permet jamais rien pour nostre exercice, qu'il ne veuille que nous en tirions profit, ce qui se fait tousjours quand l'on est fidelle à se descouvrir et, comme j'ay dit, simple à croire et à faire ce que l'on nous dit : et cecy est la marque que l'exercice est de Dieu. Mais quand l'on void que ceste fille use de son propre jugement, et que sa volonté est seduite et gastée, perseverant à son dégoust, alors la chose est en mauvais estat et quasi sans remede ; il la faut renvoyer.

            L'on demande en troisiesme lieu, s'il ne faut pas [332] faire consideration de donner sa voix à une fille qui n'est pas cordiale, ou qui n'est pas égale à l'endroit de toutes les Sœurs, et qui a fait voir qu'elle a plus d'inclination à l'une qu'à l'autre. Il ne faut pas estre si rigoureuses pour toutes ces petites choses. Voyez-vous, ceste inclination est la derniere piece de nostre renoncement ; car avant que l'on puisse arriver à ce point de n'avoir aucune inclination à l'une plus qu'à l'autre, et que ces affections soyent tellement mortifiées qu'elles ne paroissent point, il y faut du temps. Il faut observer en [333] cela, comme en toute autre chose, si ceste Sœur se rend incorrigible.

            En fin, direz-vous, si le sentiment des autres Sœurs estoit tout contraire à ce que l'on sçait, et qu'il nous vinst inspiration de dire quelque chose que nous avons recognu qui est à l'advantage de la Sœur, faudroit-il laisser de le dire ? Non, quoy que le sentiment des autres soit tout contraire au vostre et que vous soyez seule en ceste opinion ; car cela pourra servir encor aux autres pour se resoudre à ce qu'elles doivent faire. Le Saint Esprit doit presider aux Communautés, et selon la varieté des opinions on se resout pour faire comme l'on juge plus expedient pour sa gloire. Or, ceste inclination que vous avez, que les autres donnent leur voix ou qu'elles ne la donnent pas, combien que vous donniez ou ne donniez pas la vostre, doit estre mesprisée et rejettée comme une autre tentation. Mais il ne faut jamais [334] tesmoigner parmi les Sœurs ses inclinations ou aversions en ceste occasion.

            En fin, pour toutes les imperfections que les filles apportent du monde il faut garder ceste regle : quand [335] l'on void qu'elles s'amendent, combien qu'elles ne laissent pas de commettre des fautes, il ne faut pas les rejetter, car par l'amendement elles font voir qu'elles ne veulent pas demeurer incorrigibles. [336]

 

Dix-huitiesme entretien. Comment il faut recevoir les Sacremens et reciter le divin Office, avec quelques poincts touchant l'Oraison

 

 

            Avant que sçavoir comment il nous faut preparer pour recevoir les Sacremens et quel fruict nous en devons tirer, il est necessaire de sçavoir que c'est que Sacremens et leurs effects. Les Sacremens doncques sont des canaux par lesquels, pour ainsi parler, Dieu descend à nous, comme par l'oraison nous montons à luy, puisque l'oraison n'est autre chose qu'une elevation de nostre esprit en Dieu. Les effects des Sacremens sont divers, quoy qu'ils n'ayent tous qu'une mesme fin et pretention, qui est de nous unir à Dieu. Par le Sacrement de Baptesme, nous nous unissons à Dieu comme le fils avec le pere ; par celuy de la Confirmation, nous nous unissons comme le soldat avec son capitaine, prenant force pour combattre et vaincre nos ennemis en toutes tentations ; par le Sacrement de Penitence, nous sommes unis à Dieu comme les amis reconciliés ; par celuy de l'Eucharistie, comme la viande avec l'estomach ; par celuy de l'Extreme Unction, nous nous unissons à Dieu comme l'enfant qui vient d'un lointains païs, mettant desja l'un des pieds en la maison de son pere pour se [338] reunir avec luy, avec sa mere et toute la famille. Or, voila les effects divers des Sacremens, mais pourtant qui demandent tous l'union de nostre ame avec son Dieu.

            Nous ne parlerons maintenant que de deux : de celuy de la Penitence, et de l'Eucharistie. Et premierement, il est tres-necessaire que nous sçachions pourquoy c'est que, recevant si souvent ces deux Sacremens, nous ne recevons pas aussi les graces qu'ils ont accoustumé d'apporter aux ames qui sont bien preparées, puisque ces graces sont jointes aux Sacremens. Je le diray en un mot : c'est faute de deuë preparation ; et partant il faut sçavoir comment il nous faut bien preparer pour recevoir ces deux Sacremens, et tous les autres encor. Doncques, la premiere preparation c'est la pureté de l'intention ; la seconde, c'est l'attention ; et la troisiesme, c'est l'humilité.

            Quant à la pureté d'intention, c'est une chose totalement necessaire, non seulement en la reception des Sacremens, mais encor en tout ce que nous faisons. Or, l'intention est pure lors que nous recevons les Sacremens, ou faisons quelque autre chose quelle qu'elle soit, pour nous unir à Dieu et pour luy estre plus agreables, sans aucun meslange de propre interest. Vous cognoistrez cela si, quand vous desirez de vous communier, l'on ne le vous permet pas ; ou bien si apres la sainte Communion vous n'avez point de consolation, et que pour cela vous ne laissez pas de demeurer en paix, sans consentir aux attaques qui pourroyent vous en venir. [338] Mais si, au contraire, vous consentez à l'inquietude dequoy l'on vous a refusé de communier, ou dequoy vous n'avez pas eu de la consolation, qui ne void que vostre intention estoit impure, et que vous ne cherchiez de vous unir à Dieu, ains aux consolations, puisque vostre union avec Dieu se doit faire sous la sainte vertu d'obeissance ? Et tout de mesme, si vous desirez la perfection d'un desir plein d'inquietude, qui ne void que c'est l'amour propre, qui ne voudroit pas que l'on vist de l'imperfection en nous ? S'il estoit possible que nous peussions estre autant agreables à Dieu estans imparfaits comme estans parfaits, nous devrions desirer d'estre sans perfection, à fin de nourrir en nous par ce moyen la tres-sainte humilité.

            La seconde preparation, c'est l'attention. Certes, nous devrions aller aux Sacremens avec beaucoup d'attention, tant sur la grandeur de l'œuvre, comme sur ce que chaque Sacrement demande de nous. Par exemple, allant à la Confession, nous y devons porter un coeur amoureusement douloureux, et à la sainte Communion, il y faut porter un cœur ardemment amoureux. Je ne dis pas, par ceste grande attention, qu'il ne faille point avoir de distraction, car il n'est pas en nostre pouvoir ; mais j'entends de dire qu'il faut avoir un soin tout particulier à ne s'y point arrester volontairement.

            La troisiesme preparation c'est l'humilité, qui est une vertu fort necessaire pour recevoir abondamment les graces qui découlent par les canaux des Sacremens ; parce que les eaux ont bien accoustumé de couler plus vistement et plus fortement quand les canaux sont posés en des lieux panchans et tendans en bas.

            Mais, outre ces trois preparations, je vous veux dire en un mot que la principale est l'abandonnement total de nous-mesmes à la mercy de Dieu, sousmettans sans [339] reserve quelconque nostre volonté et toutes nos affections à sa domination. Je dis sans reserve, d'autant que nostre misere est si grande que nous nous reservons tousjours quelque chose. Les personnes les plus spirituelles se reservent pour l'ordinaire la volonté d'avoir des vertus ; et quand elles vont à la Communion : O Seigneur, disent-elles, je m'abandonne entierement entre vos mains, mais plaise vous me donner la prudence pour sçavoir vivre honnorablement ; mais de simplicité, ils n'en demandent point. O mon Dieu, je suis absolument sousmise à vostre divine volonté, mais donnez-moy un grand courage pour faire des œuvres excellentes pour vostre service ; mais de douceur, pour vivre paisiblement avec le prochain, il ne s'en parle point. Donnez-moy, dira un autre, ceste humilité qui est si propre pour donner bon exemple ; mais d'humilité de cœur, qui nous fait aymer nostre propre abjection, ils n'en ont point de besoin, ce leur semble. O mon Dieu, puisque je suis tout vostre, que j'aye tousjours des consolations à l'oraison. Voire, c'est bien ce qu'il nous faut pour estre unis à Dieu, qui est la pretention que nous avons ! et jamais ils ne demandent des tribulations ou mortifications. O ce n'est pas là le moyen de faire ceste union, que de se reserver toutes ses volontés, pour belle apparence qu'elles ayent ; car Nostre Seigneur se voulant donner tout à nous, veut que reciproquement nous nous donnions entierement à luy, à fin que l'union de nostre ame avec sa divine Majesté soit plus parfaite, et que nous puissions dire veritablement, apres ce grand parfait entre les Chrestiens : Je ne vis plus moy, ains c'est Jesus Christ qui vit en moy.

            La seconde partie de ceste preparation consiste à vuider nostre cœur de toutes choses, à fin que Nostre Seigneur le remplisse tout de luy-mesme. Certes, la cause pourquoy nous ne recevons pas la grace de la sanctification (puisqu'une seule Communion bien faite [340] est capable et suffisante pour nous rendre saints et parfaits) ne provient sinon de ce que nous ne laissons pas regner Nostre Seigneur en nous comme sa bonté le desire. Il vient en nous, ce Bien-Aymé de nos ames, et il trouve nos cœurs tout pleins de desirs, d'affections et de petites volontés : ce n'est pas ce qu'il cherche, car il les veut trouver vuides pour s'en rendre le maistre et le gouverneur. Et pour monstrer combien il le desire, il dit à son amante sacrée qu'elle le mette comme un cachet sur son cœur, à fin que rien n'y puisse entrer que par sa permission et selon son bon plaisir. Or, je sçay bien que le milieu de vos cœurs est vuide, autrement ce seroit une trop grande infidelité : je veux dire que nous avons non seulement rejetté et detesté le peché mortel, ains toute sorte d'affection mauvaise ; mais las ! tous les coins et recoins de nos cœurs sont pleins de mille choses indignes de paroistre en la presence de ce Roy souverain, lesquelles ce semble, luy lient les mains à fin de l'empescher de nous départir les biens et les graces que sa bonté avoit desire de nous faire, s'il nous eust trouvés preparés. Faisons donc de nostre costé ce qui est de nostre pouvoir pour nous bien preparer à recevoir ce Pain supersubstantiel, nous abandonnant totalement à la divine Providence, non seulement pour ce qui regarde les biens temporels, mais principalement les spirituels, respandant en la presence de la divine Bonté toutes nos affections, desirs et inclinations, pour luy estre entierement sousmis ; et nous asseurons que Nostre Seigneur accomplira de son costé la promesse qu'il nous a faite de nous transformer en luy, eslevant nostre bassesse jusques à estre unie avec sa grandeur.

            L'on peut bien communier pour diverses fins : comme pour demander à Dieu d'estre delivrés de quelque tentation ou affliction, soit pour nous ou pour nos amis, [341] ou pour demander quelque vertu, pourveu que ce soit sous ceste condition de nous unir par ce moyen plus parfaitement à Dieu, ce qui n'arrive pourtant pas bien souvent ; car au temps de l'affliction l'on est ordinairement plus uni à Dieu, parce que l'on se ressouvient plus souvent de luy. Et pour ce qui est des vertus, aucune fois il est plus à propos et meilleur pour nous de ne les pas avoir en habitude que si nous les avions, pourveu toutesfois que nous en fassions les actes à mesure que les occasions s'en presentent ; car la repugnance que nous sentons à pratiquer quelque vertu nous doit servir pour nous humilier, et l'humilité vaut tousjours mieux que tout cela.

            En fin, il faut qu'en toutes les prieres et demandes que vous ferez à Dieu, vous ne les fassiez pas seulement pour vous, ains que vous observiez de dire tousjours nous, comme Nostre Seigneur nous l'a enseigné en l'Oraison dominicale, où il n'y a ni mien, ni mon, ni moy. Cela s'entend, que vous ayez l'intention de prier Dieu qu'il donne la vertu ou la grace que vous luy demandez pour vous, à tous ceux qui en ont la mesme necessité, et que ce soit tousjours pour vous unir davantage avec luy ; car autrement nous ne devons demander ni desirer aucune chose ni pour nous ni pour le prochain, puisque c'est la fin pour laquelle les Sacremens sont institués. Il faut donc que nous correspondions à [342] ceste intention de Nostre Seigneur, les recevant pour ceste mesme fin.

            Et ne faut pas que nous pensions que communiant ou priant pour les autres nous y perdions quelque chose, sinon que nous offrissions à Dieu ceste Communion ou priere pour la satisfaction de leurs pechés, car alors nous ne satisferions pas pour les nostres. Mais pourtant le merite de la Communion et de la priere nous demeureroit, car nous ne sçaurions meriter la grace les uns pour les autres : il n'y a que Nostre Seigneur qui l'ayt peu faire. Nous pouvons bien impetrer des graces pour les autres, mais leur meriter, nous ne le pouvons pas faire. La priere que nous avons faite pour eux augmente nostre merite, tant pour la recompense de la grace en ceste vie, que de la gloire en l'autre. Et si une personne ne faisoit pas attention de faire quelque chose pour la satisfaction de ses pechés, la seule attention qu'elle auroit de faire tout ce qu'elle fait pour le pur amour de Dieu suffiroit pour y satisfaire, puisque c'est une chose asseurée que qui pourroit faire un acte excellent de charité, ou un acte d'une parfaite contrition, satisferoit pleinement pour tous ses pechés.

            Vous voudriez peut estre sçavoir comme vous cognoistrez si vous profitez par le moyen de la reception des Sacremens. Vous le cognoistrez si vous vous advancez par les vertus qui leur sont propres : comme si vous tirez de la Confession l'amour de vostre propre abjection et l'humilité, car ce sont les vertus qui luy sont propres ; et c'est tousjours par la mesure de l'humilité que l'on recognoist nostre advancement. Ne voyez-vous pas qu'il est dit que quiconque s'humiliera sera exalté ? estre exalté c'est estre advancé. Si vous devenez par le moyen de la tres-sainte Communion, fort douce (puisque c'est la vertu qui est propre à ce Sacrement, [343] qui est tout doux, tout suave, tout miel), vous retirerez le fruict qui luy est propre, et ainsi vous vous advancerez ; mais si, au contraire, vous ne devenez point plus humble ni plus douce, vous meritez que l'on vous leve le pain, puisque vous ne voulez pas travailler.

            Je voudrois bien que l'on allast simplement quand il nous viendroit le desir de communier, le demandant à la Superieure avec resignation d'accepter humblement le refus, si on le nous fait ; et si on nous octroye nostre demande, aller à la Communion avec amour. Bien qu'il y ayt de la mortification à le demander, il ne faut pas laisser pour cela ; car les filles qui entrent en la Congregation n'y entrent que pour se mortifier, et les croix qu'elles portent les en doivent faire ressouvenir. Que si l'inspiration venoit à quelqu'une de ne pas communier si souvent que les autres, à cause de la cognoissance qu'elle a de son indignité, elle le peut demander à la Superieure, attendant le jugement qu'elle en fera, avec une grande douceur et humilité.

            Je voudrois aussi que l'on ne s'inquietast point quand l'on entend parler de quelque defaut que nous avons ou de quelque vertu que nous n'avons pas ; mais que nous benissions Dieu dequoy il nous a découvert le moyen d'acquerir la vertu et de nous corriger de l'imperfection, et puis prendre courage de nous servir de ces moyens. Il faut avoir des esprits genereux qui ne s'attachent qu'à Dieu seul, sans s'arrester aucunement à ce que nostre partie inferieure veut, faisant regner la partie superieure de nostre ame, puisqu'il est entierement en nostre pouvoir, avec la grace de Dieu, de ne jamais consentir à l'inferieure. Les consolations et tendretés ne doivent pas estre desirées, puisque cela ne nous est pas necessaire pour aymer davantage Nostre Seigneur. Il ne faut donc point s'arrester à considerer si l'on a de bons sentimens ; mais il nous faut faire ce qu'ils nous feroyent faire si nous les avions.

            Il ne faut pas aussi estre si tendres à se vouloir confesser de tant de menues imperfections, puisque mesme nous ne sommes pas obligés de nous confesser des [344] pechés veniels, si nous ne voulons ; mais quand on s'en confesse, il faut avoir la volonté resolue de s'en amender, autrement ce seroit un abus de s'en confesser. Il ne faut pas non plus se tourmenter quand l'on ne se souvient pas de ses fautes pour s'en confesser ; car il n'est pas croyable qu'une ame qui fait souvent son examen, ne remarque bien pour s'en ressouvenir les fautes qui sont d'importance. Pour tant de petits et legers defauts, vous en pouvez parler avec Nostre Seigneur toutes les fois que vous les appercevrez : un abaissement d'esprit, un souspir suffit pour cela.

            Vous demandez comment vous pourrez faire vostre acte de contrition en peu de temps. Je vous dis qu'il ne faut presque point de temps pour le bien faire, puisqu'il ne faut autre chose que se prosterner devant Dieu en esprit d'humilité et de repentance de l'avoir offencé.

            Vous desirez en second lieu que je vous parle de l'Office. Je le veux bien ; et je vous dis premierement qu'il faut se preparer pour le dire, dés l'instant que l'on entend la cloche qui nous y appelle, et faut, à l'imitation de saint Bernard, demander à nostre cœur que c'est qu'il va faire. Et non seulement en ceste occasion, mais aussi entrant à tous nos exercices, à fin que nous apportions à chacun d'iceux l'esprit qui luy est propre ; car il ne seroit pas à propos d'aller à l'Office comme à la recreation : à la recreation il faut porter un esprit amoureusement joyeux, et en l'Office, un esprit serieusement amoureux. Quand l'on dit : Deus in adjutorium meum intende, il faut penser que Nostre Seigneur nous dit reciproquement : Et vous, soyez attentifs à moy.

            Que celles qui entendent quelque peu ce qu'elles disent à l'Office employent fidellement ce talent selon le bon plaisir de Dieu, qui le leur a donné pour les ayder à se retenir recueillies par le moyen des bonnes affections qu'elles en pourront tirer ; et que celles qui [345] n'y entendent rien se tiennent simplement attentives à Dieu, ou bien qu'elles fassent des eslancemens amoureux tandis que l'autre chœur dit le verset et qu'elles font les pauses. Il faut aussi considerer que nous faisons le mesme office que les Anges, quoy qu'en divers langage, et que nous sommes devant le mesme Dieu devant lequel les Anges tremblent. Et tout ainsi qu'un homme qui parleroit à un roy se rendroit" fort attentif, craignant de faire quelque faute ; que si nonobstant tout son soin il luy advenoit d'en faire, il rougiroit incontinent, tout de mesme en devons-nous faire à l'Office, nous tenant dessus nos gardes, crainte de faillir. Il est encor requis d'avoir attention de bien prononcer et dire selon qu'il est ordonné, sur tout au commencement. Que s'il nous arrive d'y faire quelque manquement, il faut s'en humilier sans s'en estonner, puisque ce n'est pas chose estrange, et que nous en faisons bien ailleurs. Mais s'il nous arrive d'en faire plusieurs, et que cela continue, il y a de l'apparence que nous n'avons pas conceu un vray desplaisir de nostre premiere faute ; et c'est ceste negligence qui nous devroit apporter beaucoup de confusion, non pas à cause de la presence de la Superieure, mais pour le respect de celle de Dieu qui nous est present, et de ses Anges. Or, c'est presque une regle generale, que quand nous faisons si souvent une mesme faute, c'est signe qu'on manque d'affection de s'en amender ; et si c'est une chose de laquelle on nous ayt souventefois adverties, il y a de l'apparence que l'on neglige l'advertissement.

            En apres, il ne faut pas avoir du scrupule de laisser en tout un Office deux ou trois versets par mesgarde, pourveu que l'on ne le fist à dessein. Que si vous dormez [346] le long d'une bonne partie de l'Office, encor que vous disiez les versets de vostre chœur, vous estes obligée de le redire ; mais quand l'on fait des choses qui sont necessaires d'estre faites en l'Office, comme de tousser ou cracher, ou bien que la maistresse des ceremonies parle pour ce qui est de l'Office, alors on n'est point obligé de le redire.

            Quand l'on entre au chœur, l'Office estant un peu commencé, il faut se mettre en son rang avec les autres et suivre l'Office avec elles ; et apres qu'il est dit, il faut reprendre ce que le chœur avoit desja dit devant que vous y fussiez, finissant où vous l'avez pris ; sinon, il faut dire bas ce que le chœur a dit, puis, l'ayant atteint, continuer avec luy en cas que vostre assistance y soit vrayement necessaire.

            Il ne faut pas redire son Office pour avoir esté distraitte en le disant, pourveu que ce ne soit pas volontairement ; et encor que vous vous trouvassiez à la fin de quelque Psalme sans estre bien asseurée si vous l'avez dit, parce que vous avez esté distraitte sans y penser, ne laissez pas de passer outre, vous humiliant devant Dieu. Car il ne faut pas tousjours penser que l'on a eu de la negligence quand la distraction a esté longue, car il se pourra bien faire qu'elle nous durera le long d'un Office sans qu'il y ayt de nostre faute ; et pour mauvaise qu'elle fust, il ne faudroit pas s'en inquieter, ains en faire des simples rejets de temps en temps devant Dieu. Je voudrois que jamais on ne se troublast pour les mauvais sentimens que l'on a, mais que l'on s'employast courageusement et fidelement pour n'y point consentir, puisqu'il y a bien de. la difference entre sentir et consentir.

            Vous voulez que je vous die quelque chose de l'oraison Plusieurs se trompent grandement, croyant qu'il [347] faut beaucoup de methode pour la bien faire, et s'empressent pour trouver un certain art qu'il leur semble estre necessaire de sçavoir, ne cessant jamais de subtiliser et pointiller autour de leur oraison pour voir comme ils la font ou comme ils la pourront faire à leur gré ; et pensent qu'il ne faille tousser ni se remuer durant icelle, de crainte que l'Esprit de Dieu ne se retire : folie certes tres-grande, comme si l'Esprit de Dieu estoit si delicat qu'il dépendist de la methode et contenance de ceux qui font l'oraison. Je ne dis pas qu'il ne faille se servir des methodes qui sont remarquées ; mais l'on ne s'y doit pas attacher, comme font ceux qui pensent n'avoir jamais bien fait leurs oraisons s'ils ne font leurs considerations devant les affections que Nostre Seigneur leur donne, qui est pourtant la fin pour laquelle nous faisons les considerations. Telles personnes ressemblent à ceux qui se trouvant au lieu où ils pretendent d'aller, s'en retournent parce qu'ils n'y sont pas venus par le chemin que l'on leur a enseigné.

            Il est neantmoins requis de se tenir en grande reverence parlant à la divine Majesté, puisque les Anges, qui sont si purs, tremblent en sa presence. Mais, mon Dieu, diront quelques-unes, je ne puis pas tousjours avoir ce sentiment de la presence de Dieu qui cause une si grande humiliation à l'ame, ni ceste reverence sensible qui me fait aneantir si doucement et agreablement devant Dieu. Or, ce n'est pas aussi de celle-là que j'entens parler, ains de celle qui fait que la partie supreme et la pointe de nostre esprit se tient basse et en humilité devant Dieu, en recognoissance de son infinie grandeur et de nostre profonde petitesse et indignité.

            Il faut aussi avoir une grande determina.ti.on de n'abandonner jamais l'oraison, pour aucune difficulté qui s'y puisse rencontrer, et n'y aller avec aucune preoccupation de desirs d'y estre consolée et satisfaite ; car cela ne seroit pas rendre nostre volonté unie et ajustée à celle de Nostre Seigneur, qui veut qu'entrant à l'oraison nous soyons resolus de souffrir la peine des continuelles distractions, secheresse et dégoust qui nous y [348] surviendront, demeurans aussi constantes que si nous y avions eu beaucoup de consolation et de tranquillité ; puisque c'est une chose certaine que nostre oraison ne sera pas moins agreable à Dieu, ni à nous moins utile pour estre faite avec plus de difficulté. Car pourveu que nous ajustions tousjours nostre volonté avec celle de la divine Majesté, demeurans dans une simple attente et disposition pour recevoir les evenemens de son bon plaisir avec amour, soit en l'oraison ou és autres occurrences, il fera que toutes choses nous seront profitables et agreables aux yeux de sa divine Bonté. Ce sera donc bien faire l'oraison, mes cheres filles, que de se tenir en paix et tranquillité aupres de Nostre Seigneur, ou à sa veuë, sans autre desir ni pretention que d'estre avec luy et de le contenter.

            La premiere methode doncques pour s'entretenir à l'oraison, c'est de porter quelque poinct, comme les mysteres de la Mort, Vie et Passion de Nostre Seigneur, lesquels sont les plus utiles ; et. c'est une chose fort rare que l'on ne puisse profiter sur la consideration de ce que Nostre Seigneur a fait. C'est le Maistre souverain que le Pere eternel a envoyé au monde pour nous enseigner ce que nous devions faire ; et partant, outre l'obligation que nous avons de nous former sur ce divin Modelle, nous devons grandement estre exactes à considerer ses actions pour les imiter, parce que c'est l'une des plus excellentes intentions que nous puissions avoir pour tout ce que nous faisons que de les faire parce que Nostre Seigneur les a faites ; c'est à dire, pratiquer les vertus parce que nostre Pere les a pratiquées et comme il les a pratiquées. Ce que pour bien comprendre, il les faut fidelement peser, voir et considerer en l'oraison ; car l'enfant qui ayme bien son pere a une grande affection de se rendre conforme à ses humeurs et l'imiter en tout ce qu'il fait.

            Il est vray ce que vous dites, qu'il y a des ames lesquelles ne peuvent s'arrester ni occuper leurs esprits sur aucun mystere, estant attirées à certaine simplicité toute douce qui les tient en grande tranquillité devant [349] Dieu, sans autre consideration que de sçavoir qu'elles sont devant luy et qu'il est tout leur bien. Elles peuvent demeurer ainsi utilement, cela est bon ; mais generalement parlant, il faut faire que toutes les filles commencent par la methode d'oraison qui est la plus seure, et qui porte à la reformation de vie et changement de mœurs, qui est celle que nous disons qui se fait autour des mysteres de la Vie et de la Mort de Nostre Seigneur : on y marche en asseurance. Il se faut donc appliquer tout à la bonne foy autour de nostre Maistre, pour apprendre ce qu'il veut que nous fassions. Et mesme, celles qui se peuvent servir de l'imagination le doivent faire, mais il en faut user sobrement, fort simplement et courtement. Les saints Peres ont bissé plusieurs considerations pieuses et devotes desquelles l'on peut se servir pour ce sujet ; car puisque ces saints et grands personnages les ont bien faites, qui n'osera s'en servir, et qui osera refuser de croire pieusement ce que tres-pieusement ils ont creu ? Il faut aller asseurément apres ces personnages de telle authorité. Mais l'on ne s'est pas contenté de ce qu'ils ont laissé, ains plusieurs personnes ont fait quantité d'autres imaginations ; et c'est de celles-là dont il ne se faut pas servir à la meditation, d'autant que cela peut prejudicier.

            Nous devons faire nos resolutions en la ferveur de l'oraison, lors que le Soleil de justice nous esclaire et nous incite par son inspiration. Je ne veux pas dire qu'il faille avoir des grands sentimens et consolations pour cela, bien que quand Dieu nous les donne, nous soyons obligés d'en faire nostre profit et correspondre à son amour Mais quand il ne nous les donne pas il ne faut pas manquer de fidelité, ains vivre selon la raison et la volonté divine, et faire nos resolutions avec la pointe de nostre esprit et partie superieure de nostre ame, ne laissant de les effectuer et mettre en pratique pour aucune secheresse, repugnance ou contradiction qui se puisse presenter. Voila quant à la premiere façon de mediter, que plusieurs grands Saints ont pratiquée comme tres-bonne, quand elle est faite comme il faut. [350]

            La seconde maniere de mediter est de ne point faire d'imagination, mais de se tenir au pied de la lettre, c'est à dire mediter purement et simplement l'Evangile et les mysteres de nostre foy, s'entretenant familierement et tout simplement avec Nostre Seigneur de ce qu'il a fait et souffert pour nous, sans aucune representation. Or ceste façon icy est bien plus haute et meilleure que la premiere, et si, elle est plus sainte et plus asseurée ; c'est pourquoy il s'y faut porter facilement, pour peu d'attrait que l'on y ayt, observant en tout degré d'oraison de tenir son esprit dans une sainte liberté pour suivre les lumieres et mouvemens que Dieu nous y donnera. Mais pour les autres manieres d'oraison plus relevée, sinon que Dieu les donne absolument, je vous prie que l'on ne s'y ingere point de soy-mesme et sans l'advis de ceux qui conduisent.

 

Dix-neufviesme entretien. Sur les vertus de saint Joseph

 

 

            Le juste est fait semblable à la palme, ainsi que la sainte Eglise nous fait chanter en chaque feste des saints Confesseurs ; mais comme le palmier a une tres-grande varieté de proprietés particulieres au dessus de tous les autres arbres, comme estant le prince et le roy des arbres tant pour la beauté que pour la bonté de son fruict, de mesme il y a une tres-grande varieté de justice. Bien que tous les justes soyent justes et égaux en justice, neantmoins il y a une grande disproportion entre les actes particuliers de leur justice ; ainsi que represente la robe de l'ancien Joseph, laquelle estoit longue jusques aux talons, recamée d'une belle varieté de fleurs. Chaque juste a la robe de la justice qui luy bat jusques aux talons, c'est à dire, toutes les facultés et puissances de l'ame sont couvertes de justice, et l'interieur et l'exterieur ne representent que la justice mesme, estant justes en tous leurs mouvemens et actions tant interieures qu'exterieures. Mais pourtant, si faut-il confesser que chaque robe est recamée de diverses belles varietés de fleurs, dont l'inégalité ne les rend pas moins agreables ni moins recommandables. Le grand saint Paul hermite fut juste d'une justice tres-parfaite, et si neantmoins nul [352] ne peut douter qu'il n'exerça jamais tant de charité envers les pauvres comme saint Jean qui fut pour cela appelle l'Aumosnier, ni n'eut jamais les occasions de pratiquer la magnificence ; et partant, il n'avoit pas ceste vertu en un si haut degré que plusieurs autres Saints. Il avoit toutes les vertus, mais non pas en un si haut degré les unes que les autres. Les Saints ont excellé, les uns en une vertu, les autres en une autre ; et si bien ils sont tous sauvés, ils le sont neantmoins tres-differemment, y ayant autant de differentes saintetés comme il y a de Saints.

            Cela estant donc ainsi presupposé, je remarque trois proprietés particulieres qu'a la palme, entre toutes les autres qui sont en tres-grand nombre, lesquelles proprietés conviennent mieux au Saint dont nous celebrons la feste, qui est, ainsi que la sainte Eglise nous fait dire, semblable à la palme. O quel Saint est le glorieux saint Joseph ! Il n'est pas seulement Patriarche, ains le coryphée de tous les Patriarches ; il n'est pas simplement Confesseur, mais plus que Confesseur, car dans sa confession sont encloses les dignités des Evesques, la generosité des Martyrs et de tous les autres Saints. C'est donc à juste raison qu'il est accomparé à la palme, qui est le roy des arbres, et lequel a la proprieté de la virginité, celle de l'humilité et celle de la constance et vaillance, trois vertus esquelles le glorieux saint Joseph a grandement excellé ; et si l'on osoit faire des comparaisons, il y en auroit plusieurs qui maintiendroyent qu'il surpasse tous les autres Saints en ces trois vertus.

            Entre les palmes, se trouve le masle et la femelle. Le palmier, qui est le masle, ne porte point de fruict, et si neantmoins il n'est pas infructueux, car la palme femelle ne porteroit point de fruict sans luy et sans son aspect ; [353] de sorte que si la palme femelle n'est plantée aupres du palmier masle, et qu'elle ne soit regardée de luy, elle demeure infructueuse et ne porte point de dattes, qui est son fruict ; et si, au contraire, elle est regardée du palmier et est à son aspect, elle porte quantité de fruicts. Elle produit, mais pourtant elle produit virginalement, car elle n'est nullement touchée du palmier : si bien elle en est regardée, il ne se fait nulle union entre eux deux, si qu'elle produit son fruict à l'ombre et à l'aspect de son palmier, mais c'est tout purement et virginalement. Le palmier ne contribue nullement de sa substance pour ceste production ; neantmoins, nul ne peut dire qu'il n'ayt grand part au fruict de la palme femelle, puisque sans luy elle n'en porteroit point et demeureroit sterile et infructueuse.

            Dieu ayant destiné de toute eternité, en sa divine providence, qu'une Vierge concevroit un Fils qui seroit Dieu et homme tout ensemble, voulut neantmoins que ceste Vierge fust mariée. Mais, ô Dieu ! pour quelle raison, disent les saints Docteurs, ordonna-t'il deux choses si differentes, estre vierge et mariée tout ensemble ? La pluspart des Peres disent que ce fut pour empescher que Nostre Dame ne fust calomniée des Juifs, lesquels n'eussent point voulu exempter Nostre Dame de calomnie et d'opprobre, et se fussent rendus examinateurs de sa pureté ; et que, pour conserver ceste pureté et ceste virginité, il fut besoin que la divine Providence la commist à la charge et en la garde d'un homme qui fust vierge, et que ceste Vierge conceust et enfantast ce doux fruict de vie, Nostre Seigneur, sous l'ombre du saint mariage. Saint Joseph donc fut comme un palmier, lequel ne portant peint de fruict n'est pas toutefois infructueux, ains a beaucoup de part au fruict de la palme femelle ; non que saint Joseph eust contribué aucune chose pour ceste sainte et glorieuse production, sinon la seule ombre du mariage, qui empeschoit Nostre [354] Dame et glorieuse Maistresse de toutes sortes de calomnies et des censures que sa grossesse luy eust apportées. Et si bien il n'y contribua rien du sien, il eut neantmoins une grande part en ce fruict tres-saint de son Espouse sacrée ; car elle luy appartenoit et estoit plantée tout aupres de luy comme une glorieuse palme aupres de son bien-aymé palmier, laquelle, selon l'ordre de la divine Providence, ne pouvoit et ne devoit produire sinon sous son ombre et à son aspect ; je veux dire sous l'ombre du saint mariage qu'ils avoyent contracté ensemble, mariage qui n'estoit point selon l'ordinaire, tant pour la communication des biens exterieurs comme pour l'union et conjonction des biens interieurs.

            O quelle divine union entre Nostre Dame et le glorieux saint Joseph ! union qui faisoit que ce Bien des biens eternels, qui est Nostre Seigneur, fust et appartinst à saint Joseph ainsi qu'il appartenoit à Nostre Dame ; non selon la nature qu'il avoit pris dans les entrailles de nostre glorieuse Maistresse, nature qui avoit esté formée par le Saint Esprit du tres-pur sang de Nostre Dame, ains selon la grace, laquelle le rendoit participant de tous les biens de sa chere Espouse, et laquelle faisoit qu'il alloit merveilleusement croissant en perfection ; et c'est par la communication continuelle qu'il avoit avec Nostre Dame, qui possedoit toutes les vertus en un si haut degré que nulle autre pure creature n'y sçauroit parvenir ; neantmoins le glorieux saint Joseph estoit celuy qui en approchoit davantage. Et tout ainsi comme l'on void un miroir opposé aux rayons du soleil recevoir ses rayons tres-parfaitement, et un autre miroir estant mis vis à vis de celuy qui les reçoit, bien que le dernier miroir ne prenne ou reçoive les rayons du soleil que par reverberation, les represente pourtant si naïfvement que l'on ne pourroit presque pas juger lequel c'est qui [355] les reçoit immediatement du soleil, ou celuy qui est opposé au soleil, ou celuy qui ne les reçoit que par reverberation ; de mesme en estoit-il de Nostre Dame, laquelle [était] comme un tres-pur miroir opposé aux rayons du Soleil de justice, rayons qui apportoyent en son ame toutes les vertus en leur perfection, perfections et vertus qui faisoyent une reverberation si parfaite en saint Joseph, qu'il sembloit presque qu'il fust aussi parfait ou qu'il eust les vertus en un si haut degré comme les avoit la glorieuse Vierge nostre Maistresse.

            Mais en particulier, pour nous tenir en nostre propos commencé, en quel degré pensons-nous qu'il eust la virginité, qui est une vertu qui nous rend semblables aux Anges ? Si la tres-sainte Vierge ne fut pas seulement Vierge toute pure et toute blanche, ains (comme chante la sainte Eglise aux respons des leçons des Matines, « Sainte et immaculée virginité, » etc.) elle estoit la virginité mesme, combien pensons-nous que celuy qui fut commis de la part du Pere eternel pour gardien de sa virginité, ou pour mieux dire, pour compagnon, puisqu'elle n'avoit pas besoin d'estre gardée d'autre que d'elle-mesme, combien, dis-je, devoit-il estre grand en ceste vertu ? Ils avoyent fait vœu tous deux de garder virginité tout le temps de leur vie, et voila que Dieu veut qu'ils soyent unis par le lien d'un saint mariage, non pas pour les faire dédire ni se repentir de leur vœu, ains pour les reconfirmer et se fortifier l'un l'autre de perseverer en leur sainte entreprise ; c'est pourquoy ils le firent encores de vivre virginalement ensemble tout le reste de leur vie.

            L'Espoux, au Cantique des Cantiques, use de termes admirables pour descrire la pudeur, la chasteté et la candeur tres-innocente de ses divins amours avec sa chere Espouse bien-aymée. Il dit donc ainsi : Nostre sœur, ceste petite fillette, helas, qu'elle est petite ! [356] elle n'a point de mammelles : que luy ferons-nous au jour qu'il luy faudra parler ? Que si c'est un mur faisons-luy des boulevars d'argent, et si c'est une porte, il la nous faut renforcer et doubler d'ais de cedre ou de quelque bois incorruptible. Voicy comme ce divin Espoux parle de la pureté de la tres-sainte Vierge, de l'Eglise, ou de l'ame devote ; mais principalement cecy s'adresse à la tres-sainte Vierge, qui fut ceste divine Sulamite par excellence au dessus de toutes les autres. Nostre sœur elle est petite, elle n'a point de mammelles, c'est à dire, elle ne pense point au mariage, car elle n'a ni sein ni soin pour cela : que luy ferons-nous au jour qu'il luy faudra parler ? Qu'est-ce à dire cela : au jour qu'il luy faudra parler ? le divin Espoux ne luy parle-t'il pas tousjours quand il luy plaist ? Au jour qu'il luy faudra parler, cela veut dire, de la parole principale, qui est quand on parle aux filles de les marier ; d'autant que c'est une parole d'importance, puisqu'il y va du choix et de l'élection d'une vocation et d'un estat auquel il faut par apres demeurer. Que si c'est, dit le sacré Espoux, un mur, faisons-luy des boulevars d'argent ; si c'est une porte, au contraire que nous la veuillions enfoncer, nous la doublerons ou renforcerons d'ais de cedre, qui est un bois incorruptible.

            La tres-glorieuse Vierge estoit une tour et des murailles bien hautes dans l'enclos desquelles l'ennemy ne pouvoit nullement entrer, ni nulle sorte de desirs autres que de vivre en parfaite pureté et virginité. Que luy ferons-nous ? car elle doit estre mariée, Celuy qui luy a donné ceste resolution de la virginité l'ayant ainsi [357] ordonné. Si c'est une tour ou une muraille, establissons au dessus des boulevars d'argent, qui, au lieu d'abattre la tour, la renforceront davantage. Qu'est-ce que le glorieux saint Joseph, sinon un fort boulevard qui a esté establi au dessus de Nostre Dame, puisqu'estant son Espouse, elle luy estoit sujette et il avoit soin d'elle ? Au contraire donques que saint Joseph fust establi au dessus de Nostre Dame pour luy faire rompre son vœu de virginité, il luy a esté donné pour compagnon d'icelle, et à fin que la pureté de Nostre Dame peust plus admirablement perseverer en son integrité sous le voile et l'ombrage du saint mariage et de la sainte union qu'ils avoyent par ensemble. Si la tres-sainte Vierge est une porte, dit le Pere eternel, nous ne voulons pas qu'elle soit ouverte, car c'est une porte orientale par laquelle nul ne peut entrer ni sortir ; au contraire, il la faut doubler et renforcer de bois incorruptible, c'est à dire, luy donner un compagnon en sa pureté, qui est le grand saint Joseph, lequel devoit pour cest effet surpasser tous les Saints, voire les Anges et les Cherubins mesmes en ceste vertu tant recommandable de la virginité, vertu qui le rendit semblable au palmier, ainsi que nous avons dit.

            Passons à la seconde proprieté et vertu que je trouve au palmier. Je dis, selon mon propos, qu'il se fait une juste ressemblance et conformité entre saint Joseph et la palme en leur vertu, vertu qui n'est autre que la tres-sainte humilité. Car encor que la palme soit le prince des arbres, elle est neantmoins le plus humble, ce qu'elle tesmoigne en ce qu'elle cache ses fleurs au printemps où tous les autres arbres les font voir, et ne les laisse paroistre qu'au gros des chaleurs. La palme tient ses fleurs resserrées dedans des bourses qui sont faites en forme de gaines ou estuis ; ce qui nous represente tres-bien la difference des ames qui tendent à la perfection d'avec les autres, la difference des justes d'avec ceux qui vivent [358] selon le monde ; car les mondains et hommes terrestres, qui vivent selon les loix de la terre, dés qu'ils ont quelque bonne pensée ou quelque cogitation qui leur semble estre digne d'estre estimée, ou s'ils ont quelque vertu, ils ne sont jamais en repos jusques à tant qu'ils l'ayent manifestée et fait cognoistre à tous ceux qu'ils rencontrent. En quoy ils courent la mesme risque que les arbres qui sont prompts au printemps de jetter leurs fleurs, comme sont les amandiers ; car si d'aventure la gelée les surprend, ils perissent et ne portent point de fruict.

            Ces hommes mondains qui sont si legers à faire espanouïr leurs fleurs au printemps de ceste vie mortelle, par un esprit d'orgueil et d'ambition, courent tousjours fortune d'estre pris par la gelée qui leur fait perdre les fruicts de leurs actions. Au contraire, les justes tiennent tousjours toutes leurs fleurs resserrées dans l'estuy de la tres-sainte humilité, et ne les font point paroistre, tant qu'ils peuvent, jusques aux grosses chaleurs, lors que Dieu, ce divin Soleil de justice, viendra à réchauffer puissamment leurs coeurs en la vie eternelle, où ils porteront à jamais le doux fruict de la felicité et de l'immortalité. La palme ne laisse point voir ses fleurs jusques à tant que l'ardeur vehemente du soleil vienne à faire fendre ses gaines, estuis ou bourses dans lesquelles elles sont encloses, apres quoy, soudain elle fait voir son fruict. De mesme en fait l'ame juste, car elle tient cachées ses fleurs, c'est à dire ses vertus, sous le voile de la tres-sainte humilité jusques à la mort, en laquelle Nostre Seigneur les fait esclorre et les laisse paroistre au dehors, d'autant que les fruicts ne doivent pas tarder à paroistre.

            O combien ce grand Saint dont nous parlons fut fidele en cecy ! il ne se peut dire selon sa perfection, car nonobstant ce qu'il estoit, en quelle pauvreté et en quelle abjection ne vescut-il pas tout le temps de sa vie ; pauvreté et abjection sous laquelle il tenoit cachées [359] et couvertes ses grandes vertus et dignités. Mais quelles dignités, mon Dieu ! estre gouverneur de Nostre Seigneur, et non seulement cela, mais estre encor son Pere putatif, mais estre Espoux de sa tres-sainte Mere ! O vrayement je ne doute nullement que les Anges ravis d'admiration, ne vinssent troupes à troupes le considerer et admirer son humilité, lors qu'il tenoit ce cher Enfant dans sa pauvre boutique, où il travailloit de son mestier pour nourrir et le Fils et la Mere qui luy estoyent commis.

            Il n'y a point de doute, mes cheres Sœurs, que saint Joseph ne fust plus vaillant que David et n'eust plus de sagesse que Salomon ; neantmoins, le voyant reduit en l'exercice de la charpenterie, qui eust peu juger cela s'il n'eust esté esclairé de la lumiere celeste, tant il tenoit resserrés tous les dons signalés dont Dieu l'avoit gratifié ? Mais quelle sagesse n'avoit-il pas, puisque Dieu luy donnoit en charge son Fils tres-glorieux et qu'il estoit choisi pour estre son gouverneur ? Si les princes de la terre ont tant de soin, comme estant une chose tres-importante, de donner un gouverneur qui soit des plus capables à leurs enfans, puisque Dieu pouvoit faire que le gouverneur de son Fils fust le plus accompli homme du monde en toutes sortes de perfections, selon la dignité et excellence de la chose gouvernée, qui estoit son Fils tres-glorieux, Prince universel du ciel et de la terre, comment se pourroit-il faire que l'ayant peu il ne l'ayt voulu et ne l'ayt fait ? Il n'y a donc nul doute que saint Joseph n'ayt esté doué de toutes les graces et de tous les dons que meritoit la charge que le Pere eternel luy vouloit donner, de l'œconomie temporelle et domestique de Nostre Seigneur et de la conduite de sa famille, qui n'estoit composée que de trois, qui nous representent le mystere de la tres-sainte et tres-adorable Trinité. Non qu'il y ayt de la [360] comparaison, sinon en ce qui regarde Nostre Seigneur, qui est l'une des Personnes de la tres-sainte Trinité, car quant aux autres ce sont des creatures ; mais pourtant nous pouvons dire ainsi, que c'est une trinité en terre qui represente en quelque façon la tres-sainte Trinité. Marie, Jesus et Joseph ; Joseph, Jesus et Marie ; trinité merveilleusement recommandable et digne d'estre honnorée.

            Vous entendez donc combien la dignité de saint Joseph estoit relevée, et combien il estoit rempli de toutes sortes de vertus ; neantmoins, vous voyez d'ailleurs combien il estoit rabaissé, et humilié plus qu'il ne se peut dire ni imaginer. Ce seul exemple suffit pour le bien entendre : il s'en va en son païs et en sa ville de Bethlehem, et nul n'est rejetté de tous les logis que luy, au moins que l'on sçache ; si qu'il fut contraint de se retirer et conduire sa chaste Espouse dans un estable, parmi les bœufs et les asnes. O en quelle extremité estoit reduite son abjection et son humilité ! Son humilité fut la cause, ainsi que l'explique saint Bernard, qu'il voulut quitter Nostre Dame quand il la vid enceinte ; car saint Bernard dit qu'il fit ce discours en soy-mesme : Et qu'est cecy ? Je sçay qu'elle est vierge, car nous avons fait, un vœu par ensemble de garder nostre virginité et pureté, à quoy elle ne voudroit aucunement manquer ; d'ailleurs je voy qu'elle est enceinte et qu'elle est mere : comment se peut faire que la maternité se trouve en la virginité, et que la virginité n'empesche point la maternité ? O Dieu ! dit-il en soy-mesme, ne seroit-ce point peut estre ceste glorieuse Vierge dont les Prophetes asseurent qu'elle concevra et sera Mere du Messie ? O si cela est, à Dieu ne plaise que je demeure avec elle, moy qui en suis si indigne. Mieux vaut que je l'abandonne secrettement à cause de mon indignité, et que je n'habite point davantage en sa compagnie. Sentiment d'une humilité admirable, et laquelle fit escrier saint Pierre dans la nacelle où il [361] estoit avec Nostre Seigneur, lors qu'il vid sa toute-puissance manifestée en la grande prise qu'il fît de poissons, au seul commandement qu'il leur avoit fait de jetter les filets dans la mer : O Seigneur, dit-il, tout transporté d'un semblable sentiment d'humilité que saint Joseph, retire-toy de moy, car je suis un homme pecheur, et partant ne suis pas digne d'estre avec toy. Je sçay bien, vouloit-il dire, que si je me jette en la mer, je periray ; mais toy, qui es tout-puissant, marcheras sur les eaux sans danger ; c'est pourquoy je te supplie de te retirer de moy, et non pas que je me retire de toy.

            Mais si saint Joseph estoit soigneux de tenir resserrées ses vertus sous l'abri de la tres-sainte humilité, il avoit un soin tres-particulier de cacher la pretieuse perle de sa virginité ; c'est pourquoy il consentit d'estre marié, à fin que personne ne la peust cognoistre, et que dessous le saint voile du mariage il peust vivre plus à couvert. Sur quoy les vierges et celles ou ceux qui veulent vivre chastement sont enseignés qu'il ne leur suffit pas d'estre vierges s'ils ne sont humbles, et s'ils ne resserrent leur pureté dans la boite pretieuse de l'humilité ; car autrement il leur arrivera tout ainsi qu'aux folles vierges, lesquelles, faute d'humilité et de charité misericordieuse, furent rechassées des noces de l'Espoux, et partant furent contraintes d'aller aux noces du monde, où l'on n'observe pas le conseil de l'Espoux celeste qui dit qu'il faut estre humble pour entrer aux noces, je veux dire qu'il faut pratiquer l'humilité : car, dit-il, allant aux noces, ou estant invité aux noces, prenez la derniere place. En quoy nous voyons combien l'humilité est necessaire pour la conservation de la virginité, puisqu'indubitablement aucun ne sera du celeste banquet et du festin nuptial que Dieu prepare aux vierges en la celeste demeure, sinon entant qu'il sera accompagné de ceste vertu. [362]

            L'on ne tient pas les choses pretieuses, sur tout les onguens odoriferans, à l'air ; car, outre que ces odeurs viendroyent à s'exhaler, les mousches les gasteroyent et feroyent perdre leur prix et leur valeur. De mesme, les ames justes craignant de perdre le prix et la valeur de leurs bonnes œuvres, les resserrent ordinairement dans une boite ; mais non dans une boite commune, non plus que les onguens pretieux, ains dans une boite d'albastre, telle que celle que sainte Magdelaine respandit ou vuida sur le chef sacré de Nostre Seigneur lors qu'il la restablit en la virginité non essentielle mais reparée, laquelle est quelquefois plus excellente, estant acquise et restablie par la penitence, que non pas celle qui n'ayant point receu de tare est accompagnée de moins d'humilité. Cette boite d'albastre est donques l'humilité, dans laquelle nous devons, à l'imitation de Nostre Dame et de saint Joseph, resserrer nos vertus et tout ce qui nous peut faire estimer des hommes, nous contentans de plaire à Dieu et demeurans sous le voile sacré de l'abjection de nous-mesmes, attendans, ainsi que nous avons dit, que Dieu venant pour nous retirer au lieu de seureté, qui est la gloire, fasse luy-mesme paroistre nos vertus pour son honneur et gloire.

            Mais quelle plus parfaite humilité se peut-il imaginer que celle de saint Joseph ? Je laisse à part celle de Nostre Dame, car nous avons desja dit que saint Joseph recevoit un grand accroissement en toutes les vertus par forme de reverberation que celles de la tres-sainte Vierge faisoyent en luy. Il a une tres-grande part en ce thresor divin qu'il avoit chez luy, qui est Nostre Seigneur et nostre Maistre, et cependant il se tient si rabaissé et humilié qu'il ne semble point qu'il y ayt de part ; et toutefois il luy appartient plus qu'à nul autre apres la tres-sainte Vierge, et nul n'en peut douter, puisqu'il estoit de sa famille et le Fils de son Espouse [363] qui luy appartenoit. J'ay accoustumé de dire, que si une colombe (pour rendre la comparaison plus conforme à la pureté des Saints dont je parle) portoit en son bec une datte laquelle elle laissast tomber dans un jardin, diroit-on pas que le palmier qui en viendroit appartient à celuy à qui est le jardin ? Or, si cela est ainsi, qui pourra douter que le Saint Esprit ayant laissé tomber ceste divine datte, comme un divin Colombeau, dans le jardin clos et fermé de la tres-sainte Vierge, jardin seellé, et environné de toutes parts des hayes du saint vœu de virginité et chasteté toute immaculée, lequel appartenoit au glorieux saint Joseph comme la femme ou l'espouse à l'espoux, qui doutera, dis-je, ou qui pourra dire que ce divin palmier qui porte des fruicts qui nourrissent à l'immortalité, n'appartienne quant et quant à ce grand saint Joseph, lequel pourtant ne s'en esleve point davantage, n'en devient point plus superbe, ains en devient tousjours plus humble ?

            O Dieu, qu'il faisoit bon voir la reverence et le respect avec lequel il traittoit tant avec la Mere qu'avec le Fils ! S'il avoit bien voulu quitter la Mere, ne sçachant encor tout à fait la grandeur de sa dignité, en quelle admiration et profond aneantissement estoit-il par apres, quand il se voyoit estre tant honnoré que Nostre Seigneur et Nostre Dame se rendissent obeissans à ses volontés et ne fissent rien que par son commandement ! Cecy est une chose qui ne se peut comprendre ; c'est pourquoy il nous faut passer à la troisiesme proprieté que je remarque estre en la palme, qui est [364] la vaillance, constance et force, vertus qui se sont trouvées en un degré fort eminent en nostre Saint.

            La palme, elle a une force et une vaillance et mesme une constance tres-grande au dessus de tous les autres arbres ; aussi est-elle le premier de tous. La palme monstre sa force et sa constance en ce que, plus elle est chargée, et plus elle monte en haut et devient plus haute ; ce qui est tout contraire non seulement aux autres arbres mais à toutes autres choses, car plus l'on est chargé, et plus l'on s'abaisse contre terre. Mais la palme monstre sa force et sa constance en ne se sousmettant ni abaissant jamais pour aucune charge que l'on mette sur elle ; car c'est son instinct de monter en haut, et partant elle le fait sans que l'on l'en puisse empescher. Elle monstre sa vaillance en ce que ses feuilles sont faites comme des espées, et semble en avoir autant pour batailler, comme elle porte de feuilles.

            C'est certes à tres-juste raison que saint Joseph est dit ressembler à la palme ; car il fut tousjours fort, vaillant, constant et perseverant. Il y a beaucoup de difference entre la constance et la perseverance, la force et la vaillance. Nous appelions un homme constant, lequel se tient ferme et preparé à souffrir les assauts de ses ennemis, sans s'estonner ni perdre courage durant le combat ; mais la perseverance regarde principalement un certain ennuy interieur qui nous arrive en la longueur de nos peines, qui est un ennemy aussi puissant que l'on en puisse rencontrer. Or, la perseverance fait que l'homme mesprise cest ennemy en telle sorte qu'il en demeure victorieux, par une continuelle égalité et sousmission à la volonté de Dieu. La force, c'est ce qui fait que l'homme resiste puissamment aux attaques de ses ennemis ; mais la vaillance est une vertu qui fait que l'on ne se tient pas seulement prest pour combattre ni pour resister quand l'occasion s'en presente, mais que l'on attaque l'ennemy à l'heure mesme qu'il ne dit mot. [365]

            Or, nostre glorieux saint Joseph fut doué de toutes ces vertus, et les exerça merveilleusement bien. Pour ce qui est de sa constance, combien je vous prie, la fit-il paroistre lors que voyant Nostre Dame enceinte, et ne sçachant point comment cela se pouvoit faire, mon Dieu, quelle detresse, quel ennuy, quelle peine d'esprit n'avoit-il pas ? Neantmoins il ne se plaint point, il n'en est point plus rude ni plus mal gratieux envers son Espouse, il ne la maltraitte point pour cela, demeurant aussi doux et aussi respectueux en son endroit qu'il souloit estre. Mais quelle vaillance et quelle force ne tesmoigne-t'il pas en la victoire qu'il remporta sur les deux plus grands ennemis de l'homme, le diable et le monde ? et cela par la pratique exacte d'une tres-parfaite humilité, comme nous avons remarqué, en tout le cours de sa vie. Le diable est tellement ennemy de l'humilité, parce que, manque de l'avoir, il fut dechassé du Ciel et precipité aux enfers (comme si l'humilité pouvoit mais dequoy il ne l'a pas voulu choisir pour compagne inseparable), qu'il n'y a invention ni artifice duquel il ne se serve pour faire decheoir l'homme de ceste vertu, et d'autant plus qu'il sçait que c'est une vertu qui le rend infiniment agreable à Dieu ; si que nous pouvons bien dire : Vaillant et fort est l'homme qui, comme saint Joseph, persevere en icelle, parce qu'il demeure tout ensemble vainqueur du diable et du monde, qui est rempli d'ambition, de vanité et d'orgueil.

            Quant à la perseverance, contraire à cest ennemy interieur qui est l'ennuy qui nous survient en la continuation des choses abjectes, humiliantes, penibles, des mauvaises fortunes, s il faut ainsi dire, ou bien és divers accidens qui nous arrivent, ô combien ce Saint fut [366] esprouvé de Dieu et des hommes mesmes en son voyage ! L'Ange luy commande de partir promptement et de mener Nostre Dame et son Fils tres-cher en Egypte, le voila que soudain il part sans dire mot ; il ne s'enquiert pas : Où iray-je ? quel chemin tiendray-je ? de quoy nous nourrirons-nous ? qui nous y recevra ? Il part d'aventure avec ses outils sur son dos, à fin de gaigner sa pauvre vie et celle de sa famille à la sueur de son visage. O combien cest ennuy dont nous parlons le devoit presser ! veu mesmement que l'Ange ne luy avoit point dit le temps qu'il y devoit estre, si qu'il ne pouvoit s'establir nulle demeure asseurée, ne sçachant quand l'Ange luy commanderoit de s'en retourner.

            Si saint Paul a tant admiré l'obeissance d'Abraham lors que Dieu luy commanda de sortir de sa terre, d'autant que Dieu ne luy dit pas de quel costé il iroit, ni moins Abraham ne luy demanda pas : Seigneur, vous me dites que je sorte, mais dites-moy donc si ce sera par la porte du midy ou du costé de la bise, ains il se mit en chemin, et alloit selon que l'Esprit de Dieu le conduisoit, combien est admirable ceste parfaite obeissance de saint Joseph ! L'Ange ne luy dit point jusques à quand il demeureroit en Egypte, et il ne s'en enquiert pas. Il y demeura l'espace de cinq ans, comme la pluspart croyent, sans qu'il s'informast de son retour, s'asseurant que Celuy qui avoit commandé qu'il y allast, luy commanderoit derechef quand il s'en faudrait retourner, à quoy il estoit tousjours prest d'obeir. Il estoit en une terre non seulement estrangere, mais ennemie des Israëlites, d'autant que les Egyptiens se ressentoyent encor dequoy ils les avoyent quittés, et avoyent esté cause qu'une grande partie des Egyptiens avoyent [367] esté submergés lors qu'ils les poursuivoyent. Je vous laisse à penser quel desir devoit avoir saint Joseph de s'en retourner, à cause des continuelles craintes qu'il pouvoit avoir emmi les Egyptiens. L'ennuy de ne sçavoir quand il en sortiroit devoit sans doute grandement affliger et tourmenter son pauvre cœur ; neantmoins il demeure tousjours luy-mesme, tousjours doux, tranquille et perseverant en sa sousmission au bon plaisir de Dieu, auquel il se laissoit pleinement conduire ; car, comme il estoit juste, il avoit tousjours sa volonté ajustée, jointe et conforme à celle de Dieu.

            Estre juste n'est autre chose qu'estre parfaitement uni à la volonté de Dieu, et y estre tousjours conforme en toutes sortes d'evenemens, soit prosperes ou adverses. Que saint Joseph ayt esté en toutes occasions tousjours parfaitement sousmis à la divine volonté, nul n'en peut douter. Et ne le voyez-vous pas ? regardez comment l'Ange le tourne à toutes mains. Il luy dit qu'il faut aller en Egypte, il y va ; il commande qu'il revienne, il s'en revient. Dieu veut qu'il soit tousjours pauvre, qui est une des plus puissantes espreuves qu'il nous puisse faire, et il s'y sousmet amoureusement, et non pas pour un temps, car ce fut toute sa vie. Mais de quelle pauvreté ? d'une pauvreté mesprisée, rejettée et necessiteuse.

            La pauvreté volontaire dont les Religieux font profession est fort aymable, d'autant qu'elle n'empesche pas qu'ils ne reçoivent et prennent les choses qui leur sont necessaires, defendant et les privant seulement des superfluités ; mais la pauvreté de saint Joseph, de Nostre Seigneur et de Nostre Dame n'estoit pas telle, car encor qu'elle fust volontaire, d'autant qu'ils l'aymoyent cherement, elle ne laissoit pas pourtant d'estre abjecte, rejettée, mesprisée et necessiteuse grandement ; car [368] chacun tenoit ce grand Saint comme un pauvre charpentier, lequel sans doute ne pouvoit pas tant faire, qu'il ne leur manquast plusieurs choses necessaires, bien qu'il se peinast avec une affection nompareille pour l'entretien de toute sa petite famille. Apres quoy il se sousmettoit tres-humblement à la volonté de Dieu en la continuation de sa pauvreté et de son abjection, sans se laisser aucunement vaincre ni terrasser par l'ennuy interieur, lequel sans doute luy faisoit maintes attaques ; mais il demeuroit tousjours constant en la soumission laquelle, comme toutes ses autres vertus, alloit continuellement croissant et se perfectionnant ; ainsi que de Nostre Dame, laquelle gaignoit chaque jour un surcroist de vertus et de perfections qu'elle prenoit en son Fils tres-saint, lequel ne pouvant croistre en aucune chose, d'autant qu'il fut dés l'instant de sa conception tel qu'il est et sera eternellement, faisoit que la sainte famille en laquelle il estoit alloit tousjours croissant et avançant en perfection, Nostre Dame tirant sa perfection de sa divine Bonté, et saint Joseph la recevant, comme nous avons desja dit, par l'entremise de Nostre Dame.

            Que nous reste-t'il plus à dire maintenant, sinon que nous ne devons nullement douter que ce glorieux Saint n'ayt beaucoup de credit dans le Ciel aupres de Celuy qui l'a tant favorisé que de l'y eslever en corps et en ame ; ce qui est d'autant plus probable que nous n'en avons nulle relique ça bas en terre, et il me semble que nul ne peut douter de ceste verité ; car, comme eust peu refuser ceste grace à saint Joseph Celuy qui luy avoit esté si obeissant tout le temps de sa vie ? Sans doute que Nostre Seigneur descendant au Limbe, fut arraisonné par saint Joseph en ceste sorte : Mon Seigneur, ressouvenez-vous, s'il vous plaist, que quand vous vinstes du Ciel en terre je vous receus en ma maison, en ma famille, et que dés que vous fustes né je [369] vous receus entre mes bras. Maintenant que vous devez aller au Ciel, conduisez-moy avec vous : je vous receus en ma famille, recevez-moy maintenant en la vostre, puisque vous y allez. Je vous ay porté entre mes bras, maintenant prenez-moy sur les vostres ; et comme j'ay eu soin de vous nourrir et conduire durant le cours de vostre vie mortelle, prenez soin de moy et de me conduire en la vie immortelle. Et s'il est vray, ce que nous devons croire, qu'en vertu du tres-saint Sacrement que nous recevons, nos corps ressusciteront au jour du jugement, comment pourrions-nous douter que Nostre Seigneur ne fist monter quant et luy au Ciel, en corps et en ame, le glorieux saint Joseph qui avoit eu l'honneur et la grace de le porter si souvent entre ses benits bras, bras auxquels Nostre Seigneur se plaisoit tant ? O combien de baisers luy donnoit-il fort tendrement de sa benite bouche pour recompenser en quelque façon son travail !

            Saint Joseph donc est au Ciel en corps et en ame, c'est sans doute. O combien serons-nous heureux, si nous pouvons meriter d'avoir part en ses saintes intercessions ! car rien ne luy sera refusé, ni de Nostre Dame ni de son Fils glorieux. Il nous obtiendra, si nous avons confiance en luy, un saint accroissement en toutes sortes de vertus, mais specialement en celles que nous avons trouvé qu'il avoit en plus haut degré que toutes autres, qui sont la tres-sainte pureté de corps et d'esprit, la tres-aymable vertu d'humilité, la constance, vaillance et perseverance ; vertus qui nous rendront victorieux en ceste vie de nos ennemis, et qui nous feront meriter la grace d'aller jouïr en la vie eternelle des recompenses qui sont preparées à ceux qui imiteront l'exemple que saint Joseph leur a donné estant en ceste vie ; recompense qui ne sera rien moindre que la felicité eternelle, en laquelle nous jouirons de la claire vision du Pere, du Fils et du Saint Esprit. Dieu soit beni.

 

Vingtiesme entretien. Auquel il est demandé quelle pretention nous devons avoir entrant en Religion

 

 

            La question que nostre Mere me fait, de vous declarer, mes cheres filles, la pretention que l'on doit avoir pour entrer en Religion, est bien la plus importante, la plus necessaire et la plus utile qui se puisse faire. Certes, mes cheres filles, plusieurs filles entrent en Religion, qui ne sçavent pas pourquoy. Elles viendront en un parloir, elles verront des Religieuses avec un visage serein, tenant bonne mine, bien modestes, fort contentes, elles diront en elles-mesmes : Mon Dieu, qu'il fait bon là ! allons-y ; aussi bien le monde nous fait mauvaise mine, nous n'y rencontrons point nos pretentions. Une autre dira : Mon Dieu, que l'on chante bien là dedans ! Les autres y viennent pour y rencontrer la paix, les consolations et toutes sortes de douceurs, disant en leur pensée : Mon Dieu, que les Religieuses [371] sont heureuses ! elles sont hors du bruit de pere, de mere, qui ne font autre chose que crier ; on ne sçauroit rien faire qui les contente, c'est tousjours à recommencer. Nostre Seigneur promet à ceux qui quittent le monde pour son service plusieurs consolations ; allons donc en Religion.

            Voicy, mes cheres filles, trois sortes de pretentions qui ne valent rien pour entrer en la maison de Dieu. Il faut, par necessité, que ce soit Dieu qui bastisse la cité, ou autrement, bien qu'elle fust bastie, il la faudroit ruiner. Je veux croire, mes cheres filles, que vos pretentions sont toutes autres, et partant que vous avez toutes bon cœur et que Dieu benira ceste petite troupe commençante. Il me vient en l'esprit deux similitudes pour vous donner à entendre sur quoy et comment vostre pretention doit estre fondée pour estre solide ; mais je me contenteray d'en expliquer une qui suffira. Posez le cas qu'un architecte veuille bastir une maison ; il fait deux choses : premierement, il considere si son bastiment doit servir pour quelque particulier, pour un prince, ou bien pour un roy, à cause qu'il faut qu'il y procede de differente maniere ; puis il calcule à loisir si ses moyens sont bastans pour cela, car qui se voudroit mesler de bastir une haute tour, et qu'il n'eust pas de quoy fournir son bastiment, on se mocqueroit de luy, d'avoir commencé une chose de laquelle il ne pourrait sortir à son honneur ; puis il faut qu'il se resolve de ruiner le vieil bastiment qui est en la place où il en veut edifier un nouveau.

            Nous voulons faire un grand bastiment, mes cheres filles, qui est d'edifier chez nous la demeure de Dieu. Partant, considerons bien meurement si nous avons suffisamment du courage et de la resolution pour nous [372] ruiner nous-mesmes et nous crucifier, ou plustost pour permettre à Dieu mesme de nous ruiner et nous crucifier, à fin qu'il nous reedifie pour estre le temple vivant de sa Majesté. Je dis donc, mes cheres filles, que nostre unique pretention doit estre de nous unir à Dieu comme Jesus Christ s'est uni à Dieu son Pere, qui a esté en mourant sur la croix ; car je n'entens point vous parler de ceste union generale qui se fait par le Baptesme, où les Chrestiens s'unissent à Dieu en prenant ce divin Sacrement et caractere du Christianisme, et s'obligent à garder ses commandemens, ceux de la sainte Eglise, s'exercer aux bonnes œuvres, pratiquer les vertus de la foy, esperance et charité ; et partant leur union est valable, et peuvent justement pretendre au Paradis, S'unissant par ce moyen à Dieu comme à leur Dieu, ils ne sont point obligés à davantage ; ils ont atteint leur but par la voye generale et spacieuse des commandemens. Mais quant à vous, mes cheres filles, il n'en va pas ainsi ; car outre ceste commune obligation que vous avez avec tous les Chrestiens, Dieu, par un amour tout special, vous a choisies pour estre ses cheres espouses.

            Il faut sçavoir comment, et que c'est d'estre Religieuses. C'est estre reliées à Dieu par la continuelle mortification de nous-mesmes, et ne vivre que pour Dieu, nostre propre cœur servant tousjours à sa divine Majesté, nos yeux, nostre langue, nos mains et tout le reste le servant continuellement. C'est pourquoy vous voyez que la Religion vous fournit de moyens tous propres à cest effet, qui sont l'oraison, les lectures, silence, retraitte du propre cœur pour se reposer en Dieu seul, elancemens continuels à Nostre Seigneur. Et parce que nous ne sçaurions arriver à cela que par une continuelle pratique de mortification de toutes nos passions, inclinations, humeurs et aversions, nous sommes obligés à veiller continuellement sur nous-mesmes [373] à fin de faire mourir tout cela. Sçachez, mes cheres filles, que si le grain de froment tombant en terre ne meurt, il demeurera tout seul ; mais s'il pourrit, il rapportera au centuple : la parole de Nostre Seigneur y est toute claire, sa tres-sainte bouche l'ayant elle-mesme prononcée. Par consequent, vous qui pretendez à l'habit, et vous autres qui pretendez la sainte Profession, regardez bien plus d'une fois si vous avez assez de resolution pour mourir à vous-mesmes et ne vivre qu'à Dieu. Pesez bien le tout ; le temps est encore long pour y penser, avant que vos voiles soyent teints en noir ; car je vous declare, mes cheres filles, et je ne vous veux point flatter, quiconque desire vivre selon la nature, qu'il demeure au monde ; et ceux qui sont determinés de vivre selon la grace, viennent en la Religion, laquelle n'est autre chose qu'une escole de l'abnegation et mortification de soy-mesme : c'est pourquoy vous voyez qu'elle vous fournit de plusieurs outils de mortification, tant interieurs qu'exterieurs.

            Mais, mou Dieu ! me direz-vous, ce n'est pas cela que je cherchois ; je pensois qu'il suffisoit pour estre bonne Religieuse, d'avoir desir de bien faire l'oraison, avoir des visions et revelations, voir des Anges en forme d'homme, estre ravie en extase, aymer bien la lecture des bons livres. Et quov ? j'estois si vertueuse, ce me sembloit, si mortifiée, si humble ! tout le monde m'admiroit. N'estoit-ce pas estre bien humble de parler si doucement à ses compagnes des choses de devotion, raconter les sermons estant chez soy, traiter doucement avec ceux du logis, sur tout quand ils ne contredisoyent point ? Certes, mes cheres filles, cela estoit bon pour le monde ; mais la Religion veut que l'on fasse des œuvres dignes de sa vocation, c'est à dire, mourir à soy-mesme en toutes choses, tant à ce qui est bon à nostre gré [374] qu'aux choses mauvaises et mutiles. Pensez-vous que ces bons Religieux du desert qui sont parvenus à une si grande union avec Dieu, y soyent arrivés en suivant leurs inclinations ? Certes nenny ; ils se sont mortifiés es choses les plus saintes, et bien qu'ils eussent grand goust à chanter les divins cantiques, à lire, prier et autres choses, ils ne le faisoyent point pour se contenter eux-mesmes. Nullement ; au contraire, ils se privoyent volontairement de ces plaisirs pour s'adonner à des œuvres de travail et penibles.

            Il est bien vray, certes, que les ames religieuses reçoivent mille suavités et contentemens parmi les mortifications et les exercices de la sainte Religion, car c'est principalement à elles que le Saint Esprit départ ses pretieux dons. Partant, elles ne doivent rechercher que Dieu et la mortification de leurs humeurs, passions et inclinations en la sainte Religion, car si elles cherchent autre chose, elles n'y trouveront jamais la consolation qu'elles pretendent. Mais il faut avoir un courage invincible pour ne nous point lasser avec nous-mesmes, parce que nous aurons tousjours quelque chose à faire et à retrancher. L'office des Religieux doit estre de bien cultiver leur esprit, pour en déraciner toutes les mauvaises productions que nostre nature depravée fait bourjonner tous les jours, si bien qu'il semble qu'il y ayt tousjours à refaire. Et comme il ne faut pas que le laboureur se fasche, puisqu'il ne merite pas d'estre blasmé pour n'avoir point recueilli une bonne prise, pourveu neantmoins qu'il ayt eu soin de cultiver bien la terre et de la bien ensemencer, de mesme le Religieux ne doit point se fascher s'il ne recueille pas si tost les fruicts de la perfection et des vertus, pourveu qu'il ayt une grande fidelité de bien cultiver la terre de son cœur, en retranchant ce qu'il apperçoit estre contraire à la [375] perfection à laquelle il s'est obligé de pretendre, puisque nous ne serons jamais parfaitement gueris que nous ne soyons en Paradis.

            Quand vostre Regle vous dit « que l'on demande les livres à l'heure assignée, » pensez-vous que ce soit pour l'ordinaire ceux qui vous contentent le plus que l'on vous donne ? Nullement, ce n'est pas là l'intention de la Regle ; et ainsi des autres exercices. Une Sœur se sentira, ce luy semble, fort portée à faire l'oraison à dire l'Office, à estre en retraite, et on luy dit : Ma Sœur, allez à la cuisine, ou bien : Faites telle ou telle chose. C'est une mauvaise nouvelle pour une fille qui est bien devote. Je dis donc qu'il faut mourir à fin que Dieu vive en nous, car il est impossible d'acquerir l'union de nostre ame avec Dieu par un autre moyen que par la mortification. Ces paroles sont dures : Il faut mourir ; mais elles sont suivies d'une grande douceur : c'est à fin d'estre unies à Dieu par ceste mort. Vous devez sçavoir que nulle personne sage ne met point le vin nouveau dans un vieil vaisseau ; la liqueur du divin amour ne peut entrer où le vieil Adam regne, il faut de necessité le destruire. Mais comment, me direz-vous, le destruire ? Comment, mes cheres filles ? par l'obeissance ponctuelle à vos Regles. Je vous asseure de la part de Dieu, que si vous estes fidelles à faire ce qu'elles vous enseignent, vous parviendrez sans doute au but que vous devez pretendre, qui est de vous unir à Dieu. Remarquez que je dis faire, car l'on n'acquiert [376] pas la perfection en croisant les bras ; il faut travailler à bon escient à se dompter soy-mesme, et vivre selon la raison, la Regle et l'obeissance, et non pas selon les inclinations que nous avons apportées du monde. La Religion tolere bien que nous apportions nos mauvaises habitudes, passions et inclinations, mais non pas que nous vivions selon icelles. Elle nous donne des Regles pour servir à nos cœurs de pressoirs, et en faire sortir tout ce qui est contraire à Dieu : vivez donc courageusement selon icelles.

            Mais, me dira quelqu'une, mon Dieu ! comment feray-je ? je n'ay point l'esprit de la Regle. Certes, ma chere fille, facilement je vous croy ; c'est chose qui ne s'apporte point du monde à la Religion. L'esprit de la Regle s'acquiert en pratiquant fidelement la Regle. Je vous en dis de mesme de la sainte humilité et douceur, fondement de ceste Congregation : Dieu nous les donnera infailliblement, pourveu que nous ayons bon cœur et fassions nostre possible pour les acquerir. Bien-heureux serons-nous si un quart d'heure devant que mourir nous nous trouvons revestus de ceste robbe ! Toute nostre vie sera bien employée si nous l'occupons à y coudre tantost une piece, tantost une autre ; car ce saint habit ne se fait pas avec une piece seulement, il est requis qu'il y en ayt plusieurs. Vous estimez peut estre que la perfection se doit trouver toute faite, et qu'il ne faille faire autre chose que de la mettre sur nostre teste comme une autre robbe ; nenny, mes cheres filles, nenny, il n'en va pas ainsi. [377]

            Vous me dites, ma Mere, que nos Sœurs les Pretendantes sont de bonne volonté, mais que la force leur manque pour faire ce qu'elles voudroyent, et qu'elles ressentent leurs passions si fortes, qu'elles craignent bien de commencer à marcher. Courage, mes cheres filles. Je vous ay dit plusieurs fois que la Religion est une escole où l'on apprend sa leçon : le maistre ne requiert pas tousjours que les escoliers sçachent sans faillir leur leçon, il suffit qu'ils ayent attention de faire leur possible pour l'apprendre. Faisons ainsi ce que nous pourrons, Dieu se contentera, et nos Superieurs aussi. Voyez-vous pas tous les jours les personnes qui apprennent à tirer des armes ? ils tombent souvent ; de mesme en font ceux qui apprennent à monter à cheval : mais ils ne se tiennent pas pourtant vaincus, car autre chose est d'estre quelquefois abbatus, et autre chose absolument vaincus. Vos passions parfois vous font teste, et pour cela vous direz : Je ne suis pas propre pour la Religion à cause que j'ay des passions ; non, mes cheres filles, il n'en va pas ainsi. La Religion ne fait pas grand triomphe de façonner un esprit tout fait, une ame douce et tranquille en elle-mesme ; mais elle estime grandement de reduire à la vertu les ames fortes en leurs inclinations, car ces ames-là, si elles sont fidelles, elles passeront les autres, acquerant par la pointe de l'esprit ce que les autres ont sans peine.

            On ne requiert pas de vous que vous n'ayez point de passions ; il n'est pas en vostre pouvoir, et Dieu veut que vous les ressentiez jusques à la mort pour vostre plus grand merite ; ni mesme qu'elles soyent peu fortes, car ce seroit dire qu'une ame mal habituée ne peut estre propre à servir Dieu. Le monde se trompe en ceste pensée, Dieu ne rejette rien de ce où la malice ne se rencontre point ; car dites-moy, je vous prie, que peut [378] mais une personne d'estre de telle ou telle temperature, sujette à telle ou telle passion ? Le tout gist donc aux actes que nous en faisons par ce mouvement, lequel dépend de nostre volonté, le peche estant si volontaire que sans nostre consentement il n'y a point de peché. Posez le cas que la colere me surprenne. Je luy diray : tourne, retourne, creve si tu veux ; si ne feray-je rien en ta faveur, non pas seulement prononcer une parole selon ton mouvement. Dieu nous a laissé ce pouvoir ; autrement ce seroit, en nous demandant la perfection, nous obliger à chose impossible, et partant injustice, laquelle ne se peut rencontrer en Dieu.

            A ce propos, il me vient en pensée de vous raconter une histoire qui vous est propre. Lors que Moyse descendit de la montagne d'où il venoit de parler à Dieu, il vid le peuple qui ayant fait un veau d'or, l'adoroit. Espris d'une juste colere du zele de la gloire de Dieu, il dit en se tournant vers les Levites : S'il y a quelqu'un qui tienne le parti de Dieu, qu'il prenne l'espée en main pour tuer tout ce qui se presentera à luy, sans espargner ni pere, ni mere, ni frere, ni sœur ; qu'il mette tout à mort. Les Levites donc prirent l'espée en main, et le plus brave c'estoit celuy qui en tua le plus. De mesme, mes cheres filles, prenez l'espée de la, mortification en main pour tuer et aneantir vos passions ; et celle qui en aura le plus à tuer sera la plus vaillante, si elle veut cooperer à la grace. Ces deux jeunes ames que voicy, dont l'une passe un peu seize ans, l'autre n'en a que quinze, elles ont peu à tuer ; aussi leur [379] esprit n'est pas quasi né : mais ces grandes ames qui ont experimenté plusieurs choses et ont gousté les douceurs du Paradis, c'est à elles à qui appartient de bien tuer et aneantir leurs passions.

            Pour celles que vous dites, ma Mere, qui ont de si grands desirs de leur perfection qu'elles veulent passer toutes les autres en vertu, elles font bien de consoler un peu leur amour propre ; mais elles feront prou de suivre la Communauté en bien gardant leurs Regles, car c'est la droite voye pour arriver à Dieu. Vous estes bien heureuses, mes cheres filles, au prix de nous autres dans le monde ; lors que nous demandons le chemin, l'un dit : C'est à droite, l'autre : C'est à gauche, et en fin le plus souvent on nous trompe ; mais vous autres, vous n'avez qu'à vous laisser porter. Vous ressemblez à ceux qui cheminent sur mer ; la barque les porte, et ils demeurent là dedans sans soin ; en se reposant ils marchent, et n'ont que faire de s'enquerir s'ils sont bien en leur chemin. Cela est du devoir des nautonniers, qui voyant tousjours la belle estoille, ceste boussole du navire, sçavent qu'ils sont en bonne voye et disent aux autres qui sont en la barque : Courage, vous estes en bon chemin.

            Suivez sans crainte ceste boussole divine, c'est Nostre Seigneur ; la barque ce sont vos Regles ; ceux qui la conduisent sont les Superieures, qui pour l'ordinaire vous disent : Marchez, nos Soeurs, par l'observance ponctuelle de vos Regles ; vous arriverez heureusement à Dieu, il vous conduira seurement. Mais remarquez [380] que je vous dis : Marchez par l'observance ponctuelle et fidelle, car qui mesprisera sa voye sera tué, dit Salomon.

            Vous dites, ma Mere, que nos Soeurs disent : Cela est bon de marcher par les Regles, mais c'est la voye generale. Dieu nous attire par des attraits particuliers, chacun a le sien special, nous ne sommes pas toutes tirées par un mesme chemin. Elles ont raison de le dire et il est veritable ; mais il est vray aussi que si cest attrait vient de Dieu, il les conduira à l'obeissance sans doute. Il n'appartient pas à nous autres, qui sommes inferieurs, de juger de nos attraits particuliers ; cela est du devoir des Superieurs, et pour cela la direction particuliere est ordonnée. Soyez-y bien fidelles, et vous en rapporterez le fruict de benediction. Si vous faites ce qui vous est enseigné, mes cheres filles, vous serez tres-heureuses, vous vivrez contentes et experimenterez dés ce monde les faveurs du Paradis, au moins par petits eschantillons. Mais prenez garde que s'il vous vient quelque goust interieur et caresse de Nostre Seigneur, de ne vous y attacher pas ; c'est comme un peu d'anis confit que l'apothicaire met sur la potion amere du malade : il faut que le malade avale la medecine bien amere, pour sa santé, et bien qu'il prenne de la main de l'apothicaire ces grains sucrés, il faut par necessité qu'il ressente par apres les amertumes de la purgation.

            Vous voyez donc clairement quelle est la pretention que vous devez avoir pour estre dignes espouses de Nostre Seigneur, et pour vous rendre capables de l'espouser sur le mont de Calvaire. Vivez donc toute vostre vie et formez toutes vos actions selon icelle, et Dieu vous benira. Tout nostre bon-heur consiste en la perseverance : je vous y exhorte, mes cheres filles, [381] de tout mon cœur, et prie sa Bonté qu'il vous comble de grace et de son divin amour en ce monde, et nous fasse tous jouïr en l'autre de sa gloire, A Dieu, mes cheres filles, je vous emporte toutes dans mon cœur ; de me recommander à vos prieres ce seroit chose superflue, car je croy de vos pietés que vous n'y manquez point. Je vous envoyeray tous les jours de l'autel ma benediction, et ce pendant recevez-la au nom du Pere, du Fils et du Saint Esprit. [382]

 

Vingt-uniesme entretien. Sur le document de ne rien demander, ne rien refuser

 

 

            Ma Mere, je parlois un jour à une excellente Religieuse qui me demandoit si ayant desir de communier plus souvent que la Communauté on le peut demander à la Superieure. Je luy dis que si j'estois Religieux, je pense que je ferois cecy : je ne demanderois point à communier plus souvent que la Communauté le fait ; je ne demanderois point à porter la haire, le cilice, la ceinture, à faire des jeusnes extraordinaires, ni disciplines, ni aucune autre chose ; je me contenterois de suivre en tout et par tout la Communauté. Si j'estois robuste je ne mangerois pas quatre fois le jour ; mais si on me faisoit manger quatre fois, je le ferois et ne dirais rien. Si j'estois debile et que l'on ne me fist manger qu'une fois le jour, je ne mangerois qu'une fois le jour, sans penser si je serais debile ou non. Je veux peu de choses ; [383] ce que je veux, je le veux fort peu ; je n'ay presque point de desirs, mais si j'estois à renaistre je n'en aurois point du tout. Si Dieu venoit à moy, j'irais aussi à luy ; s'il ne vouloit pas venir à moy, je me tiendrais là et n'irais pas à luy.

            Je dis donc qu'il ne faut rien demander ni rien refuser, mais se laisser entre les bras de la Providence divine, sans s'amuser à aucun desir, sinon à vouloir ce que Dieu veut de nous. Saint Paul pratiqua excellemment cest abandonnement au mesme instant de sa conversion ; quand Nostre Seigneur l'eut aveuglé, il dit tout incontinent : Seigneur, que vous plaist-il que je fasse ? et dés lors il demeura dans l'absolue dépendance de ce que Dieu ordonneroit de luy. Toute nostre perfection gist en la pratique de ce poinct ; et le mesme saint Paul, escrivant à un de ses disciples, luy defend entre autres choses de ne point laisser occuper son cœur par aucun desir, tant il avoit de cognoissance de ce defaut.

            Vous me dites, s'il ne faut pas desirer les vertus, et que Nostre Seigneur a dit : Demandez, et il vous sera donné. O ma fille, quand je dis qu'il ne faut rien demander ni rien desirer, j'entens pour les choses de la terre, car pour ce qui est des vertus nous les pouvons demander ; et demandant l'amour de Dieu, nous les y comprenons, car il les contient toutes. [384]

            Mais pour l'employ exterieur, ne pourroit-on pas, dites-vous, desirer les charges basses parce qu'elles sont plus penibles et qu'il y a plus à faire et à s'humilier pour Dieu ? Ma fille, David disoit qu'il aymoit mieux estre abject en la maison du Seigneur, que d'estre grand parmi les pecheurs ; et : Il est bon, Seigneur, dit-il, que vous m'ayez humilié, à fin d'apprendre vos justifications. Or neantmoins, ce desir est fort suspect et peut estre une cogitation humaine. Que sçavez-vous si ayant desiré les charges basses, vous aurez la force d'agreer les abjections qui s'y rencontrent ? il vous y pourra venir beaucoup de desgousts et d'amertumes. Que si bien maintenant vous vous sentez la force de souffrir la mortification et l'humiliation, que sçavez-vous si vous l'aurez tousjours ? Bref, il faut tenir le desir des charges, quelles qu'elles soyent, basses ou honnorables, pour tentation. Il est tousjours meilleur de ne rien desirer, mais se tenir preste pour recevoir celles que l'obeissance nous imposera ; et fussent-elles honnorables ou abjectes, je les prendrois et recevrois humblement sans en dire un seul mot, sinon que l'on m'interrogeast, et lors je respondrois simplement la verité comme je la penserais.

            Vous me demandez comme l'on peut pratiquer ce document de la sainte indifference dans les maladies. J'en trouve au saint Evangile un parfait modele en la belle mere de saint Pierre. Ceste bonne femme, estant dans le lict avec une grosse fievre, pratiqua plusieurs vertus ; mais celle que j'admire le plus est ceste grande remise qu'elle fit d'elle-mesme à la providence de Dieu et au soin de ses superieurs, demeurant en sa fievre, tranquille, paisible et sans aucune inquietude, ni sans en donner à ceux qui estoyent aupres d'elle. Chacun sçait toutesfois, combien les febricitans en sont travaillés ; ce qui les empesche de reposer et leur donne mille autres ennuis. Or, ceste grande remise que nostre malade fait d'elle-mesme entre les mains de ses superieurs, fait qu'elle ne s'inquiete point, ni ne se met en soucy de sa santé ni de sa guerison : elle se contente de souffrir son [385] mal avec douceur et patience. O Dieu, qu'elle estoit heureuse, ceste bonne femme ! Certes, elle meritoit bien que l'on prinst soin d'elle, comme firent aussi les Apostres qui pourveurent à sa guerison sans en estre sollicités par elle, ains par la charité et commiseration de ce qu'elle souffroit. Heureux seront les Religieux et Religieuses qui feront ceste grande et absolue remise entre les mains de leurs Superieurs, lesquels, par le motif de la charité, les serviront et pourvoiront soigneusement à tous leurs besoins et necessités, car la charité est plus forte et presse de plus pres que la nature.

            Ceste chere malade sçavoit bien que Nostre Seigneur estoit en Capharnaum, qu'il guerissoit les malades ; cependant elle ne s'inquietoit point ni ne se mettoit en peine pour luy envoyer dire ce qu'elle souffroit. Mais ce qui est encore plus admirable, c'est qu'elle le voit dans sa maison, où il la regarde et elle le regarde aussi ; et si, elle ne luy dit pas un seul mot de son mal pour l'exciter à avoir pitié d'elle, ni ne s'empresse à le toucher pour estre guerie. Or, ceste inquietude d'esprit que l'on a emmi les souffrances et maladies (à laquelle sont sujets non seulement les personnes du monde, mais aussi bien souvent les Religieux), part de l'amour propre et desreglé de soy-mesme. Nostre febricitante ne fait aucun cas de sa maladie, elle ne s'attendrit point à la raconter, elle la souffre sans se soucier que l'on la plaigne ni que l'on procure sa guerison ; elle se contente que Dieu la sçache, et ses Superieurs qui la gouvernent. Elle voit Nostre Seigneur dans sa maison, comme souverain Medecin, mais elle ne le regarde pas comme tel, si peu elle pensoit à sa guerison ; ains elle le consideroit comme son Dieu, à qui elle appartenoit tant saine que malade, estant aussi contente malade que possedant une pleine santé. O combien plusieurs eussent usé de finesses pour estre gueris de Nostre Seigneur, et eussent dit qu'ils demandoyent la santé pour le mieux servir, craignant que quelque chose ne luy manquast ! Mais ceste bonne femme ne pensoit rien moins que cela, faisant voir sa resignation en ce qu'elle ne demanda point sa [386] guerison. Je veux pas dire pourtant qu'on ne la puisse bien demander à Nostre Seigneur, comme à Celuy qui nous Peut donner, avec ceste condition, si telle est sa volonté ; car nous devons tousjours dire : Fiat voluntas tua.

            Il ne suffit pas d'estre malade et d'avoir des afflictions puisque Dieu le veut ; mais il le faut estre comme il le veut, quand il le veut, autant de temps qu'il veut et en la façon qu'il luy plaist que nous le soyons, ne faisant aucun choix ni rebut de quelque mal ou affliction que ce soit, tant abjecte ou deshonnorable nous puisse-t'elle sembler ; car le mal et l'affliction sans abjection enfle bien souvent le cœur au lieu de l'humilier. Mais quand on a du mal sans honneur, ou que le deshonneur mesme, l'avilissement et l'abjection sont nostre mal, que d'occasions d'exercer la patience, l'humilité, la modestie et la douceur d'esprit et de cœur ! Ayons donc un grand soin, comme ceste bonne femme, de tenir nostre cœur en douceur, faisant profit comme elle de nos maladies ; car elle se leva si tost que Nostre Seigneur eut chassé la fievre, et le servit à table. En quoy certes elle tesmoigna une grande vertu et le profit qu'elle avoit fait de sa maladie, de laquelle estant quitte, elle ne veut user de sa santé que pour le service de Nostre Seigneur, s'y employant au mesme instant qu'elle l'eut recouvrée. Au reste, elle n'est pas comme ces personnes du monde qui ayant une maladie de quelques jours, il leur faut les semaines et les mois pour les refaire.

            Nostre Seigneur estant sur la croix, nous fait bien voir comme il faut mortifier les tendretés ; car ayant une grande soif, il ne demanda pourtant point à boire, mais manifesta simplement sa necessité, disant : J'ay soif. Apres quoy il fit un acte de tres-grande sousmission, car quelqu'un luy ayant tendu au bout d'une lance un morceau d'esponge trempée dans du vinaigre pour le desalterer, il la sucça avec ses benites levres. Chose estrange ! il n'ignoroit pas que c'estoit un breuvage qui augmentoit sa peine ; neantmoins il le prit tout simplement, sans rendre tesmoignage que cela le faschoit ou [387] qu'il ne l'eust pas trouvé bon ; pour nous apprendre avec quelle sousmission nous devons prendre les remedes et viandes présentées, quand nous sommes malades, sans rendre tant de tesmoignages que nous en sommes dégoustés et ennuyés, voire mesme quand nous serions en doute que cela accroistroit nostre mal. Helas ! si nous avons tant soit peu d'incommodité nous faisons tout au contraire de ce que nostre doux Maistre nous a enseigné, car nous ne cessons de nous lamenter, et ne trouvons pas assez de personnes, ce semble, pour nous plaindre et raconter nos douleurs par le menu. Nostre mal, quel qu'il soit, est incomparable, et celuy que les autres souffrent n'est rien au prix ; nous sommes plus chagrins et impatiens qu'il ne se peut dire ; nous ne trouvons rien qui aille comme il faut pour nous contenter. En fin, c'est grande compassion combien nous sommes peu imitateurs de la patience de nostre Sauveur, lequel s'oublioit de ses douleurs et ne taschoit point de les faire remarquer par les hommes, se contentant que son Pere celeste, par l'obeissance duquel il les souffroit, les considerast, et appaisast son courroux envers la nature humaine pour laquelle il patissoit.

            Dites-vous ce que je desire qui vous demeure le plus engravé dans l'esprit, à fin de le mettre en pratique ? Hé ! que vous diray-je, mes tres-cheres filles, sinon ces deux cheres paroles que je vous ay desja tant recommandées : Ne desirez rien, ne refusez rien ? En ces deux [388] mots je dis tout, car ce document comprend la pratique de la parfaite indifference. Voyez le pauvre petit Jesus en la creche : il reçoit la pauvreté, nudité, la compagnie des animaux, toutes les injures du temps, le froid et tout ce que son Pere permet luy arriver. Il n'est pas escrit qu'il estendist jamais ses mains pour avoir les mammelles de sa Mere, il se laissoit tout à fait à son soin et prevoyance ; aussi ne refusoit-il pas tous les petits soulagemens qu'elle luy donnoit. Il recevoit les services de saint Joseph, les adorations des Roys et des bergers, et le tout avec esgale indifference. Ainsi, nous ne devons rien desirer ni rien refuser, ains souffrir et recevoir esgalement tout ce que la providence de Dieu permettra nous arriver. Dieu nous en fasse la grace.

 

DIEU SOIT BENI

 

Approbation et Privilège de la première Edition des Vrays Entretiens spirituels

_____

 

 

 

Approbation

 

            Nous soubsignez Docteurs en la sacrée Faculté de Theologie à Paris ; certifions avoir leu diligemment les v de feu Messire FRANÇOIS DE SALES d'heureuse memoire, Evesque et Prince de Geneve, par luy faicts de vive voix, aux Religieuses de l'Ordre de la Visitation de saincte Marie, pour leur instruction, et direction, et par icelles Religieuses colligez, et redigez par escrit pour leur usage ; lesquels ressentent son homme d'Oraison, et parfaitement interieur, et sont conformes aux Regles et maximes de l'Eglise Catholique, Apostolique et Romaine : Et d'iceux on peut tirer tres-utilement la parabole de ce que toute sorte de personnes, tant Regulieres que Seculieres, doivent pratiquer pour bien employer les graces de nostre Dieu, devenir grandes en vertu, redresser les inclinations de la nature, et porter courageusement le joug de nostre Seigneur. Faict en nos estudes, à Paris, ce vingtsixiéme de Juin, mil six cens vingt-huict.

G. FROGER.

LOUIS MESSIER.

 

_____

 

 

 

Consentement

 

            Veu l'Approbation des Docteurs en Theologie, nous permettons l'Impression des Entretiens Spirituels de feu Mr de Geneve.

            Faict à Lyon ce 4. Juillet 1629.

MESCHATIN-LA-FAYE, V. G. [391]

 

_____

 

 

 

Commission

 

            LOUIS par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre. Au premier de nos Amez et feaux Conseillers, Maistres des Requestes ordinaires de nostre Hostel, Conseillers de nos Cours Souveraines, Lieutenant general à Lyon, et autres nos Juges qu'il appartiendra, chacun endroict soy, Salut. Sur ce qui nous a esté remonstré : Que depuis quelque temps, il a esté mis en lumiere un livre intitulé, Entretiens et Colloques spirituels, de defunct FRANÇOIS DE SALES, Evesque et Prince de Geneve, Fondateur des Religieuses de la Visitation Saincte Marie ; imprimé avec Privilege obtenu de Nous, comme ayant ledit livre esté tiré au vray de l'Original de l'Autheur. Et d'autant que depuis le sieur EVESQUE DE GENEVE, Frere dudit deffunct, et les Superieures dudit Ordre de la Visitation nostre Dame, Nous ont fait entendre le contraire ; et que tel livre supposé faict prejudice à la Religion, et à la memoire du defïunct, dont nous devons avoir un soing particulier. Nous vous mandons, et par ces presentes, signees de nostre main, enjoignons que vous ayez à faire saisir et arrester tous les Exemplaires dudit livre, en quelque part qu'ils seront trouvez, et que vous contraigniez et fassiez contraindre tous ceux qui s'en trouveront saisis, de les vous delivrer, par toutes voyes dettes et raisonnables, pour estre lesdits Exemplaires supprimez, faisant faire, comme nous faisons par ces dictes presentes, tres-expresses deffences à tous Libraires et Imprimeurs, de reimprimer ledict livre, nonobstant ledict Privilege. et permission, que nous avons revoqué, revoquons, et à peine de confiscation des exemplaires, de cinq cens livres d'amande et autre plus grande peine s'il y eschet ; nonobstant oppositions, ou Appellations quelconques, pour lesquelles ne sera differé, et dont si aucunes interviennent, Nous avons reservé et reservons la cognoissance, à Nous et à nostre Conseil, et icelle interditte à tous autres Juges. Mandons en outre au premier nostre Huissier, ou Sergent, sur ce requis, faire pour l'execution des presentes tous exploits requis et necessaires, sans pour ce demander congé, placet, Visa, ne pareatis : Car tel est nostre plaisir. Donné au Camp devant la Rochelle, le vingtiesme jour de Juillet, l'an de grace, mil six cens vingt-huict, et de nostre Regne le dixneufiesme.

Signé, LOUIS.

 

Et plus bas Par le Roy.

 

POTIER.

 

            Et seelé du grand Sceau de cire jeaune. [392]

 

_____

 

 

 

Privilege du Roy

 

            LOUIS par la grace de Dieu Roy de France et de Navarre, A nos amez et feaux Conseillers tenans nos Cours de Parlement, Baillifs, Seneschaux, Prevosts, leurs Lieutenans, et tous autres nos Justiciers, et Officiers qu'il appartiendra, Salut. Nostre amé et feal Conseiller en nos Conseils, le sieur JEAN FRANÇOIS DE SALES Evesque et Prince de Geneve, Nous a fait remonstrer : Que le feu sieur Evesque de Geneve son frere, desireux de l'avancement en la vertu des Religieuses de l'Ordre de la Visitation de nostre Dame, par luy fondées, et establies en ce Royaume, avoit souvent eu avec elles plusieurs Entretiens des choses spirituelles, tendant à leur instruction et edification, lesquels ayans esté jugés par lesdictes Religieuses, non seulement utiles poulies ames retirees du monde ; mais aussi pour toutes sortes de conditions : Elles eurent soing de les recueillir diligemment, pour les faire quelque jour imprimer, et donner au public ; et à ceste fin les auroyent à present mis és mains dudit Exposant. Mais craignant que d'autres Imprimeurs que celuy qu'il a choisy pour cest effect, vueillent imprimer, ou exposer en vente lesdicts Entretiens Spirituels, comme il a esté cy devant faict, au prejudice de la verité, et de la memoire de leur Autheur : Il nous a supplié, et requis luy octroyer nos lettres sur ce necessaires. A ces causes, apres qu'il nous est apparu, par l'acte d'Approbation des Docteurs en Theologie, cy attaché soubs le contre-seel de nostre Chancellerie, qu'il n'y a rien audict Livre de contraire à la Religion Catholique, Apostolique et Romaine ; Avons au susdict Exposant permis et octroyé, permettons et octroyons par ces presentes de faire imprimer en nostre Royaume ledict Livre, sans qu'aucuns autres Imprimeurs que celuy qui sera par luy nommé, puissent imprimer, vendre, ny distribuer ledict Livre, durant le temps de six ans ; Faisant pareillement defence à tous Imprimeurs, d'imprimer à l'advenir aucunes des Œuvres dudict feu sieur Evesque, cy devant imprimées, et à imprimer, sans l'expies consentement dudict Exposant, sur peine d'amende arbitraire, confiscations desdicts Livres, et de tous despens, dommages, et interests. Voulons et nous plaist qu'en faisant mettre au commencement, ou à la fin dudict Livre un bref, ou sommaire extraict des presentes, ensemble le consentement et permission dudict sieur Evesque de Geneve, elles soyent tenuës pour suffisamment signifiées, et venuës à la cognoissance de tous, comme si plus particulierement elles estoyent exprimées : Car tel est nostre plaisir. Donné au Camp devant la Rochelle, le vingtiesme jour de Juillet, l'an de grace, mil six cens vingt-huict, et de nostre regne le dix-neufiesme.

Par le Roy en son Conseil

SUBLET.

 

            Et seelé du grand Seau de cire jaune.

 

 

Achevé d'imprimer pour la premiere fois le dernier jour de Juillet 1629. [393]

 

_____

 

 

 

Transport

 

            Au nom de Dieu, ainsi soit-il. L'an mil six cens vingt-neuf, et le vingt-uniesme jour du mois de Juin ; par devant moy Notaire soubsigné, et presens les tesmoins sousnommez : S'est estably et constitué en personne, Monseigneur l'Illustrissime, et Reverendissime JEAN FRANÇOIS DE SALES, Evesque et Prince de Geneve, lequel de son gré, et en suitte du Privilege par luy obtenu du Roy, par patentes de sa Majesté, données au Camp de la Rochelle, en l'année mil six cens vingt-huict, et le vingtiesme jour du mois de Juillet, aux fins de faire imprimer Les vrays Entretiens du bien heureux FRANÇOIS DE SALES, Evesque et Prince de Geneve. A quelles fins, et en conformité dudit pouvoir et Privilege, donné comme dict est par le Roy à mondict Seigneur le Reverendissime Evesque, il a transporté, comme il cede, et transporte purement au sieur Vincent de Cœursilly Libraire de la ville de Lyon, absent, moy Notaire pour luy stipulant ; à sçavoir le mesme Privilege, et pouvoir d'imprimer, ou faire imprimer Les vrays Entretiens du bien heureux FRANÇOIS DE SALES Evesque et Prince de Geneve, son Frere et predecesseur, et de directement y proceder tout ainsi, et à la mesme forme que feroit mondit Seigneur, si present y estoit, sans permettre aucun abus ; ains que le tout soit faict vrayement, et nettement, le mettant en son vray lieu et place, en conformité dudit Privilege : le faisant et constituant en cest endroit son vray Procureur special, et irrevocable, pour faire les informations requises et necessaires, avec eslection de domicile, informer, soubs et avec toutes provisions, sermens, obligations, renonciations, et clauses requises. Fait à Annessy dans le Palais de mondit Seigneur le Reverendissime Evesque. Presens honnorables Noël Rogiot, et Joseph Jay, domestiques de mondit Seigneur, tesmoins requis. Signé en la cede, Jean François Evesque de Geneve. Les tesmoins n'ont sceu signer, moy Claude Decrouz Notaire soubsigné dudict Annessy, à ce recevoir suis esté requis.

DECROUZ, Notaire.

 

            Nous Michel Favre, Official deputé en l'Evesché de Geneve, certifions à tous qu'il appartiendra, que maistre Claude Decrouz, Notaire, bourgeois d'Annessy, qui a receu et stipulé l'acte de transport, et remission de Privilege sus escrit, est Notaire Ducal en Genevois, et qu'aux Actes, et Contrats par luy receus, et stipulez, foy y est adjoustée en jugement, et dehors, vivant ledit Notaire en bonne fame, vie, et reputation, ainsi que tout notoire. Eu foy de quoy avons octroyé ces presentes, signées par le Secretaire de ladicte Evesché, en fin de nostre nom, et seellees du seel d'icelle. Données à Annessy le vingtuniesme Juin, mil six cens vingt-neuf.

M. FAVRE, Official.

 

P. MAGNIN, Secretaire.[394]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Appendice [396]

 

 

 

______

 

I. Entretiens qui ne se trouvent dans aucune édition antérieure des vrays entretiens spirituels

 

 

A. Recueil de ce que nostre bien-heureux Pere dit à nostre Sœur Claude Simplicienne, Religieuse en nostre Monastere d'Annessy

 

 

            Une Sœur disant à nostre bien-heureux Pere qu'elle vouloit tenir sa place dans ce Monastere, le Bien-heureux luy respondit avec sa debonnaireté ordinaire :

            Que dites-vous, ma chere fille Claude Simplicienne ? que vous voulez tenir ma place ceans et faire ce que j'y ferois si j'y estois. Et qu'y ferois-je, ma fille ? pas si bien que vous sans doute, car je ne [397] vaux rien ; mais il me semble qu'avec la grace de Dieu, je me tiendrois si attentif à la pratique des petites et menues observances qui sont introduites ceans, que par ce moyen je tascherois de gaigner le cœur de Dieu. Je ferois si bien le silence, et parlerois aussi quelquefois, mesme au temps du silence, je veux dire tousjours quand la charité le requerroit, mais non jamais autrement. Je parlerois bien doucement, et y ferois une attention particuliere parce que la Constitution l'ordonne. Je fermetois et ouvrirois les portes bien doucement parce que nostre Mere le veut, et nous voulons bien faire tout ce qu'elle veut que l'on fasse. Je porterais laveüe bien basse et marcherais fort modestement ; car, ma chere fille, Dieu et ses Anges nous regardent tousjours et ayment extremement ceux qui font bien.

            Si l'on m'employoit à quelque chose ou que l'on me donnast une charge, je l'aymerois bien et tascherois de faire tout à propos ; si l'on ne m'employoit en rien et que l'on me laissast là, je ne me meslerois de chose quelconque que de bien faire l'obeissance et bien aymer Nostre Seigneur. O il me semble que je l'aymerois bien de tout mon cœur, ce bon Dieu, et qu'à cela j'appliquerais tout mon esprit, et à bien observer les Regles et Constitutions. O ma chere fille Simplicienne, il le faut bien faire le mieux que nous pourrons : [398] n'est-il pas vray que nous nous sommes faites Religieuses pour cela nous deux ? Je suis certes bien aise qu'il y ayt une Sœur ceans qui veuille tenir ma place et estre Religieuse pour moy, mais j'ayme bien que ce soit ma Sœur Claude Simplicienne, car je l'ayme bien ma Sœur Claude Simplicienne.

            Or sus, faisons donc le mieux que nous pourrons ; rien ne nous doit empescher de bien faire tout ce qui est marqué dans nos Constitutions, car nous le pouvons avec la grace de Nostre Seigneur. Mais il ne nous faut pas estonner de nos fautes, car que pouvons-nous sans l'ayde de ce bon Dieu ? rien du tout. Voulez-vous que je vous die encore, ma tres-chere fille ? Il m'est advis que je serois bien joyeux, et que je ne m'empresserais jamais ; cela, Dieu mercy, je le fais desja, car jamais je ne m'empresse, mais je le ferois encore mieux.

            Je me tiendrais bien bas et petit, je m'humilierois et ferois les pratiques selon les rencontres ; et si je ne m'estois pas humilié, je m'humilierois au moins de ce que je ne me serois pas humilié. Je tascherois le mieux qu'il me seroit possible de me tenir en la presence de Dieu et de faire toutes mes actions pour son amour, car, ma chere fille, on nous apprend ceans à faire ainsi. Et qu'avons-nous [399] en ce monde autre chose à faire que cela ? Rien du tout, nous sçavons tout ce qui est requis que nous sçachions pour cela, et à ceste heure il nous faut quitter nous-mesmes. Commençons tout de bon, Dieu nous aydera ; si nous avons le courage, nous ferons prou, Dieu aydant.

            Mais sçavez-vous encore, ma chere fille Simplicienne ? j'espere que je laisserois bien faire de moy tout ce que l'on voudrait, et lirais souvent les chapitres De l'Humilité et De la Modestie, de nos Constitutions. O ma fille, il les faut bien lire souvent et les bien pratiquer. Dieu nous en face la grace et soit beni.

 

 

 

            Vous dites que vous feriez ce que je ferois si j'estois là dedans, ma chere fille. Et que c'est que je ferois ? Je n'en sçay rien : qu'en peux-je sçavoir ? Je ne ferois pas si bien que vous, car je suis un poltron, je ne vaux rien moy ; [397] mais il m'est advis qu'avec la grace de Dieu, je me rendrois si attentif à la pratique des vertus et menues observances qui sont introduites là dedans, que par ce moyen je tascherois de gaigner le cœur de Nostre Seigneur. Je ferois bien le silence, et parlerois aussi quelquefois au silence, je veux dire tousjours quand la charité le requerroit, mais non pas autrement. Je parlerois bien doucement et bas tousjours ; j'y ferois attention particuliere parce que les Constitutions l'ordonnent. O de cela il m'est advis que je le ferois. J'ouvrirois et fermerois les portes bien doucement parce que nostre Mere l'a ainsi ordonné ; car nous voulons bien faire tout ce que nous sçavons qu'elle veut que l'on fasse. Je porterois la veüe si basse parmi la maison, et marcherois bien doucement. Ma chere fille, Dieu et ses Anges nous regardent tousjours, et ayment extremement ceux qui font bien.

            Il m'est advis que si je m'estois donné une bonne fois à Nostre Seigneur en ceste sorte, comme on fait lors qu'on fait Profession, que je luy laisserais bien tout le soin de moy-mesme et de tout ce qui me regarde ; je le laisserois faire de moy tout ce que l'on voudroit, au moins ce me semble. Si on m'employoit à quelque chose, ou que l'on me donnast une charge, je l'aymerois bien et tascherois de bien faire tout ce à quoy je serais employé ; et si on ne m'en donnoit point, qu'on me laissast là, à ceste heure je ne [me] meslerois de rien que de bien faire l'obeissance et bien aymer Nostre Seigneur ; il m'est advis que je l'aymerois bien de tout mon cœur. Par tout là où je me trouverois j'y appliquerois bien mon esprit le plus qu'il me serait possible, [et] à bien observer les Regles et Constitutions. O cela il nous le faut bien faire le [398] mieux que nous pourrons, car à ceste heure, nous deux nous nous faisons Religieux pour cela : n'est-il pas bien vray ? Je suis bien aise qu'il y ayt une Sœur Claude Simplicienne, car je l'ayme de tout mon cœur ma Sœur Claude Simplicienne. Elle veut tenir ma place et tousjours mieux faire. Voulons-[nous] pas bien faire nous deux ? Taschons de faire du mieux que nous pourrons.

            Pour bien faire, entreprenons de bien mortifier nos humeurs et inclinations un peu bien à la bonne foy et tout de bon, car nous n'avons rien autre qui nous puisse empescher de bien faire que cela. Rien ne nous doit empescher de bien faire tout ce qui est marqué en nos Constitutions ; avec la grace de Dieu, nous le pouvons et devons faire. Jamais nous ne nous devons estonner ni descourager pour estre sujettes à faire des fautes ; nous en ferons tousjours, Dieu le permettant ainsi pour nous faire pratiquer l'humilité : de nous-mesmes nous ne pouvons rien autre chose. Il m'est advis que si j'estois là dedans je serois bien joyeux ; je serois si content d'avoir tous mes exercices marqués ! Mais je ne m'empresserois jamais, ô non ; cela je le ferois encore bien, ce me semble, car dés à ceste heure je ne m'empresse jamais, je fais desja cela.

            Je m'humilierois en faisant les pratiques de vertu et d'humilité mesmes, selon les rencontres ; et si je ne sçavois pas m'humilier, je m'humilierois encore de ce que je ne sçaurois pas m'humilier. Et tousjours je tascherois le mieux que je pourrois de faire toutes mes actions en la presence de Dieu, avec le plus d'humilité et d'amour qu'il me seroit possible, car on apprend ceans à faire ainsi, n'est-il pas vray ? Et qu'avons-nous à faire nous autres que cela ? [399] rien du tout. Il m'est advis que je me tiendrois bien bas et petit au prix des autres. Si nous avons bien eu le courage de quitter ce que nous avions au monde, il en faut bien plus avoir pour nous quitter nous-mesmes. C'est bien peu ce que nous laissons au monde, mais puisque c'est tout ce que nous pouvions avoir, c'est tout quitter. A ceste heure nous n'avons rien à faire que ce qui est escrit pour nous. Commençons tous les jours à mieux faire.

            Je lirois bien souvent le chapitre De l'Humilité et De la Modestie : et vous, ne les lisez-vous pas bien souvent ? Quelquefois ? Nous ferons prou, je le sçay bien moy, et Dieu nous aydera. Faisons bien, nous avons bon courage. Dieu soit beni.

 

B. Des cinq degrés d'Humilité

 

(Mss. et Coll.)

 

 

            Le premier degré de l'humilité c'est la cognoissance de soy-mesme, c'est à dire lors que par le tesmoignage de nostre propre conscience et par la lumiere que Dieu respand dans nostre esprit, nous cognoissons que nous ne sommes rien que pauvreté, que misere et abjection. Ceste humilité icy, si elle ne passe pas plus avant, elle n'est pas grande chose, et en effect elle est fort commune ; car il se trouve peu de personnes qui vivent avec tant d'aveuglement qu'ils ne cognoissent assez clairement leur vileté, pour peu de consideration qu'ils fassent ; mais neantmoins, si bien ils sont contrains de se voir pour ce qu'ils sont, ils seroyent extremement marris si quelqu'autre les tenoit pour tels. C'est pourquoy il ne faut pas s'arrester là, ains passer au second degré, qui est la [400] recognoissance ; car il y a difference entre cognoistre une chose et la recognoistre.

            La recognoissance donques c'est de dire et publier quand il en est besoin, ce que nous cognoissons de nous ; mais cela s'entend de le dire avec un vray sentiment de nostre neant, car il s'en trouve une infinité qui ne font autre chose que s'humilier en paroles. Parlez à une femme la plus vaine du monde, à un courtisan de mesme humeur, dites-leur voir : Mon Dieu, que vous estes braves, que vous avez de merite ! je ne vois rien qui approche de vostre perfection. O Jesus, vous respondront-ils, excusez-moy, je ne vaux rien et ne suis que la misere mesme et imperfection ; mais ce pendant ils sont extremement ayses de s'entendre louer, et encor plus si vous le croyez comme vous le dites. Voila donc comme ces termes d'humilité ne sont que sur le bout des levres et ne partent nullement de l'intime du cœur ; car si vous les preniez au mot sur leurs fausses humiliations ils s'en offenceroyent, et voudroyent que tout sur le champ on leur fist reparation d'honneur. Or, de tels humbles Dieu nous en defende.

            Le troisiesme degré est d'avouer et confesser nostre vileté et abjection quand les autres la descouvrent : car souventesfois nous disons bien nous-mesmes, voire avec sentiment, que nous sommes pervers et miserables, mais nous ne voudrions pas qu'un autre nous devançast en ceste declaration ; et si l'on le fait, non seulement nous n'y prenons pas plaisir, mais de plus nous nous en piquons, qui est une vraye marque que nostre humilité n'est pas parfaite ni de la fine. Il faut donc avouer franchement et dire : Vous avez raison, vous me cognoissez extremement bien. Et ce degré icy est desja fort bon.

            Le quatriesme c'est d'aymer le mespris et se resjouïr quand on nous deprime et avilit ; car, quelle apparence de tromper l'esprit d'autruy ? il n'est pas raisonnable. Puisque nous avouons que nous ne sommes rien, il faut estre bien ayses que l'on le croye, que l'on le die et que l'on nous traitte comme vils et miserables.

            Le cinquiesme, qui est le dernier et le plus parfait de tous les degrés d'humilité, c'est non seulement d'aymer le mespris, mais de le desirer, de le rechercher et s'y complaire pour l'amour de Dieu : et ceux qui parviennent icy sont bien heureux, mais le nombre en est fort petit. Nostre Seigneur le veuille accroistre de vingt cinq ou trente filles qui luy soyent dediées en ceste petite Congregation. Ainsi soit-il. [401]

 

C. Entretien de nostre bien-heureux Pere, plein de tres-belles et admirables sentences

 

VIVE † JESUS

 

(Ms.)

 

 

            L'exacte obeissance és choses dures, la profonde humilité és mespris et une invincible patience és douleurs : ce sont les trois vertus et pierres de touche où l'on essaye la charité.

            Je mediteray comme la colombe et mes yeux seront fatigués en contemplant le ciel, parce que la colombe mangeant les grains qu'elle amasse, elle esleve souvent ses yeux au ciel : c'est pourquoy les yeux de l'Espouse sont comparés aux yeux de la colombe, pour signifier que les espouses de Jesus Christ, meditant, mangeant et travaillant, doivent souvent eslever les yeux au Ciel où est leur Bien-Aymé.

            Le plus ordinaire sejour de l'ame devote doit estre au pied de la Croix de Nostre Seigneur, car l'on obtient davantage de Dieu par le chemin de l'humilité et reverence ; et il ne se faut pas trop avancer par la voye de la confiance, de peur qu'il ne nous arrive comme à l'Espouse, qui pria son Amy de luy monstrer le lieu où il reposoit sur le midy. Il luy fut respondu qu'elle recognust ce qu'elle estoit, parce que si elle ne se recognoissoit, il ne demeureroit pas avec elle.

            La rose represente l'amour et charité ; elle a ses feuilles incarnates, toutes faites en façon de cœurs : telles doivent estre toutes les actions des espouses de Jesus Christ, ayant autant de cœurs que de feuilles et autant de feuilles que de cœurs ; c'est à dire des cœurs pleins d'amour ; et de feuilles, pour le peu d'estime qu'elles doivent avoir de tout ce qu'elles font. La rose a encor une autre proprieté, c'est qu'elle tue tous les limaçons qui viennent à l'entour de son rosier, par sa suave odeur : ainsy l'ame devote, qui doit estre une rose devant Dieu, doit chasser et tuer tous les limaçons qui viennent à l'entour de son cœur, c'est à dire le rafroidissement et tiedeur qui l'empeschent de courir en la voye de Dieu. La rose croist entre les espines : de mesme, les meilleures et plus solides vertus croissent [402] et se maintiennent parmi les plus dures contradictions. A mesure que l'on s'abaisse par humilité, à mesure l'on croist en vertu, et non plus. Tout homme, dit David, qui pense estre quelque chose, est menteur, car en verité il n'est rien. Celuy qui assemble et fait amas de vertus sans humilité, est semblable à celuy qui porte en ses mains de la poussiere au vent.

            Bien-heureuse sera l'ame qui pourra dire en verité à l'heure de la mort, à l'imitation de Nostre Seigneur : Tout est consommé, j'ay fait tout ce que j'ay peu pour m'avancer au service de Dieu.

            Il faut garder nos cœurs purs et nets comme un temple sacré auquel Dieu fait sa residence, et avoir tous les jours et à toutes heures la serpe à la main pour couper et retrancher les inutilités qui naissent à l'entour de nos cœurs, qui sont comme la terre qui a tousjours besoin d'estre sarclée et emondée ; et faut estre resolu de plustost mourir mille fois que d'offenser Dieu à son escient. Il ne faut pas desirer d'estre delivré de ses imperfections, sinon parce qu'elles desplaisent à Dieu ; car il est bon, pour nous tenir en humilité et resignation, que sa volonté soit faite ou nous les ostant ou nous les laissant, pourveu qu'il soit glorifié en icelles.

            Il ne se faut pas humilier pour estreexalté, mais il se faut humilier parce que Dieu s'est humilié. L'on n'est en Religion que pour conserver en nous l'image et semblance de Dieu sans intermission, et le moyen de le faire, c'est d'estre continuellement en sa presence et former toutes nos actions au modele des siennes. Les ames bien-heureuses qui sont au Ciel ne se resjouïssent rien tant que de parler de la Mort et Passion de Nostre Seigneur, par laquelle elles ont acquis la gloire qu'elles possedent. Dieu ne differe jamais sa misericorde lors que la confiance et diligence y operent ; et il faut, pour obeir parfaitement, avoir mortifié son propre jugement.

            La fin pour laquelle nous faisons l'oraison ne doit estre que pour nous unir à Dieu. Il y a trois conditions requises pour la bien faire : la premiere c'est l'intention, la seconde, l'attention et la troisiesme, la reverence. Et pour la bien faire, il faut, outre cela, avoir encor trois autres conditions, à sçavoir : estre pauvre par humilité, riche en esperance, et estre enté sur l'arbre de la Croix avec Nostre Seigneur : et en somme, il faut tousjours demander à Dieu en l'oraison qu'il « accroisse en nous la foy, l'esperance et la charité. » Il ne faut jamais estimer de soy selon le jugement des hommes.

            Les pensées oyseuses entretenues volontairement sont pernicieuses.

            Quand nous faisons des fautes il ne s'en faut point descourager, car cela ne provient que de l'amour propre ; au contraire, nos imperfections nous doivent servir d'eschelle pour monter au Ciel. Il [403] faut dire comme David, lequel quand ses ennemis luy avoyent gaigné une ville : Or sus, disoit-il, je leur en veux gaigner dix.

            La femme vertueuse est d'autant plus excellente dans sa vertu, que son sexe semble estre fresle et fragile.

            Quand nous avons ouy la parole de Dieu, il nous faut prendre garde de n'estre pas comme le panier qu'on tire de l'eau.

            Il se faut resoudre de se voir miserable toute sa vie et de combattre toutes ses imperfections sans en excepter pas une, ni un seul moment, et se resoudre encor de commencer tous les jours de sa vie sans en laisser pas un seul. C'est une des plus grandes graces que nous puissions recevoir de Nostre Seigneur que la cognoissance de ce que nous sommes, par quelque voye que ce soit.

            La meilleure preparation que nous pouvons faire pour bien celebrer les festes, c'est de bien faire ce que nous faisons.

            Celuy qui s'est voué au service de Dieu doit faire beaucoup d'estime de sa vocation ; et qu'il se prepare pour combattre et endurer tous les rencontres et toutes les difficultés qui se presenteront en son chemin.

            Ce n'est pas humilité de se recognoistre miserable, c'est seulement n'estre pas beste ; mais c'est humilité de vouloir et desirer que l'on nous tienne et que l'on nous traitte pour tels.

            Il ne faut pas desirer d'arriver à la perfection tout à coup ; il faut aller le chemin commun et ordinaire, qui est le plus seur.

            Il est meilleur pour nous d'estre sur le mont de Calvaire avec Nostre Seigneur crucifié, que sur celuy de Thabor où il fut transfiguré. Quand nous avons ouy la voix du Pere qui dit : Cestuy-cy est mon Fils bien-aymé, escoutez-le, il faut mettre en pratique ce qu'il nous a dit. Apres que Nostre Seigneur se fut transfiguré, les disciples ne virent plus que luy : en tout ce que nous faisons nous ne devons rien voir que Nostre Seigneur.

            Quand nous sommes en la presence de Dieu nous devons avoir deux attentions : l'une à luy, et l'autre à ce que nous faisons.

            Il faut tascher de faire de bons et fervens actes, car un de ceux-là vaut mieux que dix des autres. Il ne faut pas pourtant vouloir aller par une autre voye que celle qu'il plaist à Dieu nous conduire, soit à pied, soit en barque ; mais il faut avoir ceste resolution de se monstrer fidelle aux occasions, car nous sommes des geans à pecher et des nains à bien faire. David reconneut son peché par celuy que luy proposa le Prophete Nathan sous le nom d'autruy. Saint Bernard disoit : Tant plus je m'examine diligemment, plus je trouve de defauts en ma conscience. Aussi saint Paul disoit : Encor que ma conscience ne me remorde de rien, si ne suis-je pas pourtant juste ; [404] et Job disoit: Si je suis simple et juste, mon ame ne le peut sçavoir. Il ne faut jamais penser qu'on aye bien fait une action, encor que nous l'ayons faite avec toute la perfection qu'il nous a esté possible, parce que nous ne sçavons pas ce qu'elle est devant Dieu; la propre volonté ne vaut rien devant luy. Il n'y a rien, dit saint Bernard, qui ayt tant d'efficace pour meriter, retenir et conserver la grace de Dieu que d'estre trouvé devant luy en tout temps humble et craintif. Snr qui regarderay-je, dit Dieu, sinon sur celuy qui est humble et craintif ?

            Les mortifications qui ne sont point apprestées à la sauce de nostre propre volonté sont les meilleures et plus excellentes, et aussi celles que l'on rencontre par les rues sans y penser et que l'on ne cherche pas, et celles qui nous sont journalieres quoy que petites.

            Il est meilleur et plus seur d'establir le royaume des vertus en guerre qu'en paix, bien qu'il ne faille desirer ni la paix ni la guerre ; mais si cela estoit remis à nostre choix, il faudroit choisir la guerre, parce qu'il y auroit plus de tesmoignage de nostre fidelité.

            Il faut ouÿr la parole de Dieu avec intention, attention et obeissance. La parole de Dieu est une charge ; les predicateurs en sont chargés avant que de l'avoir annoncée, et les auditeurs en demeurent, chargés apres qu'ils l'ont ouÿe.

            Il faut jetter nos vestemens, c'est à dire nos habitudes, sous les pieds de Nostre Seigneur, à fin de dire : Vive le Roy !

            Nostre Seigneur est si amoureux de l'humilité qu'il met au hazard que nous perdions toutes les autres vertus pour conserver celle-cy.

            Le sommaire de toutes vertus c'est d'estre fondé en une profonde crainte de Dieu, laquelle au seul nom du peché nous fasse trembler. Celuy qui se verra facile à commettre quelque peché, pour petit qu'il soit, qu'il se tienne pour miserable et aveugle, encor qu'il eust toutes les apparences de sainteté qu'il y a au monde.

            Il y a des heretiques en la charité comme il y en a en la foy : ce sont ceux qui veulent bien observer quelqu'un des commandemens, mais non pas tous. Ni les uns ni les autres heretiques ne seront point sauvés.

            Il faut tousjours que les Filles de la Visitation se tiennent pour novices, recevant avec humilité d'un chacun les advis qui font arriver le plus tost à la perfection. Nous sommes obligés d'une obligation particuliere de nous perfectionner et nous donner à Dieu sans reserve quelconque, et quand on se sent pauvre et desnué de vertus il faut avoir de plus grandes pretentions de bien faire. Nos resolutions ne sont que des avortons, si nous ne venons aux effects. Il faut avoir continuellement et en tout temps douleur de nos pechés, parce qu'ils ont offencé Dieu qui est eternellement bon. [405]

            Qui veut correspondre fidellement aux inspirations, il faut avoir un cœur pliable et sousmis, ne demandant point de delay.

            La cause pourquoy nous ne faisons pas nostre profit de l'usage frequent des Sacremens c'est parce que nous n'y portons pas un esprit vuide et despouillé, et qu'apres les avoir receus nous nous retournons endormir en nos miseres.

            Il nous faut bien recognoistre nostre neant, mais il n'y faut pas demeurer, car nous ne nous aneantissons que pour nous unir à nostre tout qui est Dieu. Il ne se faut pas despouiller pour demeurer nud, mais il se faut despouiller de nous-mesme pour se revestir de Dieu.

            Celuy qui prie sans attention, son oraison est infructueuse. Il faut aller à l'Office divin avec un cœur angelique et divin, puisque nous faisons ça bas ce que les Anges font au Ciel. Il faut avoir une grande attention pour bien faire toutes nos prieres et oraisons, non point superficiellement et par maniere d'acquit.

            La vraye simplicité consiste à tenir sa memoire, son entendement et sa volonté vuides de toute chose, fors que de Dieu.

            Il faut pour acquerir les vertus vrayes et solides, ne regarder que Nostre Seigneur en tout ce que nous faisons.

            Il n'y a rien que Dieu ayt tant à contre-cœur que la negligence, c'est pourquoy il dit qu'il vomira les tiedes. Ceux-là sont tiedes qui vont lentement au service de Dieu et comme par coustume, disant : Allons tousjours ; pourveu que nous arrivions une fois à la perfection, ce sera assez. Ou il faut travailler fervemment, ou il faut quitter tout, car en la maison du juste il n'y a rien de paresseux.

 

D. Ce que nostre saint Fondateur nous dit dans son dernier voyage à Paris, en presence d'un de Messieurs ses freres et d'une autre personne de ses amis, nous disant a Dieu

 

(Ms.)

 

            Ce fut à nostre parloir de la maison du Petit-Bourbon. Voicy ses propres termes, recueillis par nostre Sœur Anne-Marie Bollain :

            Les Filles de la Visitation doivent estre fort fermes en la foy, humbles dans la conversation, honnestes de paroles, justes és jugemens sur les deportemens du prochain, equitables és actions, [406] misericordieuses és œuvres, reglées és mœurs, patientes et courageuses és tribulations, maladies et infirmités, souples à tous les desseins et volontés de Dieu en toutes choses, douces et condescendantes au prochain, zelées pour la gloire de Dieu, ne cherchant qu'à luy plaire, unies inseparablement à son amour par une fidelité inviolable à ne s'attacher qu'à luy seul, à se tenir en sa presence, à le preferer à tout par un amour de surestime : c'est là l'esprit de vostre Congregation, mes cheres filles, et l'heritage que je vous laisse en vous disant le dernier adieu, avec ce souhait que vous soyez à jamais unies.

 

 

 

E. Recueil des questions qui ont esté faites en nostre Monastere de Lyon, à nostre bien-heureux Pere

 

VIVE † JESUS

 

(Ms. et Coll.)

 

            La premiere fois qu'il arriva il nous entretint environ une heure et demie de la tranquillité d'esprit, avec ressentiment de devotion, et nous dit plusieurs fois qu'il ne falloit jamais se mettre en peine de rien, ni perdre la paix du cœur pour chose qui nous peust arriver ; que pour luy il choisiroit plustost d'estre logé au coin d'une chambre, avec repos, que d'estre dans la Cour parmi le tracas des honneurs et richesses ; et pour cela il tesmoigna de desirer d'estre logé dans la chambre de Monsieur Brun, nostre confesseur. Nous luy dismes plusieurs fois qu'il en recevrait beaucoup d'incommodités ; il dit tousjours que non, et qu'il serait mieux qu'il ne meritoit, et de plus, qu'il serait proche de ses cheres filles. Et comme nous persistions à luy dire qu'il en serait incommodé, il nous dit : « Je suis trop bien, ne vous mettez pas en peine, conservez la paix du cœur. » Et nous [407] dit avec une façon si pleine d'humilité et de douceur : « Je voy bien que vous avez envie de vous defaire de moy ; mais, je vous prie, permettez que je loge là, et ne vous mettez nullement en peine que je ne sois pas bien ; car en verité je couche à Neci dans une chambre qui est dix fois plus froide que celle-là. »

            Et comme il continuoit tousjours à nous parler de la tranquillité d'esprit, nous luy dismes : Monseigneur, nous vous supplions tres-humblement de nous en faire un Entretien, et comme il se faut comporter en la deposition des Superieures. « Je le veux bien, » dit-il, « mais il faut attendre que nostre Mere y soit.» Il s'estendit fort à parler du desnuement qu'il faut avoir en ces changemens-là : « Bien des larmes, » dit-il, « qui se jettent en ce temps-là, ne proviennent que d'amour propre, de flatterie et de la crainte que l'on a qu'on ne pense que l'on n'est pas de bon naturel et que l'on n'ayme pas assez ; et tout cela ne sont que des petites dissimulations, où il y peut avoir du mensonge aussi bien qu'en nos paroles. Les filles sont grandement sujettes à telles imperfections, sur tout quand elles recognoissent que les Superieures sont tendres et qu'elles prennent plaisir qu'on leur tesmoigne ces petites affections. De mille larmes que l'on jette en ces occasions-là, il y en a bien peu de veritables, et cela se fait fort souvent par imitation ; en fin cela sent la fille. Il est tres vray que ces pleurs et larmes sont fort suspectes. Il faut avoir un amour solide qui ne depende point de ces tendretés ; le vray amour ayme autant loin que pres, et ne s'attache pas à ce qui est d'humain ; en fin la grace ne produit point tout cela. Que les filles regardent leurs Superieures, tandis qu'elles les ont, comme tenant la place de Dieu, sans s'amuser à tant d'inclinations humaines qui ne sont rien moins que la vraye vertu. Si bien il est dit que sainte Therese pleuroit beaucoup à la mort de quelque serviteur de Dieu, elle ne doit pas estre imitée en cela, car il faut seulement imiter les vertus des Saints. »

            Nous luy demandasmes s'il n'avoit point quelque pretention à fin que l'esprit de douceur et de simplicité qui se pratique parmi nous y fust conservé et qu'il y eust quelque liaison entre nos maisons ; que plusieurs personnes avoyent pensé qu'une Generale serviroit grandement à cela. Il respondit avec une fermeté d'esprit extraordinaire : « Ma fille, ceste pensée ne fut jamais qu'humaine ; j'ay passé deux jours et deux nuits à y penser, parce que nostre Mere m'avoit escrit qu'on luy en avoit parlé, mais je ne vois aucune apparence à cela. » Et nous luy dismes : Quelle est donc vostre intention, Monseigneur ? « C'est qu'on laisse tout à la Providence divine. » Il nous a dit ceste parole plusieurs fois, et nous a fait cognoistre [408] apertement qu'il n'avoit autre dessein. Nous sçavons qu'il a traitté de ceste affaire avec les Reverends Peres Jesuites, qui ont esté de mesme sentiment ; de quoy il tesmoigna d'estre fort ayse, disant que les affaires de Dieu se font tousjours avec difficulté. Il nous dit encore ensuite : « Le bonheur d'un Ordre ne depend nullement d'un chef, cela se void tous les jours par experience ; et ceux qui en ont eu, et de si excellens, n'ont pas delaissé de se relascher. Tout depend de la fidelité que l'on a de s'unir à Dieu par la fidelité à l'observance des Regles et Constitutions ; et on a beau rechercher des moyens, rien ne maintiendra la compagnie que la fidelité d'une chacune à garder ses Regles. » Et il dit encore qu'il n'avoit rien à desirer, sinon que Dieu donnast à nos Monasteres l'esprit d'union et [409] d'humilité. Celuy d'union se doit conserver par la parfaite observance, à fin qu'elle persevere selon le bon plaisir de Dieu.

            Nous luy demandasmes comme il se falloit comporter pour les affaires temporelles, veu que tout le monde nous portoit à nous y affectionner et attacher ; et que si nous voulions nous en desprendre, tous nous contrarioyent en cela, et que l'on me mettoit au devant les monasteres bien bastis et rentés, que le nostre ne l'estoit pas. « Il est vray, ma fille, que le monde craint la pauvreté ; mais que faire à cela ? Il faut tesmoigner simplement que nous ne voulons point nous y attacher, ni perdre la tranquillité de l'esprit pour les biens de ce monde. » A ce propos on luy dit que le logis de nostre Prince Cardinal avoit esté bruslé, et qu'il avoit perdu six mille escus de vaisselle d'argent ; et je luy dis que c'estoit grand dommage, que cela nous feroit grand bien pour bastir nostre eglise. Il me tesmoigna d'en estre fasché, et me dit : « Mon Dieu, ma fille, n'ayez point ces desirs ; il y a peu de personnes qui sçachent trouver la veine de la vraye pauvreté, laquelle consiste à ne rien desirer, mais se contenter de ce peu que Dieu veut que nous ayons. Que nos Sœurs seroyent bien heureuses si elles estoyent pauvres et avoyent besoin de quelque chose.

            Le soin des Superieures, leur devotion et leur esprit doit suppleer à tout ce qui n'est pas escrit. L'exclusion des malades est tout à fait contre mon esprit et sentiment : qui laissera gouverner la prudence humaine et naturelle gastera la charité. » Il dit encor : « Si l'on venoit un jour à faire difficulté de recevoir les infirmes en nos maisons, je retournerois et ferois tant de bruit par vos dortoirs, que je ferois sçavoir que l'on fait contre mon intention. »

            Nous luy dismes si c'estoit son intention que les filles demandassent à leurs parens, quand ils sont riches et que les maisons estoyent incommodées. Il nous dit que non, et qu'il aymoit mieux que la maison fust incommodée et eust besoin de quelque chose, que de permettre aux filles ces affections qui ne nourrissent que trop leur amour propre, non pas mesme pour la sacristie, quoy qu'elle fust pauvre. Que s'ils donnoyent, il falloit recevoir humblement, et ne rien demander, non pas mesme desirer, si ce n'est en quelque occasion rare et particuliere ; il est tousjours mieux de se tenir en la pauvreté.

            Nous luy dismes si une Superieure pourroit donner à une sienne parente qui seroit à Sainte Claire, qui luy demanderait l'aumosne. Il dit que ouy, tout de mesme qu'elle le permettrait à une Sœur. Et je luy dis que j'avois souvent du scrupule et remords de conscience de ce que je n'estois pas assez ferme pour les choses temporelles, craignant que les parens ne donnassent pas assez à leurs filles par [410] ma faute et que la maison ne fust pauvre. Il me dit : « Ne vous mettez pas en peine pour cela. Il se faut priver des biens, non pas par desdain ni mespris, mais par abnegation. »

            Il me dit apres : « Nostre Mere desire que j'escrive sur les maximes du Fils de Dieu ; je les honnore, je les revere et les respecte de tout mon cœur, mais je ne les pratique pas. Le Fils de Dieu a dit : Ne plaidez point ; si je ne le fais, tout le monde est contre moy. Le Fils de Dieu a dit : Si on vous demande vostre manteau, donnez encore vostre robe ; si je le veux faire, on me dit que j'ay grand tort, que je ne me laisseray rien, que je suis desja assez pauvre. Le Fils de Dieu a dit : Si on vous donne un soufflet, tendez l'autre joue ; le monde ne veut point cela, ni ne veut supporter la moindre injure. Le Fils de Dieu a dit : Soyez debonnaires ; et l'on veut que je me fasche; si je ne le fais, on l'attribue à bestise. »

            Nous luy demandasmes si c'estoit son intention qu'en toutes nos maisons on donnast l'aumosne. Il dit que ouy, « selon les maximes du Fils de Dieu. » Mais si l'on n'est pas asseuré si ceux à qui on la fait sont de vrays pauvres ? « Il est tousjours bon toutesfois de donner l'aumosne. »

            Luy parlant s'il trouvoit bon qu'en nos maisons on nourrist les confesseurs, il respondit : « Pour moy, si j'estois confesseur de Sainte Marie, ce que je ne merite pas (il est vray que je ne le merite pas ; ce bien seroit le plus grand bonheur pour moy que je peusse jamais esperer, que de me voir confesseur de la Visitation et deschargé de toute autre chose), mais si cela estoit, j'aymerois mieux me nourrir comme je pourrois, que de donner l'incommodité aux Religieuses de m'apprester mes repas, et leur donner cognoissance de mes imperfections quand je serais ennuyé, degousté et un peu difficile aux viandes. Et qu'ont à faire les servantes de Dieu d'estre importunées de mes infirmités ? n'est-il pas mieux cent fois qu'elles demeurent en leur quietude et repos, que d'estre employées dans le tracas ? Voyez-vous, ma fille, il est grandement important de ne point donner ceste ouverture aux confesseurs. Je ne voudrais pas pourtant que vous commençassiez par celuy que vous avez maintenant ; il est si bon et facile, qu'à mon advis il n'y a point de difficulté avec luy. Puisque vous avez commencé à le nourrir, continuez, mais prenez garde pour les autres. J'aymerois mieux qu'on creust leur pension.

            Il est vray, ma fille, que je ne trouve jamais à redire aux viandes, tant que je puis, sinon quelquefois qu'elles sont trop bonnes : ne faut-il pas faire ainsi, ma fille ? Vous craignez qu'il ne fasse mal au cœur de nos Sœurs, de manger des entrées de table [411] faites des restes ; il me fait mal à moy d'en entendre parler, mais d'en manger, jamais.

            La pauvreté et la simplicité vous sont grandement recommandées ; neantmoins, vous dites qu'il y a des Sœurs qui sur ce que je dis aux Constitutions, que la Congregation a un interest nompareil que la charge de la Sacristie soit passionement bien exercée, entendent qu'il faille avoir des grandes sollicitudes à fin que rien n'y manque et qu'il y ayt quantité de belles besognes. O Dieu, est-il possible qu'on prenne si mal les choses, et qu'on suive si fort ses inclinations ! N'ont-elles point remarqué en tant d'endroits des Constitutions, la tranquillité qui leur est tant recom mandée, laquelle ne se doit jamais perdre pour chose que ce soit ? J'ay remarqué ces affections à nos Sœurs d'Annessy : quand elles ont des charges, elles ne voudroyent pas que rien leur manquast, et quand elles ne les ont plus, elles ne s'en soucient pas. Il y a deux choses à corriger en vostre sacristie, car cecy estant la seconde Maison, je desire que tout y aille bien comme en la nostre d'Annessy. La premiere, c'est que vostre cingule est trop beau, il n'est pas assez simple ; il suffit qu'il y ayt deux rubans avec le grand cordon, les autres sont superflus. Vostre aube est trop passementée ; il ne faut point [de passementerie] dessus ni dessous les manches ; suffit que ce soit aux coutures, et encor, qu'elle soit bien petite. Ce que je dis aux Constitutions de ne point mettre de poupées sur l'autel, est parce que pour l'ordinaire elles sont mal faites et c'est une grande perte de temps, et que les filles naturellement se plaisent à cela ; mais pour des anges et cherubins vous en pouvez mettre sans scrupule. »

            Nous luy dismes un jour que nous craignions qu'il y eust bien du danger, quand les Superieures n'auroyent pas l'esprit de la Regle, « Que feriez-vous là ? si elles sont fidelles à les observer, Dieu le leur donnera avec le temps. » Il nous dit qu'il « seroit tousjours mieux de faire election d'une fille qui seroit d'une grande vertu, quoy qu'elle fust jeune. Dieu ayde aux ames qui vont en simplicité et confiance. » Il dit encor qu'il luy faschoit grandement quand on faisoit election d'une Superieure qui n'avoit pas la vertu et capacité requise pour sa charge. «Il y a peu de Superieures qui se meslent des affaires temporelles. Il n'est nullement necessaire pour leur charge ; il leur faut donner une bonne Econome pour les soulager. » Nous luy dismes : Monseigneur, il me semble qu'ayant confiance en Dieu il ne manque pas de donner la lumiere pour les charges, et que la charité est toute chose. Il respondit : « Il est vray, vous avez raison ; quand les Superieures se tiennent bien unies avec Dieu, il ne manque pas de les enseigner. » [412]

            Parlant des Superieures qui demeurent trop long temps au parloir, il dit : « Je ne l'approuve nullement ; mais que faire à cela ? »

            Parlant de la deposition d'une Superieure de laquelle les Sœurs avoyent esté grandement touchées, et ne pouvoyent s'accoustumer de l'appeller ma Sœur, ains tousjours Mere, il respondit d'une face tout à fait aymable : « Qu'elles l'appellent ma Grand Mere, si elles veulent, je ne sçaurois qu'y faire ; mais cependant, je voy que ces filles n'honnorent ni n'observent leurs Regles et Constitutions. »

            Nous luy dismes : Monseigneur, quand vous aurez fait l'Entretien comme il se faut comporter és depositions et elections des Superieures nous ferons des merveilles à le bien pratiquer. Il respondit : « Nos paroles ne font pas des miracles ; il faut s'adonner à la pratique que les Constitutions nous enseignent : elles disent prou comme il faut faire, mais les filles ont tant de petites volontés, qu'elles ayment mieux suivre qu'obeir ! Et que faire là ? Il faut laisser pleurer les filles et tesmoigner les affections qu'elles ont, car elles penseroyent qu'on croiroit qu'elles n'ont point d'amour, si elles ne tesmoignoyent tout cela, qui n'est que foiblesse de filles.

            Il ne faut rien dire ni faire pour estre aymés ni estimés des creatures, ni pour estre mesprisés, et faut croire que si les creatures ne nous ayment pas icy bas, elles nous aymeront au Ciel où nous nous verrons tous. Et puis, dequoy nous mettons-nous tant en peine d'estre aymés des creatures, pourveu que l'on le soit du Createur ? Comme cela nous est tres asseuré, cela nous doit suffire.

            Quand on vous demande si vous direz tousjours le petit Office, dites que ouy, parce que vous esperez d'en obtenir la permission du Pape, et que vous l'avez desja pour dix ou douze ans ; et c'est mon intention et mon desir que vous le disiez tousjours ; mais si on me contrarioit je laisserois faire. »

            On luy demanda s'il se falloit confesser des imperfections, s'il estoit mal de le faire. Il dit qu'il apprenoit en la theologie, qu'il ne le falloit pas faire, mais que nous le pouvons sans qu'il y eust de mal ; que la methode qu'on nous avoit donnée nous le permet parce que nous ne sçavons pas discerner quand il y a du peché, c'est pourquoy nous donnons une generalité. Mais que pour les confessions ordinaires il n'en faut pas beaucoup dire ; le plus, deux ou trois. « Cela est bon d'en dire és confessions extraordinaires et annuelles ; et quand nous n'avons rien à dire pour nous confesser, il faut dire un peché du monde.

            Nous pouvons bien nous confesser quand nous avons du sentiment de quelque chose et quand nous avons fait quelque action en suite, quoy que legere, comme de dire quelque parole, car il y [413] peut avoir du peché. Il ne se faut pas mettre en peine de cela, car nous n'avons pas une perfection qui soit exempte d'amour propre qui ne nous fasse faire au moins quelque faute par cy par là ; il ne s'en faut nullement estonner. L'on s'en peut accuser ainsi : Je m'accuse d'avoir fait quelque action par le mouvement du sentiment que j'avois à quelque chose que l'on faisoit contre mon inclination ou par impatience. Mais quand nous ne faisons rien par ce mouvement, il n'y a point de mal mais du merite. »

            Et quant à l'acte de contrition, il dit que pour le bien faire il faut avoir un regret du mal passé et une resolution de ne le plus commettre, et le detester de tout son cœur. « Il ne faut pas avoir un sentiment qui nous fasse jetter des larmes, mais un desplaisir d'avoir offencé Dieu. Ce n'est pas chose contraire à la bonne volonté de retourner tousjours aux mesmes fautes, pourveu que ce ne soit pas volontairement. Le bon acte de contrition consiste à avoir une ferme resolution de ne vouloir plus offencer Dieu.

            Pour les paroles inutiles, à la recreation il ne s'en dit pas ; tout ce qui se dit par recreation n'est pas inutile. Il se faut bien recreer, et ne pas tenir tousjours l'esprit bandé, car il seroit dangereux de devenir triste et melancolique. Il n'y aurait point de mal quand bien on aurait passé toute une recreation à parler de choses indifferentes, les paroles n'en serayent pas inutiles ; il ne faut pas tousjours parler de choses bonnes. Les propos saintement joyeux sont quand il n'y a point de mal en ce que l'on dit, et qui ne regarde point l'imperfection d'autruy, car cela il ne le faut pas faire, ni parler du monde et de choses messeantes. De se rire un peu d'une Sœur, de dire quelque parole qui la mortifie un peu, [il n'y a point de mal,] pourveu que cela ne l'attriste pas, car il ne le faudrait pas faire ; mais si cela arrivoit, il ne s'en faut pas confesser, quand on l'aurait fait par simple recreation. Quand nous tendons à la perfection, il faut tendre au blanc, et ne se pas mettre en peine quand nous ne rencontrons pas. Il faut aller fort simplement, à la franche marguerite, et bien faire la recreation ; que si nostre attention estoit en quelque chose, il l'en faudrait oster, si elle nous empeschoit de la faire. Et quand bien mesme on n'aurait pas pensé de la faire pour Dieu, il n'en faudrait point recevoir de scrupule, car l'intention generale suffit, quoy que pourtant au commencement il faut tascher de la dresser. Il la faut bien faire faire aux Novices, et il est de tres-grande importance que les filles la fassent bien.

            Quand nous avons des pensées de mesestime contre le prochain, il n'y a point de mal quand nous ne les rejettons pas faute d'attention ; suffit que nous les rejettions quand nous nous en appercevons. [414] Et quant à ce que vous me demandez s'il faut laisser de dire ses peines ou quelque chose qui feroit voir du bien en nous, crainte que vous avez de ne le pas sçavoir dire, et que vous donnez plustost suget de vous faire estimer que de vous accuser : ô ma fille, il se faut tousjours descouvrir naïfvement et simplement, tant du bien du mal, pourveu que vous n'ayez pas intention de vous faire estimer. Si on le fait, ne vous en mettez pas en peine, non plus que si on vous mesprisoit, et n'amusez point vostre esprit à tout cela.

            Il n'est pas mal de revenir quelquefois sur soy-mesme, pourveu que ce soit pour nous humilier, comme de penser en nostre ingratitude, mais il faut tousjours se tourner à Dieu ; car, comme je dis en quelque lieu, ce n'est pas proprement faire oraison, que de tousjours reflechir sur soy, puisque l'oraison est une eslevation de nostre esprit en Dieu pour s'unir à luy. Il faut suivre les discours quand Nostre Seigneur nous y attire, mais il faut tascher de nous advancer à la perfection par la voye la plus simple et n'estre pas si fine. Nous ne pouvons pas avoir une continuelle presence de Dieu, cela n'appartient qu'aux Anges ; il suffit de nous y tenir tant qu'il nous sera, possible, et d'eslever souvent nostre esprit en Dieu : je n'entens pas d'avoir tousjours l'esprit bandé. Que si ce que nous faisons nous tire hors de nostre attention à Dieu, et qu'il soit necessaire, il ne s'en faut pas mettre en peine. Il suffit de faire toutes vos actions pour Dieu tout simplement ; et quand mesme vous n'auriez pas pensé de dresser vostre intention avant que de faire et commencer vostre action, il suffit de le faire apres, et n'en recevez aucun scrupule : l'intention generale que nous faisons le matin suffit. Quand nous faisons quelque chose pour Dieu, c'est estre en sa presence ; le desir que nous avons de nous tenir en sa presence nous sert [d'attention à la] presence de sa Bonté. Il ne faut point s'estonner quand nous ne nous tenons pas en ceste sainte presence comme nous desirerions. On est bien heureux d'avoir ceste sainte affection de servir à Dieu, et ne faut point faire d'estat de n'avoir pas le sentiment que nous desirerions en son service. Et s'il vous semble que vous vous amendez de vos imperfections plustost pour la repugnance que vous avez de ce qu'on vous reprend, que pour Dieu, ne faites nul estat de cela ; dressez vostre intention, et il n'y aura point de mal. Si bien vous faites des fautes par le mouvement de vostre sentiment, n'y regardez pas de si pres, et vous destournez de toutes ces reflexions ; il faut tendre au blanc de la perfection, et ne pas s'estonner si nous ne rencontrons pas selon nostre desir. Ma chere fille, le desir des choses eternelles doit accoiser vostre esprit, [415] sans vous soucier d'avoir du sentiment ; et mesme l'on doit croire qu'on n'est pas digne de l'avoir.

            Encore qu'il semble qu'on aye de la sensualité à manger, il n'est pas mal de le faire. Ne recevez point ces scrupules ; mangez pour Dieu, et vous tenez en repos. Allez tout simplement, sans croire que vous vous servez du pretexte de l'obeissance pour vous satisfaire ; quand vostre volonté n'y est pas il n'y a nul danger, c'est trop subtiliser.

            Il ne me fasche pas que l'on dorme à l'oraison, pourveu que l'on fasse ce que l'on peut pour se resveiller. Il faut souffrir humblement cela, et demeurer devant Dieu comme une statue, pour recevoir tout ce qu'il nous envoyera ; Nostre Seigneur se plaist quelques fois de nous voir combattre tout le temps de l'oraison le sommeil, sans nous en vouloir deslivrer ; il faut souffrir patiemment et en aymer nostre abjection. Et ne dites jamais que vous ne pouvez pas faire quelque chose, car nous pouvons tousjours quand nous voulons : ce seroit dire que Nostre Seigneur eust mis quelque impossibilité, ce qui n'est pas. Nous pouvons tout en sa grace qui ne nous manque jamais.

            Pour nous disposer à la sainte Communion, il nous faut bien tenir proches de Nostre Seigneur, et luy dire des paroles selon nostre affection, et qu'il nous suggerera, considerant ou regardant qu'il se fait chair de nostre chair à fin de s'unir à nous ; et luy faut dire comme l'Espouse au Cantique, qu'il nous baise d'un baiser de sa bouche ; et il le fait quand il vient dedans nous, et alors l'ame peut dire : Mon Bien-Aymé est à moy, et je suis toute sienne.

            Nous ne serons jamais exempts de pechés veniels.

            L'accusation de nous-mesme ne nous sert de rien quand nous ne pouvons pas supporter d'estre reprise ; et si volontairement nous n'aymons pas qu'on voye nos defauts, ce n'est qu'amour propre. Ce n'est rien du sentiment qui nous vient d'estre accusée, pourveu que nostre volonté soit ferme à aymer son abjection. Il est tousjours mieux de tenir nostre ame en confiance en Dieu qu'en crainte, quoy que nous le fassions pour nous humilier. L'amour nous fait assez humilier.

            Ma fille, ne vous privez pas de la Communion par amertume de cœur, mais quand vous sentez cela, il s'en faut approcher pour se fortifier, et s'unir à Dieu par l'esprit de douceur. Il y a des defauts pour lesquels on s'en doit priver quelquefois, comme une action ou parole d'impatience ou soudaineté, qui auroit mal edifié le prochain.

            La fidelité de l'ame envers Dieu consiste à estre parfaitement resignée à sa sainte volonté, à endurer patiemment tout ce que sa [416] Bonté permet nous arriver, faire tous nos exercices en l'amour et pour l'amour, et sur tout l'oraison, en laquelle il se faut entretenir avec Nostre Seigneur fort familierement de nos petites necessités, les luy representer et luy demeurer sousmise en tout ce qui luy plaira faire de nous ; estre bien obeissante, faire tout ce que l'on nous commande, de bon cœur, encor que nous y sentions de la repugnance ; estre fidelle à partir si tost que la cloche nous appelle, et rejetter les distractions qui nous arrivent en l'oraison et à l'Office ; conserver une grande pureté de cœur, car c'est là où Dieu habite, et non pas dans les cœurs pleins de vanité et de presomption d'eux-mesmes, au contraire il les chastie et punit rigoureusement. Dieu vous a fait une grande grace de vous avoir appellée en son service dés vostre jeune âge ; remerciez l'en bien de toutes les forces de vostre ame.

            Quand nous regardons à escient les imperfections des autres, ô Dieu, ma chere fille, cela est bien mal, il ne le faut pas faire ; mais quand quelquefois nous les voyons, il s'en faut destourner, et penser tout doucement au Paradis et aux perfections de Dieu et de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et des Saints et Saintes et des Anges, et quelquefois nous regarder nous-mesme, nostre indignité et nostre bassesse ; et quand ces pensées nous viennent, nous nous devons humilier et aneantir jusques au centre de la terre, voyant que nous ne sommes que des petits vermisseaux, et nous voulons esplucher les actions des autres qui sont les espouses de Nostre Seigneur ! Nous devons bien faire voir à nostre cœur sa foiblesse, nous faisant à nous-mesme une petite reprimande à fin d'estre sur nos gardes à l'advenir. O Dieu, ne faites pas ceste faute de regarder les imperfections des Sœurs, car cela retarderoit beaucoup vostre perfection et ferait beaucoup de dommage à vostre ame.

            Quand on a de la peine de ne pas parler assez à la Superieure ou à la Maistresse, je conseille de le dire, et voudrois qu'on m'en donnast une bonne penitence ; mais le vray moyen d'empescher tout cela est de s'attacher au Createur et non pas à la creature.

            Pour nous bien preparer pour l'oraison il faut y aller avec une grande humilité et recognoissance de nostre neant, invoquant l'assistance du Saint Esprit et celle de nostre bon Ange, et se tenir bien coye durant ce temps-là, en la presence de Dieu, croyant qu'il est plus en nous que nous-mesme ; et, bien que nostre oraison soit privée de discours et consideration, il n'y a nul danger, car elle ne depend point du discours ni de la consideration. L'oraison est une pure attention de nostre esprit en Dieu ; tant plus elle est simple et desnuée de sentiment, et plus elle est oraison. Peu de personnes [417] entendent ceste verité, principalement les femmes, auxquelles le discours est grandement nuisible à cause de leur ignorance. Toutes-fois, je conseille de ramener son esprit par consideration, parmi la journée si l'on peut ; mais de penser à ses pechés pendant le temps de l'oraison, il ne le faut pas faire. Quand ces pensées vous arrivent, il faut faire un simple abaissement de vostre esprit devant Dieu, de tous vos pechés, sans les particulariser, car ce seul acte suffit ; pour l'ordinaire ces pensées ne nous servent que de distraction.

            Vous serez en toutes vos actions en la presence de Dieu si vous les faites toutes pour Dieu. Mangez, dormez, travaillez pour luy ; c'est estre en sa presence. Il n'est pas en nostre pouvoir de l'avoir actuellement, si ce n'est par une grace particuliere. Faisant quelques œuvres où il y faut mettre son attention, il faut de temps en temps remettre son esprit en Dieu ; et quand nous y avons manqué il s'en faut humilier, et de l'humilité aller à Dieu, et de Dieu à l'humilité, avec confiance, luy parlant comme l'enfant fait à sa mere, car il sçait bien ce que nous sommes.

            Ce seroit mal fait de parler du monde et de soy toute une recreation ; pour une fois ou deux, un mot ou deux pour divertir une Sœur, il n'y a point de mal, il ne s'en faut pas confesser. Ayez un grand soin de pratiquer la simplicité et de rabaisser vostre esprit ; quittez la sagesse et prudence humaine, et prenez celle de la Croix.

            Ne vous estonnez point des tentations ; tenez-vous comme un vray neant ; vuidez vostre cœur de toutes les affections mondaines et y gravez Nostre Seigneur crucifié ; rendez-luy grace de vostre vocation et resolvez-vous d'obeir, car possible ne commanderez-vous jamais ; et ne faites pas comme plusieurs qui disent : Je ne voudrois pas estre Superieure, mais tenez-vous tousjours en la sainte indifference : ni rien desirer, ni rien refuser.

            O qu'il est bien raisonnable que nous nous privions des contentemens du monde pour Dieu, puisqu'il se prive de sa gloire pour nous. Vous avez assez la lumiere pour voir en quoy consiste le bonheur de vostre vocation. Il ne faut jamais dire que nous ne pouvons pas faire quelque chose, mais vous faites bien de dire qu'il vous semble ; car on peut tout en la grace de Dieu, lequel ne nous laisse pas en nos necessités.

            Pour l'oraison, il n'y a aucun danger de s'asseoir pour quelque temps quand la necessité le requiert, mais il n'y faudrait pas demeurer tout le temps de l'oraison ; il ne faut pas avoir tant de tendretés, lesquelles sont dangereuses et nous nuisent bien en la voye de nostre salut. Les maladies du corps n'empeschent pas à la devotion, au contraire elles nous aydent, si nous les prenons de [418] la main de Dieu. L'on peut tousjours porter son visage gay parmi les Sœurs ; le mal qu'on sent ne l'empesche pas, si ce n'est quelquefois que l'on a les yeux abattus.

            O ma chere fille, gardez-vous de ces reflexions, car il est impossible que l'Esprit de Dieu demeure en un esprit qui veut sçavoir tout ce qui se passe en luy. Bon courage ; d'une petite fille foible, faites en une toute genereuse qui surmonte toute difficulté.

            Il ne faut pas pleurer inutilement, car si nous devons rendre compte des paroles inutiles, à plus forte raison des larmes jettées sans sujet. Il se faut aussi garder de dire des paroles inutiles, et quand on y a manqué deux ou trois fois il s'en faut confesser.

            Quand on fait ses vœux selon les Regles, on les fait en sorte qu'elles n'obligent point à peché ; c'est pour quoy la Regle ni les Constitutions ne sont point la cause de nos pechés.

            Il faut avoir un grand courage, car, ma chere fille, vous estes fille de Jesus Christ crucifié, vous ne devez donc avoir pretention en ceste vie, que celle de l'union de vostre ame avec Dieu. Vous estes bien-heureuses vous autres, vos Regles et tous vos exercices vous portent à ceste union.

            Il faut avoir une grande constance en nos ennuis, car pendant que nous serons en ceste vie nous ne serons pas tousjours en mesme estat, cela ne se peut.

            La vertu de nostre premiere offrande que nous avons faite en nous sacrifiant à Nostre Seigneur suffit, encore que nous n'ayons pas ceste attention à luy offrir tout ce que nous faisons. Les sentimens ne sont point necessaires pour la perfection que nous desirons ; car Nostre Seigneur estant au Jardin, delaissé de toute consolation, ne laissa pas pour cela d'accomplir la volonté de son Pere.

            Quant au bon et vray gouvernement, il ne depend point des talens naturels, mais de la grace surnaturelle, laquelle donne beaucoup plus parfaitement l'experience qui est necessaire, que ne fait toute la sagesse et prudence humaine, quoy qu'avec moins d'esclat, en quoy consiste son excellence.

            Il faut prendre les commodités necessaires à vostre corps, comme le chauffer, manger et vestir, avec actions de graces et humilité, et non pas avec ennuy d'esprit, et ne desirer point d'estre plainte en vos incommodités. Cela est bon pour des filles foibles ; [419] les filles de Dieu ne doivent point s'amuser à ces tendretés. Les Constitutions vous enseignent ce que vous devez faire : demandez tout simplement, sans scrupule, ce qui vous est necessaire.

            Conservez bien le desir que vous avez d'observer vos Regles, car elles sont toutes d'amour ; ressouvenez-vous que vous ne manquerez pas de difficultés, mais ne perdez pas courage, esperez en Dieu, et vous jettez entre les bras de sa divine Providence. Il n'y a chemin plus asseuré que celuy de la souffrance, pourveu qu'on souffre avec amour, douceur et patience, et par là on pourra imiter Nostre Seigneur et tous les Saints. Il faut croire que tout ce que nous souffrons est peu devant Dieu ; il faut penser le moins que nous pouvons à ce que nous souffrons.

            Vous vous pouvez bien destourner du sentiment de la delectation qui vous vient en prenant les choses qui vous sont necessaires ; comme qui passeroit par une rue et rencontreroit beaucoup de boüe, il ne feroit rien autre que prendre un autre chemin : et ainsi devons-nous faire, sans y penser davantage.

            Il est vray qu'il est bon de couper court à toute sorte de devis, si ce n'est en ceux qui regardent le bien spirituel ; si est-ce qu'il ne faut pas interrompre le pere ni la mere quand ils commencent un discours, mais lors qu'ils l'ont parachevé, il leur faut parler de choses bonnes pour leur consolation, sans toutesfois faire la suffisante. Escoutez-les doucement sans les interrompre, car ce n'est pas mon intention, sinon à des personnes qui apportent beaucoup de nouvelles du monde, desquelles vous ne vous devez pas enquerir. Mettez vostre confiance en Dieu, car les parens oublient bien tost leurs enfans.

            L'humilité est une vertu si excellente qu'il faut estre bien saint pour l'avoir parfaitement ; c'est elle qui amene toutes les autres. Or, faire ses actions avec esprit d'humilité, c'est les faire avec intention de les faire avec humilité. Ainsi devez-vous faire en toutes vos actions et œuvres, à fin d'imiter Nostre Seigneur qui s'est humilié jusques à la mort de la croix.

            Nous devons estre bien ayses d'avoir quelques choses qui peuvent servir aux autres, comme de prester les besognes de la sacristie. O mon Dieu, baillez-les de bon cœur ; si Dieu permet qu'elles se gastent, il vous donnera de quoy pour en acheter d'autres. Et puis cela est si peu de chose, qu'il ne faut pas y amuser son esprit, mais l'occuper à la vie eternelle.

            Il est vray que la charité donne le prix à nos œuvres, et n'y a que Dieu qui la puisse donner ; attendez-la plus de luy que de vous-mesme. [420]

            Il est bon que vous n'aymiez guere à parler de vous-mesme ; le moins qu'on le peut faire, soit en bien soit en mal, c'est le meilleur.

            L'article de la chasteté consiste principalement à avoir une grande simplicité et pureté de cœur, et n'avoir point de pensées contraires, je dis volontairement.

            Il importe peu que la parole de Dieu soit dite d'un style haut ou bas ; ce n'est qu'une recherche humaine, qui ne veut en tout que l'excellence.

            Il faut s'abandonner entre les bras de Dieu, et le servir à la façon qui luy plaira. Le vray zele consiste à se laisser conduire à Dieu et à nos Superieurs.

            Il importe grandement de nourrir les filles aux verités et clartés de la foy ; encore qu'elles ayent de la peine, il ne faut pas laisser de les eslever à cela, et ne leur pas permettre de s'amuser à ces tendretés et sentimens qui ne sont rien moins que la vraye vertu. Beaucoup parler ne sert de rien, l'importance c'est qu'il faut faire.

            Vostre entrée en Religion est pour l'amour de Dieu ; soyez indifferente par quelles voyes il plaira à sa Bonté vous conduire, soit par la consolation, affliction ou abjection ; vous meritez autant d'un costé que de l'autre. Ma fille, sainte Blandine quand les payens la martyrisoient, elle disoit : « Je suis Chrestienne ; » de mesme, quand nous avons quelques douleurs et ennuis, il faut dire : Je suis Chrestienne.

            La peine que nous avons de souffrir l'abjection, la crainte d'estre humiliée, sont des imperfections auxquelles nous sommes tous sujets ; il ne faut point s'en estonner, mais prendre bon courage et mettre son cœur en Dieu, ne desirant autre chose que de luy plaire. L'humiliation n'est pas si mauvaise que nous pensons, elle ne nous fera pas tant de mal que nous pensons et qu'il nous semble ; ne la craignons pas tant. Voyez Nostre Seigneur qui s'est tant humilié, jusques à la mort, et tous les Saints qui ont recherché avec tant d'affection les occasions de pratiquer ceste vertu. Soyez bien ayse de celles qui se presentent à vous, recevez-les de bon cœur, avec amour ; recevez, aymez et embrassez l'aneantissement et abjection ; que vos affections soyent en Jesus Christ crucifié. Ne vous estonnez pas de la vanité, combattez-là fidellement ; pourveu que vous ne fassiez rien en suite, il n'y a point de mal.

            Vous desirez sçavoir comme il s'entend qu'il faut mediter jour et nuict en la loy de Dieu. C'est de faire toutes nos actions pour sa plus grande gloire, et avoir son cœur attentif à luy ; et ne pensez pas pour cela qu'il faille estre tousjours à genoux. [421]

            Vous demandez comme je fais de voir empresser un chacun, sans me mettre en peine de rien. Je ne suis pas venu au monde pour y apporter du tracas, j'y en trouve assez. Je suis si ayse, quand on me demande où je suis logé, de dire que c'est chez le jardinier de nos Filles de Sainte Marie.

            Il se trouve peu de filles qui ne soyent opiniastres ; quand on fait rencontre d'une qui ne l'est pas, il la faut tenir bien chere. Et quand les tentations d'envie viennent de ce que nos Soeurs font mieux, ou sont plus aymées que nous, il faut tordre son cœur comme une serviette pour le faire venir à la raison.

            Non, ma fille, il ne faut point s'amuser à des petits desirs qui tiendroyent vostre cœur trop bas et l'empescheroyent de s'appliquer aux solides vertus. Or, pour le froid, sçavez-vous quand il le faut souffrir ? c'est quand la Superieure vous envoye au jardin cueillir des herbes et que vous fussiez en danger que les mains vous gelassent sur la plante ; il ne faudrait pas laisser de le faire, parce que c'est l'obeissance.

            Il faut avoir un grand support de nos Sœurs et les ayder et soulager [en] tout ce que nous pouvons, et ne pas croire qu'elles ayent peu de mal, car ce n'est pas à nous à faire ce discernement.

            Nous n'irons pas au Ciel pour avoir bien chanté, mais si ferons bien pour avoir obei. Dieu ne nous demandera pas compte si nous avons dit beaucoup d'Offices, mais ouy bien si nous avons esté bien sousmis à sa volonté.

            Vous m'avez dit encore, comme s'entend ce que disent les Constitutions : de ne se servir de nostre cœur, ni de nos yeux, ni de nos paroles, que pour le service de l'Espoux celeste, et non pour le service des humeurs et inclinations humaines ? O ma fille, que vous me parlez d'une perfection que bien peu de gens pratiquent, bien qu'ils le doivent tous faire. Voyez-vous, ma fille, par exemple, voila deux de nos Sœurs : l'une que vous aymerez bien, et l'autre à laquelle vous n'aurez pas tant d'inclination à l'aymer, et par ce moyen vous ne la regarderez pas de si bon cœur que l'autre que vous aymez bien ; au contraire, si vous l'aymiez bien purement pour Dieu, vous regarderiez d'aussi bon cœur celle que vous n'aymez pas comme celle que vous aymez bien, et luy souhaiteriez autant de bien qu'à l'autre.

            Il est vray que j'ayme grandement tout le monde, notamment les ames simples. Pour ce qui est de l'honneur qu'il vous semble que je porte à un chacun, la civilité nous apprend cela, et puis j'y suis porté naturellement ; je n'ay jamais sceu faire comme plusieurs personnes font, auxquelles il semble, quand elles sont eslevées en [422] quelque dignité, qu'elles se doivent faire honnorer de tout le monde ; et quand elles escrivent elles ne veulent mettre, sinon aux personnes de grand respect, « tres-humble » et « bien humble. » Et moy je le mets à tout le monde, sinon que j'escrive à Pierre ou à François mes laquais, qui penseroyent que je me mocquerois d'eux, si je leur mettois « tres-humble serviteur. » Je ne fais pas grande difference d'une personne à une autre. »

            Luy parlant de la condescendance, comme il faisoit pour se rendre si facile à tout le monde, il nous dit : « Je n'ay pas grand peine à cela, il ne me fasche jamais de le faire, ouy bien quand je ne le fais pas ; naturellement je n'ay pas mes volontés fortes, et puis ne faut-il pas estre ainsi condescendant au prochain ? Je ne sçay point contraindre les inclinations; quand je voy qu'on desire quelque chose, je laisse faire. »

            Luy tesmoignant que je desirois bien fort de prendre son esprit de condescendance à son imitation, je luy dis qu'il se rencontroit souventesfois que l'Office sonnoit et qu'il falloit aller au parloir, et que mesme le jour de Noël j'avois perdu Compiles pour une chose legere et de peu d'importance. Il me dit : « Cela c'est une vraye condescendance, ma fille, comme à ceste heure vous en faites une d'estre avec moy. » Cela c'estoit le jour de saint Estienne, pendant None, qu'il nous parla avec suavité de ceste sainte vertu. Il nous dit : « Il faut accoustumer les seculiers à venir hors le temps des Offices, tant qu'il se peut. » Luy parlant des prrdications et confessions : « J'ayme grandement entendre la parole de Dieu. Je n'ay rien de bon en moy que cela. Je fais plusieurs manquemens en la confession, mais pourtant je n'y en fais pas deux : je n'y suis point curieux et je ne dissimule point. »

            Il nous tesmoigna une fois qu'il desiroit que la fondation de Besançon se fist, et il nous dit qu'il estoit bien ayse que nos Sœurs s'estendissent, parce qu'elles vivent avec beaucoup de paix et douceur.

            Luy disant une fois que nous desirions grandement en ceste maison de prendre son esprit, il nous respondit : « Dieu vous en garde ! prenez celuy de Dieu et de saint Augustin. »

            Apres avoir confessé une de nos Sœurs, laquelle il avoit entretenue environ une heure et demie, nous luy dismes qu'il estoit admirable en sa douceur d'avoir pris la peine et patience de l'escouter si long temps, et lors il nous dit : « Tout beau, tout beau ! il faut traitter les malades comme malades. Quand elles rendent compte il est bon de leur retrancher les discours tant qu'il se peut. »

            Nous luy demandasmes si c'estoit l'intention des Constitutions de [423] dire à la Suprrieure ce que l'on pense [d'elle], parce qu'elles nous envoyent à l'Ayde de la Suprrieure. Il nous dit que ce qu'il avoit mis dans les Constitutions cela n'estoit pour autre cause que pour celles qui n'ont pas la confiance de le dire à elle-mesme, mais que les plus confidentes sont les meilleures.

            « Ouy, ma fille, vous pouvez recevoir les filles qui ne sont pas lrgitimrs, et encore celles desquelles les parens ont esté executés pour quelque grand mal, car les filles n'en peuvent mais. » Je luy dis que je n'avois jamais osé en recevoir une en ceste ville, à cause qu'on ne l'approuvoit pas. Il nous dit: « Que ne nous l'avez-vous envoyée à Nessy ! »

            « Non, il ne faut jamais permettre à nos Sœurs de quitter les Offices pour les ouvrages, non pas mesme pour la sacristie ; l'on peut bien quelquefois leur faire quitter la lecture, mais rarement. O que celles qui ont une grande affection de suivre en tout et par tout la Communauté sont heureuses ! Dieu leur a fait une grande grace. Je vous raconteray ce qui m'arriva une fois avec un bon Religieux, lequel desiroit fort de faire des penitences et mortifications au dessus de la Communauté ; je luy parlay tout au long du bonheur de la suivre en tout, et le priay de se mettre en la pratique, ce qu'il fit ; et à quelque temps de là, il me vint trouver et me remercia de grande affection, et me dit que j'estois causede son bien. »

            Luy parlant qu'il y a quelques fois des filles naturellement sobres et qui pour l'ordinaire ne mangent que le tiers de leurs portions, s'il falloit leur dire resolument de manger davantage, il nous respondit qu'il seroit mieux de souffrir quelque temps un peu de peine à s'accoustumer, parce qu'il le falloit ainsi à cause qu'il leur pourroit nuire avec le temps. « Non, il n'y a point de peché veniel de manger avec goust, ce sont des imperfections de nostre nature. Il faut moderer l'avidité, et corriger les paroles aspres ; pour moy je ne suis pas grand censureur. Saint Bernard dit qu'il y a peu de personnes qui se rencontrent semblables à la conduite, mais pourtant, que celle de la douceur et suavité est la plus utile ; qu'on avoit beau faire et regarder de quel costé que l'on voudrait, il faut tousjours venir là.

            Je vois que toutes les Superieures desirent de voir les filles maussades et fantasques esloignées de leurs monasteres : car c'est la condition de l'esprit humain de ne se delecter qu'aux choses plaisantes. Mais je suis tout à fait d'advis qu'on n'ouvre point la porte au changement de monastere aux filles qui le desireront, ains seulement pour celles qui sans le desirer seront pour quelqu'autre raison legitime envoyées par les Superieurs ; car autrement [424] le moindre desplaisir qui arriveroit à une fille seroit capable de l'inquieter et luy faire prendre le change, et au lieu de se changer, elle penserait d'avoir suffisamment remedié à son mal que d'avoir changé de monastere. J'ay aussi presque une mesme aversion au desir que les Superieures ont de descharger leur maison par le moyen des fondations ; car tout cela depend du sens humain et de la peine que chacune a à porter son fardeau.

            Ce sera eternellement mon sentiment qu'on ne laisse jamais de recevoir les filles infirmes en la Congregation, sinon que ce fussent des infirmités marquées aux Regles et Constitutions. Recevez les infirmes; croyez-moy, la prudence humaine est ennemie de la bonté du Crucifix. Recevez charitablement les boiteuses, les bossues, les borgnes et mesme les aveugles, pourveu qu'elles soyent droittes d'intention, car elles ne laisseront pas d'estre belles et parfaites au Ciel. Et si on persevere à faire la charité à celles qui ont ces imperfections corporelles, Dieu en fera venir contre la prudence humaine, une quantité de belles et agreables, mesme aux yeux du monde. »

 

 

 

F. Dernier Entretien de nostre tres-saint et bien-heureux Pere, sur plusieurs questions que nos cheres Sœurs de Lyon luy firent deux jours avant sa bien-heureuse mort, le jour de saint Estienne, 1622.

 

(Mss. et Coll.)

 

 

            Comme il entra, il dit : « Bonsoir, mes cheres filles, je viens icy pour vous dire le dernier adieu et m'entretenir un peu avec vous, parce que la Cour et le monde me desrobent le reste. En fin, mes cheres filles, il s'en faut aller ; je viens finir la consolation que j'ay receue jusques à present avec vous : qu'avons-nous à dire ? Rien plus, sans doute. Il est vray que les filles ont tousjours beaucoup de repliques. Il est mieux de parler à Dieu qu'aux hommes. » Monseigneur, luy dit-on, nous voulons parler à vous à fin d'apprendre à parler à Dieu. [425] « L'amour propre, » dit-il, « se sert de ce pretexte-là. Ne faisons point de preface, et vous asseyez, je vous prie, car nos Soeurs sont incommodées. »

            On luy demanda s'il n'estoit pas mieux et plus simple de regarder les vertus de Dieu que non pas celles des Superieures et des Soeurs. Il respondit que non, que cela n'estoit pas contraire à la simplicité et qu'il estoit bon de le faire ; mais que qui voudroit regarder leurs vertus pour esplucher celles qui sont plus vertueuses que les autres, ou à fin de censurer et murmurer de leurs vertus pour y trouver à redire, ce serait là où il y aurait du mal. « De les regarder à fin de les imiter et en tirer de l'edification, or cela est autre chose ; si vous regardez leurs vertus avec une grande charité, pour les imiter, vous ferez bien. Les vertus de Dieu, entant que Dieu, sont si excellentes, que pour satisfaire à nostre foiblesse il s'est voulu faire homme pour nous monstrer l'exemple de ce que nous devons faire, à fin que nous le puissions imiter. C'est une bonne chose de regarder et se representer les exemples des Saints à fin de les imiter, et sur tout du Roy des Saints, nostre Seigneur et Redempteur. Il est escrit que saint Antoine passa toute l'année de son novitiat à considerer les vertus de ses Freres et, comme une soigneuse abeille, cueilloit sur chaque fleur d'icelles le miel qui luy estoit necessaire. L'amour de Dieu est inseparable d'avec l'amour du prochain, et il est tous-jours mieux de regarder les vertus de Nostre Seigneur. »

            Monseigneur, luy dit-on, il y a des filles qui s'amusent tant à regarder les vertus des Superieures, qu'elles sont tousjours apres à les louer et applaudir. « Quoy, » dit-il, « fait-on cela ceans ? » Ouy, Monseigneur, il y en a trois ou quatre qui font cela coustumierement. « Ma fille, vous ne devez pas souffrir cela. Quand les inferieures cognoissent que la Superieure est un peu vaine et qu'elle se plaist à estre louée et aymée, elles la louent plustost à fin que la Superieure les ayme que non pas pour autre fin ; mais si elles voyoient que la Superieure rechignast et fist mauvaise mine quand elles la louent, elles ne seroyent pas si promptes à le faire. » Que faut-il donc faire, Monseigneur, quand on nous loüe ? « Il s'en faut aller à Dieu et les laisser là ; mais pour les inferieures, quand la Superieure loüe quelques bonnes actions qu'elles ont faites, il ne faut pas qu'elles s'en aillent ; il est quelquefois necessaire de le faire, mais pour les Superieures elles ne doivent pas permettre cela en façon quelconque. Mais il. ne s'en faut pas estonner, parce que où il y a amas de filles il y a aussi amas de louanges et de flatteries.

            « Vous demandez si ce n'est pas une grande foiblesse de desirer [426] des charges et se mettre en peine quand on ne nous en donne point. De les desirer, cela est bien mal, comme aussi de s'en mettre en peine ; c'est une foiblesse que d'amuser son esprit en cela, sur tout quand elles sont honnorables. Nous sommes si ayses d'avoir quelque charge pour surexceller par dessus les autres, comme d'estre Superieure ou Assistante, à fin de faire voir là son bel esprit, car ma Sœur ordonne et dispose si bien ! nous sommes si ayses de faire voir que nous sçavons fort bien ordonner. Mais, dit-on, si j'estois Superieure je pratiquerois tant la vertu, l'humilité, la charité. Ouy, ma Sœur, nostre amour propre ayme tant que l'on voye la beauté de nostre esprit : ma Sœur est si douce quand elle est eslevée par dessus les autres et que personne ne luy dit rien ; tout le monde remarque sa vertu. Il n'y a nul doute que l'on ne nourrisse bien son amour propre là dedans. Le desir des charges est fort commun, mais il n'y a point de mal quand il est hors de nostre volonté : il se faut mocquer de tout cela. Ce n'est pas en Religion que l'on doit chercher et desirer les charges honnorables ; les mondains et ceux qui sont à la Cour ne font autre chose que de courir apres les dignités et preeminences, aussi la Cour n'est faite que pour cela ; mais quand cela arrive en Religion, c'est signe que l'on n'est pas bien desnué ni mortifié.

            Il faut bien prendre garde aussi qu'il y a des ames qui ont si grand peur que le desir des charges entre en leur esprit, qu'elles sont tousjours en apprehension et inquietude, et n'ont jamais l'esprit tranquille ni reposé ; car ce pendant qu'elles s'amusent à l'apprehension, elles tiennent leur cœur ouvert, et le diable y jette par ce moyen la tentation dedans. Elles ressemblent à ceux qui ont peur des larrons : ils sortent dehors et laissent la porte ouverte, et ce pendant les larrons entrent et font ce qu'ils veulent. Il ne se faut pas mettre en peine quand nous sentirons des desirs en nous ; tant que nous vivrons, nostre nature nous les produira. Il ne faut non plus craindre qu'il nous en vienne, pourveu que nous tenions tous-jours nostre volonté superieure ferme en Dieu ; et au lieu de nous amuser à de vaines craintes, il nous faut tenir nostre cœur en Dieu et nous unir à luy : car en fin il ne faut rien desirer ni rien refuser, mais se laisser entre les bras de la Providence divine, sans s'amuser à aucun desir sinon en ce que Dieu veut faire de nous. Saint Paul pratiqua excellemment cest abandonnement au mesme instant de sa conversion ; quand Nostre Seigneur l'eut aveuglé, il dit tout promptement : Seigneur, que vous plaist-il que je fasse ? et demeura indifferent à tout ce que Dieu ordonneroit de luy. Toute nostre perfection depend de ce point. [427]

            Il ne faut doncques pas desirer les charges honnorables, cela empesche grandement l'union de nostre ame avec Dieu qui se plaist en la bassesse et humilité. » Monseigneur, ce n'est pas seulement des charges honnorables, mais de toutes autres. « Saint Paul nous defend de desirer des charges relevées et des preeminences. De desirer les basses, cela est encor passable ; neantmoins, ce desir est suspect, car saint Paul escrivant à un sien disciple, luy defend entre autres choses de ne point occuper son cœur à aucun vain desir, tant il avoit de cognoissance de ce defaut, et que cela retarde nostre avancement. Vous demandez si on ne peut pas desirer des charges basses, parce qu'elles sont penibles, et semble qu'il y ayt plus à faire pour Dieu et plus de merite que de demeurer en sa cellule. Ouy, ma fille, car David disoit qu'il aymoit mieux estre abject en la maison du Seigneur que d'estre grand parmi les pecheurs, et disoit : Il est bon, Seigneur, que vous m'ayez humilié, à fin d'apprendre vos justifications. Or neantmoins, ce desir est fort suspect, comme pouvant estre une cogitation humaine. Que sçavez-vous si apres avoir desiré ces charges basses et humbles vous aurez la force d'agreer les abjections et humiliations qui s'y rencontreront ? Il vous pourroit venir beaucoup de degoust et d'amertume de l'humiliation. Que si peut estre vous vous sentez la force de souffrir la mortification et humiliation, vous ne sçavez si vous l'aurez tousjours. Il faut tenir le desir des charges, tant des unes que des autres, honnorables et abjectes, pour tentation ; car il est tousjours mieux de ne rien desirer, mais de se tenir preste pour faire l'obeissance. Il vaut mieux estre en sa cellule par obeissance, faisant un petit ouvrage, ou lisant, ou faisant que sçay-je moy quoy ; et si on le fait avec plus d'amour que ne fait celle qui est à la cuisine, qui a beaucoup de peine et se brusle les yeux, si elle le fait avec moins d'amour, l'autre a plus de merite : car ce n'est pas par la multiplicité de nos œuvres que nous plaisons à Dieu, mais par l'amour avec lequel nous les faisons.

            Et ne faut point faire ces jugemens, où il y a plus de merite ; pour nous autres il n'y faut point regarder, et je n'ayme point cela de vouloir tousjours regarder au merite, car les Filles de Sainte Marie ne doivent faire leurs actions que pour la plus grande gloire de Dieu. Si nous pouvions servir Dieu sans meriter, ce qui ne se peut, nous devrions desirer de le faire. Il est à craindre qu'en voulant [428] choisir où il y a plus de merite, nous ne donnions le change à nostre esprit. C'est une façon de parler des chasseurs, que quand les chiens ont le sentiment diverti et rempli de divers gousts, ils perdent facilement la mutte. »

            Ce n'est pas cela que je veux dire, Monseigneur, de regarder où il y a plus de merite ; mais seulement parce qu'aux charges penibles il semble qu'il y ayt plus à faire pour Dieu que d'estre en sa cellule. « Ce n'est pas par la grandeur de nos actions que nous plaisons à Dieu, comme j'ay desja dit, mais par l'amour avec lequel nous les faisons ; car une Sœur qui sera en sa cellule, ne faisant qu'un petit ouvrage, meritera plus qu'une autre qui aura bien de la peine, si elle le fait avec moins d'amour. C'est l'amour qui donne la perfection et le prix à nos œuvres. Je vous dis bien plus : voila une personne qui souffre le martyre pour Dieu avec une once d'amour, elle merite beaucoup, car on ne sçauroit donner davantage que sa vie ; mais une autre personne qui ne souffrira qu'une chiquenaude avec deux onces d'amour aura beaucoup plus de merite, parce que c'est la charité et l'amour qui donne le prix à tout. Vous sçavez que la contemplation est meilleure que l'action et vie active ; mais si en la vie active il s'y trouve plus d'union, elle est meilleure. Que si une Sœur estant en la cuisine, tenant la poële sur le feu, a plus d'amour et de charité que l'autre, le feu materiel ne le luy ostera point, au contraire, il luy aydera à estre plus agreable à Dieu. Il arrive assez souvent qu'on est aussi uni à Dieu par l'action que dans la solitude ; mais en fin, je reviens tousjours : où il y a plus d'amour il y a plus de perfection.

            C'est le meilleur de ne rien desirer et ne rien refuser. Tous ces desirs ne proviennent que de la nature et ne servent que d'inquietude aux esprits et à contenter nostre amour propre, sous le pretexte de faire beaucoup pour Dieu. Que si vous estes bien ayse par lascheté de courage de coudre en vostre cellule, à fin de n'avoir pas tant de peine, ce desir n'a pas une bonne fin. Il ne faut pas desirer sa cellule quand on n'y peut pas estre, mais faire ce que l'on fait pour Dieu et retrancher de son esprit tous ces desirs. O mon Dieu, quand sera-ce que nos Sœurs n'auront plus tant de desirs, et qu'elles s'amuseront à faire et à ne rien vouloir que ce que Dieu veut, la volonté duquel nous est signifiée par nos Regles et Superieurs !

            Vous demandez si quand on ne se sent pas la force de faire une charge avec douceur d'esprit, parce que l'on y a beaucoup de repugnance, s'il le faudroit dire à la Superieure ou l'accepter tout simplement. O non, ma chere fille, il ne le faut pas dire, car cela seroit contraire à la simplicité. Je ne dis pas qu'absolument l'on [429] n'en parle point, mais qu'il est plus parfait de n'en rien dire, et se mettre en l'exercice. Il est dangereux que l'amour propre nous le fasse dire, de crainte que nous avons de ne la pas bien faire, pour nous excuser quand nous viendrons à y manquer, à fin que l'on en soit adverti ; cela est bien dangereux et suspect. [Bien] que nous le fassions sous pretexte d'humilité, il ne l'est nullement ; au contraire, cela est contre l'humilité. Si l'on me donnoit des charges honnorables ou abjectes, je les prendrais et les recevrais avec humilité sans en dire un seul mot, ni n'en parlerais en façon quelconque, sinon que l'on m'en interrogeast ; car alors je dirais simplement la verité comme je me sentirais, sans autre chose.

            Mais vous demandez s'il ne faut pas dire les mouvemens de son cœur en rendant compte à la Superieure. Or, la reddition de compte c'est autre chose. Ouy, il les faut dire tout simplement ; mais pour toutes ces petites choses qui passent par l'esprit sans s'y arrester, je trouverois meilleur que l'on passast tout cela entre Dieu et soy, parce qu'il n'est pas digne d'attention. Mais si cela s'arreste en l'esprit et qu'il nous face faire quelque faute, c'est cela qu'il faut dire. Si chacun vouloit choisir en Religion les charges à sa phantasie, que seroit-ce sinon faire chacun sa volonté ? Que nous doit-il importer d'avoir de la peine aux charges, puisqu'elles nous sont imposées par nos Superieurs qui nous representent Dieu ? David disoit : J'ay esté fait comme une beste de charge pour porter les commandemens du Seigneur ; en quoy il nous fait bien voir la sousmission que nous devons tousjours avoir en tout ce qui nous est ordonné de Dieu et de nos Superieurs.

            Vous demandez si les desirs quoy qu'involontaires ne nous retardent pas beaucoup de la perfection. O non, ma chere fille, nostre nature nous les produira tousjours ; les desirs, pensées et mouvemens involontaires ne nous peuvent point nuire en la perfection. Nous le voyons bien en saint Paul, lequel estant tenté de l'aiguillon de la chair, ce mouvement le pressant fort, il demanda par trois fois à Dieu d'en estre delivré ; et lors il ouyt Nostre Seigneur qui luy dit : Paul, ma grace te suffit, ma vertu se perfectionne en l'infirmité ; et lors il demeura tranquille et paisible en sa peine et tentation. Que nous doit-il soucier si nous sentons de la peine, pourveu que nous fassions nostre devoir ? Laissons aboyer ce mastin contre la lune, il ne nous peut rien faire si nous ne voulons. Nostre Seigneur nous en a voulu donner l'exemple au jardin des Olives, voulant sentir des mouvemens contraires à sa partie superieure ; bien que sa volonté fust conforme à celle de son Pere eternel, il ne laissoit pas de ressentir. Mais il y a ceste difference entre Nostre [430] Seigneur et nous, que volontairement il vouloit ressentir pour l'amour de nous, s'en pouvant exempter entant que Dieu ; mais nous ne le pouvons, encore qu'il soit contraire à nostre volonté.

            Vous demandez s'il ne seroit pas mieux de se divertir simplement, que de contester avec son esprit et s'opiniastrer à vouloir rejetter [la tentation]. Qui en doute, ma chere fille, qu'il ne vaut mieux parler à Nostre Seigneur en se divertissant simplement, que de disputer et s'opiniastrer avec le diable ? La simplicité est tousjours preferable en tout. Par exemple : si le desir me venoit d'estre Pape et que la papauté m'occupast l'esprit, je ne ferois que m'en rire, et me divertirois en pensant qu'il fait bon en la vie eternelle, que Dieu est aymable, que ceux qui sont au Ciel sont heureux de jouïr de luy ; et ainsi faisant, je me divertirois genereusement et noblement, car lors que le diable me mettroit dans l'esprit le desir de la papauté je parlerais à Dieu de sa bonté, et choses semblables.

            Vous demandez s'il ne faudroit point recevoir de scrupule quand on n'aurait point fait d'attention un jour ou deux à la rejetter, estant ainsi occupé en Dieu, sans faire attention à s'en divertir. Qui en doute, ma chere fille, qu'il ne soit mieux de s'estre tenu ainsi en la presence de Dieu, plustost que de tant flechir et reflechir sur ce qui se passe dedans nous et autour de nous ? Vous demandez si on se sentoit un grand scrupule, ne pouvant accoiser son esprit, à cause que ces desirs et tentations ont tant duré, si on s'en pourrait confesser. Vous le pouvez, si vous le voulez, et dire : Je m'accuse d'avoir eu deux ou trois jours une tentation de vanité que je suis en doute de n'avoir pas rejettée. »

            Vous dites, Monseigneur, qu'il ne faut rien desirer ; mais ne faut-il pas desirer l'amour de Dieu et l'humilité ? car Nostre Seigneur a dit : Demandez et il vous sera donné, heurtez et il vous sera ouvert. « O ma fille, quand je dis qu'il ne faut rien desirer ni demander, j'entens pour les choses de la terre, car pour ce qui est des vertus nous les pouvons demander. Quand nous demandons l'amour de Dieu et la charité nous y comprenons l'humilité et toutes les vertus, car elles ne sont point separées les unes des autres. »

            L'on demande si une Novice, d'abord qu'elle entre dans la maison, se jettoit dans ceste indifference de ne rien desirer ni refuser, s'il n'y aurait point à craindre que cela ne fust plustost par lascheté et negligence d'esprit qu'autrement, et si elle ne ferait pas mieux de s'adonner à l'humilité et autres vertus qui luy sont necessaires. « O non, ma chere fille, si elle estoit conduite par ce chemin il n'y auroit rien à craindre, car ne desirant que l'amour de Dieu elle pratiquerait toutes les vertus et tout ce qui est necessaire pour [431] plaire à Dieu ; car l'amour de Dieu surpasse toutes les vertus. Pleust à Dieu qu'il y en eust plusieurs qui fussent conduites par ceste voye, car n'ayant rien dans l'esprit que ce seul desir de plaire à Dieu, elles feroyent toutes choses avec perfection, sans se mettre en peine [de ce] qu'on penseroit d'elles. »

            L'on demande si ce n'est pas une marque que nous suivons nostre sentiment de laisser de se mettre proche d'une Sœur à la recreation quand elle nous a advertie. « Ce seroit apertement nourrir son sentiment que de le faire. Pour les larmes, il y a des naturels qui ne s'en peuvent pas empescher, et nous sommes quelquesfois si ayses de pleurer, sur tout quand on nous change de Superieure, pour monstrer que ma Sœur une telle n'est pas desnaturée et qu'elle le ressent bien. Cela fait si grand bien à l'amour propre, à fin que l'on cognoisse que nous leur sommes bien obligées. En fin ce ne sont que foiblesses de filles.

            Vous demandez comme il faut faire pour se bien confesser. Que voulez-vous que je vous die ? vous le sçavez desja tant ; mais j'ayme bien pourtant que l'on me fasse ces demandes icy. La Confession est une chose grandement importante ; trois choses y sont necessaires. La premiere, d'y aller purement pour s'unir à Dieu par le moyen de la grace que l'on reçoit en ce Sacrement. Les Religieux ont en cela un grand advantage par dessus les mondains, estans hors des occasions de ces grandes desunions, parce qu'il n'y a que le peché mortel qui nous desunisse de Dieu. Les pechés veniels ne nous en desunissent pas, ains ils font une petite ouverture entre Dieu et l'ame ; et par la vertu de ce Sacrement, nous reunissons nostre ame à Dieu et la remettons en son premier estat.

            La seconde et troisiesme condition c'est d'y aller purement et charitablement ; et au lieu de faire cela, l'on y porte bien souvent des ames toutes embrouillées et embarrassées, qui fait qu'elles ne sçavent pas bonnement ce qu'elles veulent dire : ce qui est de grande importance, car elles mettent en peine les confesseurs, parce qu'ils ne les peuvent pas entendre, ni comprendre ce qu'elles veulent dire, et au lieu de se confesser de leurs pechés elles pechent pour l'ordinaire en se confessant. Il se commet en confession quatre grands manquemens : le premier, c'est d'y aller pour se descharger et soulager, plustost que pour plaire à Dieu et s'unir à luy. Il nous semble que nous avons l'esprit si content quand nous nous sommes bien deschargés, et pensons que cela suffit, comme si nostre paix et repos dependoit de cela. En ces descharges qui tirent à la longue devant le confesseur, il est dangereux que nous ne meslions les defauts des autres avec les nostres, ce qu'il ne faut point faire. C'est [432] icy où il est dangereux de faillir, et où les pechés se commettent pour l'ordinaire en confession. Le deuxiesme manquement c'est qu'ils vont dire de beaux discours et ageancemens de belles paroles racontent de grandes histoires pour se faire estimer, faisant semblantd'exagerer leurs fautes par leurs beaux discours, et d'une grosse faute ou d'un gros peché ils le diront en telle sorte qu'il semblera bien petit ; et faisant ainsi, ils ne donnent pas cognoissance au confesseur de l'estat de leur ame. Le troisiesme manquement c'est qu'ils y vont avec tant de finesse et de couverture, qu'au lieu de s'accuser ils y vont pour s'excuser par une grande recherche d'eux-mesmes, craignant que l'on ne voye leurs fautes : or, cela est tres-pernicieux, qui le voudroit faire volontairement. Le quatriesme manquement c'est qu'il y en a qui se satisfont à exagerer leurs fautes et d'une petite faute ils en font une tres-grande. L'un et l'autre de ces manquemens est tres-grand. Je voudrois que l'on die simplement et franchement les choses comme elles sont. Il faut aller à la Confession purement pour nous unir à Dieu, avec une vraye detestation de ses pechés et une volonté ferme et entiere de s'amender, moyennant sa grace. »

            L'on demande si les Sœurs doivent discerner les petites obeissances d'avec les grandes, et si on doit s'accuser en ces termes : Mon Pere, je m'accuse dequoy j'ay fait une desobeissance en chose d'importance, ou en chose legere, ou s'il faut dire la chose tout simplement comme elle est ; et si l'on doit discerner les obeissances de la Regle et des Constitutions, parce qu'il y en a qui nous sont conseillées seulement, et d'autres qui nous sont commandées absolument. « Ma fille, vostre demande est de tres-grande importance ; les confessions doivent estre tellement nettes et entieres que rien plus. Je n'ay jamais approuvé qu'on y fust avec un esprit embrouillé ; il faut dire les choses comme elles sont. Vous mettez les confesseurs en peine, ils ne vous entendent pas, et pensent que les petites fautes soyent quelques grandes choses. Si vostre desobeissance est grande en elle-mesme, dites-la comme elle est tout simplement. Pour ce qui regarde les petits manquemens, c'est autre chose, car disant au confesseur : Je m'accuse dequoy j'ay manqué à deux obeissances legeres et de peu d'importance, cela le tient en repos, sçachant que ce n'est pas grande chose.

            Il faut bien considerer les circonstances de tant de petits manquemens, car la Regle et les Constitutions n'obligent nullement à peché d'elles-mesmes : ce n'est donc pas la Regle ni les Constitutions qui font le peché, mais les circonstances et les mouvemens qui en toute autre occurrence le causeroyent. Comme par exemple : la [433] cloche nous appelle le matin, qui est la voix de Dieu, et je demeure un quart d'heure apres qu'elle aura sonné ; qui ne void qu'en cela ce n'est pas la Regle ni les Constitutions qui nous font faire le peché (car c'est un peché veniel cela), mais le mouvement de paresse par lequel nous desobeissons ? Et pour la Regle, ma fille, il n'y a nul doute que les fautes que l'on fait contre ne soyent plus grandes que celles que l'on fait contre les Constitutions ; car les Regles sont les fondemens de la Religion, et les Constitutions ne sont que des marques et des traces pour nous faire mieux observer la Regle. Et pour les choses qui nous sont conseillées és Regles et Constitutions il n'est point besoin de s'en confesser, car il n'y a point de peché ; mais pourtant, la circonstance pourroit estre telle en chose de conseil qu'elle seroit peché, comme le mespris et autre chose. Le mespris nous fait faire beaucoup de mal.

            Dites-vous, ma fille, si à la recreation on a suivi quelque passion et fait quelque chose en suite d'icelle, comme de contester en quelque chose legere et de recreation, sans s'en appercevoir qu'apres que cela est fait, s'il y a matiere de confession ? O non, ma fille, il n'y en a point en ce qui se fait par surprise et simple recreation ; mais si vous ne vous sousmettez pas interieurement, il s'en faut confesser. [Aux manquements] qui se font contre la Regle par surprise, il n'y a point de peché, non plus qu'en ceux qui se font par surprise de nos passions. Il n'y a que la volonté determinée qui fasse le peché. »

            L'on demande si en l'examen il ne faut pas distinguer les pechés veniels d'avec les imperfections. « Il n'y a point de doute, ma chere fille, qu'il ne soit tres-bon de le faire, pour ceux qui le sçavent. Mais de deux cens il n'y en a pas deux qui le sçachent faire, les plus saints mesme y sont bien empeschés ; ce qui est cause qu'on apporte de grands embarras et un amas d'imperfections en la confession, sans distinguer nullement le peché d'avec l'imperfection ; et cela met bien souvent les confesseurs en peine, car il faut qu'ils distinguent pour voir s'il y a peché, et par consequent matiere d'absolution. Et vous diray sur ce sujet ce qui m'arriva un jour en confessant la bien-heureuse Sœur Marie de l'Incarnation estant dans le monde. Apres l'avoir confessée deux ou trois fois, elle s'accusa à moy de plusieurs imperfections ; et ayant tout dit, je luy dis que je ne luy pouvois pas donner l'absolution parce qu'en ce dont elle s'accusoit il n'y avoit pas matiere d'absolution : ce qui l'estonna grandement, parce qu'elle n'avoit jamais fait ceste distinction du peché d'avec l'imperfection. Voyant cela, je luy fis adjouster un peché qu'elle avoit fait autrefois, ce que vous faites vous autres. Elle me remercia [434] de la cognoissance que je luy avois donnée de ce que jusques alors elle avoit ignoré. Vous voyez donc combien cela est difficile, car bien que ceste ame fust fort esclairée, elle avoit neantmoins demeuré si long temps en ceste ignorance. Il n'est pas neantmoins necessaire de faire ce discernement quand on ne le sçait pas faire, puisque ceste grande servante de Dieu ne laissoit pas d'estre sainte. Il est toutes-fois bon de le faire quand on le peut.

            Vous demandez que c'est que peché veniel et imperfection. Le peché veniel depend de nostre volonté, et où il n'y a point de volonté il n'y a point de peché. Par exemple : si je venois ceans demander la Superieure et que je luy dise que je la viens voir de la part de la Princesse qui la salue, et chose semblable, et que de tout cela il n'en fust rien et que seulement j'eusse fait cest ageancement en mon esprit, cela n'est pas de grande importance ; mais je l'aurois fait volontairement, c'est cela qui fait le peché veniel. Et l'imperfection est quand nous faisons quelque faute par surprise sans volonté deliberée, comme par exemple, si je fais un conte à la recreation et que dans mon discours il s'y glisse quelques paroles qui ne soyent pas tout à fait veritables, ne m'en appercevant point qu'apres qu'il seroit fait, cela n'est point peché mais imperfection, et n'est nullement besoin de m'en confesser. Toutesfois, n'ayant rien autre on le pourrait faire ; mais il faut tousjours dire un peché que l'on a fait au monde, parce que vous n'auriez pas matiere d'absolution.»

            L'on demande si sçachant veritablement que l'on a des pechés veniels, si l'on peut s'approcher de la sainte Communion sans se confesser, parce que, Monseigneur, vous avez dit qu'ils font une petite separation entre Dieu et l'ame. Il respond : « O Jesus, ouy, ma fille, sinon que par humilité vous vous en voulussiez priver. » Ne pourroit-on pas demander de se confesser hors de la Communauté ? « Si c'est un jour que la Communauté se doive confesser, vous le pouvez demander ; si on ne le vous permet pas, demeurez en paix, sinon que vostre conscience vous remorde trop : alors vous vous en pouvez priver avec congé. Mais je n'approuve point que l'on se confesse outre les jours que la Communauté le fait, parce que cela ne peut donner que des soupçons aux autres que l'on a fait quelque grande chose. »

            Une Sœur replique si ayant leu quelque chose d'utile pour une Sœur qui aurait fait quelque manquement de quoy nostre lecture traitteroit, et que l'on dist sa lecture pour l'amour d'elle, s'il y aurait du mal de le faire. « Si vous le faisiez par un grand zele de profiter à ceste Sœur là il n'y aurait point de mal. Nous devons ayder à nostre prochain en tout ce qui nous est possible, et mesme [435] les advertissemens sont ordonnés pour cela ceans. Il me souvient à ce propos d'Arsenius, lequel commettoit ceste petite immodestie que vous sçavez ; et de vray, la douceur avec laquelle ces saints Peres le reprirent est admirable, et fait bien voir comme l'on doit faire la correction doucement, particulierement aux vieilles personnes.

            Si une Sœur ne s'amende point de tesmoigner son aversion, elle perd le merite et la suavité de la bonne conversation, et elle ne rend pas son devoir à la Communauté.

            Vous demandez ce qu'il faut faire quand la Superieure dit quelque chose que l'on n'a pas fait. A cela je vous responds, ma chere fille, qu'il faut faire deux pratiques de vertu. Quand la Superieure dit : Dites-moy, ma Sœur, vous avez fait une telle chose ? si vous ne l'avez pas fait il faut respondre simplement et humblement la verité; si elle vous reitere que vous l'avez fait, faites deux actes, l'un de sousmission, et l'autre d'abjection parce que l'on croid que vous avez manqué.»

            L'on demande si on doit s'empresser de faire prendre quelque chose à la Superieure quand on pense qu'elle en a besoin, ou bien si on doit se tenir en repos, pensant qu'elle a assez l'esprit de la Regle pour demander ce qu'elle aura besoin et necessité. « A cela je responds, ma chere fille, qu'il y a deux sortes de Superieures : les unes qui sont grandement rigides et austeres pour elles-mesmes, et à celles-cy il ne faut pas attendre qu'elles le demandent, mais les prevenir quelquefois avec discretion. Mais je vous diray bien que les Superieures se sentent obligées à une sainte austerité en l'observance de la Regle ; cela les rend plus retenues. Les autres sont trop tendres et trop libres et prennent fort volontiers leurs soulagemens ; à celles-cy il ne les faut point presser, il suffit bien que l'on leur donne ce qu'elles demandent. Je vous diray qu'entre tous les Saints qui sont au Ciel il y en a bien peu qui ayent [toujours] donné droit au blanc des vertus ; les uns ont excedé du costé de l'austerité, et il y en a bien peu qui se soyent tenus [invariablement] dans les bornes de la sainte mediocrité. Ainsi il y a bien peu de Superieures qui se tiennent si juste dans ce milieu ; les unes sont trop rigides et les autres trop flexibles. »

            « J'ay remarqué en toutes nos Maisons que nos filles ne font point de difference entre Dieu et le sentiment de Dieu, entre la foy et le sentiment de la foy ; qui est un tres-grand defaut et une ignorance. Il leur semble que quand elles ne sentent pas Dieu, elles ne sont pas en sa presence. Comme par exemple, une personne ira souffrir le martyre pour Dieu, et neantmoins elle ne pensera pas en luy [436] pendant ce temps-là, sinon en sa peine ; et quoy qu'elle n'ayt point le sentiment de la foy, elle ne laisse pas de meriter en faveur de sa premiere resolution, et fait un acte de grand amour.

            Nous n'avons rien à desirer que l'union de nostre ame avec Dieu. Vous estes bien heureuses vous autres d'estre en Religion; vos Regles et tous vos exercices vous portent continuellement à cela, vous n'avez qu'à faire, sans vous amuser aux desirs. »

 

DIEU SOIT BENI [437]

II. Passages des manuscrits et des colloques n'offrant aucune correspondance directe avec le texte définitif

 

 

A. Fragments relatifs aux Aversions

 

(Ms. et Coll.)

 

 

            Tandis que nous ne favorisons point nos aversions, elles nous sont une tribulation, laquelle il faut souffrir comme une autre. Mais il faut au commencement examiner la source de nostre aversion, qui souvent se trouve proceder de nostre imperfection ; parce que quand le mal est cogneu il est plus facile à guerir, et l'ayant recogneu il faut mortifier la passion d'où il procede.

            Or, en toutes aversions, il faut observer de ne diminuer point les actes de charité envers la personne à laquelle nous avons aversion ; il la faut servir, luy parler, la caresser, non seulement comme si nous ne luy en avions point, mais davantage, et en cela nous tesmoignerons nostre fidelité à Dieu et obeirons à sa volonté signifiée, qui est que, contre toute nostre repugnance, nous nous surmontions, ainsi que j'ay dit, à la caresser. Or, ayant appliqué ces remedes, ne vous mettez point en peine mais souffrez de bon cœur sans desirer d'estre delivrée de vostre affliction, demeurant sousmise au bon plaisir de Dieu, qui est que vous soyez ainsi exercée.

            Il arrive quelquefois que l'on a de l'aversion non pas aux personnes mais aux actions d'icelles. Celles-cy sont les moins mauvaises, quoy que tousjours il y ayt de l'imperfection, car si quelqu'un fait quelque chose qui n'est pas bien, il faut le regarder avec compassion et non pas en concevoir de l'aversion. Un exemple : il y en a qui [438] ont une grande inclination à la propreté, et concevront de l'aversion contre une personne malpropre, et feront une correction plus aspre pour ceste messeance que non pas pour quelque grand peché ; or, cela est une grande imperfection. Mais s'ils avoyent de l'aversion esgalement à tout ce qu'ils verroyent faire qui offenseroit Dieu, cela proviendroit d'un bon zele ; neantmoins il seroit par apres dangereux de passer de l'aversion de l'action à l'aversion de la personne ; et en ceste sorte, encor que pour l'ordinaire elle n'oste pas la charité, elle en oste la suavité.

            Or, ce n'est pas à dire que quand l'aversion est un peu forte nous puissions tousjours parler avec la mesme allegresse que si nous avions une amitié suave ; car si bien il est en nostre pouvoir de parler et faire toutes autres actions, il ne nous est pas pourtant possible de les faire avec un visage aussi gracieux que si nous n'avions point ceste difficulté. C'en est de mesme comme d'une personne melancolique ; car il est en son pouvoir de chanter, de se promener, de dire des paroles de recreation, mais elle ne peut pas faire tout cela de l'air ni de la grace qu'elle feroit si elle n'estoit melancolique : aussi ne faut-il pas requerir cela ni de l'une ni de l'autre, car il ne seroit pas à propos. Or, quand il ne s'ensuit point autre chose de nos aversions sinon qu'en parlant à ceste personne nous ne sommes pas du tout si gays ou que nous destournons un peu nos yeux de dessus elle, cela n'est pas grand cas ; il y a seulement matiere d'abaissement et d'humiliation, mais non pas de confession. De mesme, si je suis obligé de reprendre et advertir ceste personne de quelque defaut, et qu'ayant dressé mon intention de le faire avec charité il m'arrive neantmoins en parlant un peu de sentiment, cela n'est point peché et est presque inevitable à tout le monde ; un simple abaissement devant Dieu suffit pour reparer ceste faute. Mais si nostre aversion continue et que nous fassions quelque action ou disions des paroles par ce motif, alors il y a du mal, car despuis que le cœur le pousse jusques à la bouche, c'est signe que la volonté est coulpable et qu'elle n'a pas reprimé le premier mouvement.

 

            Il y a tousjours un petit mot à dire sur le sujet des aversions, bien que non pas pour nous arrester beaucoup, car nous l'avons desja dit d'autres fois qu'il ne se faut pas estonner si l'on ne rit pas de si bonne grace que si l'on n'en avoit point, non plus que quand on se trouve mal ; car en ces deux occasions, pourveu que l'on se sousrie un peu et que l'on ne tienne pas sa contenance refrognée quand on nous parle, nous nous devons contenter ; car quand la [439] passion est fort esmeue il est bien difficile de faire meilleure mine, au moins avec ceux auxquels nous avons de l'aversion ou quand le mal nous presse. Or bien, nous avons souventesfois dit cecy, c'est pourquoy il suffit que nous sçachions qu'il faut marcher selon la partie superieure en la voye de nostre perfection, et ne nous pas soucier des esmotions de la partie inferieure ; autrement nous serions en perpetuel chagrin et inquietude d'esprit, et ne ferions pas grand avancement. Il la faut laisser gronder, et ne pas suivre ses volontés, faisant tousjours regner la raison, qui veut que nous nous surmontions en toutes les occasions pour plaire à Dieu et observer le point de nos Regles qui dit qu'il se faut aymer cordialement.

 

 

 

B. De l'Entretien de la Desappropriation

 

(Ms.)

 

 

            Il faut bien prendre garde quand nous sommes esmeus de quelque passion, de ne faire point d'action qui parte de nostre mouvement ; quand neantmoins il arrive en des choses de peu, comme seroit de jetter une plume ou chose semblable avec un peu de sentiment, ce n'est pas matiere de confession. Il s'en faut pourtant declarer à la Superieure et s'en amender ; car autrement ce seroit nourrir volontairement son imperfection.

            Il faut regarder avec beaucoup d'honneur et d'estime toutes les choses de nostre Institut et toutes les actions de mortification, de pieté et devotion qui y sont conformes et que les Superieurs permettent. Il arrive pourtant quelquefois que nous y avons de l'aversion par la mauvaise inclination de nos esprits ; de façon que l'un se desplaira de voir seulement baiser terre, l'autre de voir dire une coulpe, ou quelque autre mortification. Or, de les mespriser ou censurer ce seroit une presomption trop insupportable ; il se faut bien garder de le faire, car ce seroit un trop grand mal : aussi n'arrive-t'il pas de ceste sorte. Mais ce defaut est en toutes les personnes spirituelles que j'ay jamais cogneuës, par la nonchalance et descouragement. La nonchalance fait que nous n'avons pas le courage de faire les mortifications, ni de desirer que l'on nous y [440] exerce, c'est pourquoy nous avons aversion à les voir faire aux autres ; et le descouragement nous fait ennuyer et dire : Mon Dieu, la grande peine ! ce n'est jamais fait, je ne vis jamais tant de choses, c'est tousjours à recommencer. Il ne faut donc pas se laisser ainsi aller selon ses inclinations ou aversions, mais suivre la raison et la conduite des Superieurs.

            Et pour ce qui est de quel esprit l'on doit recevoir les mortifications, si l'on nous y preparoit en nous advertissant deux heures devant, il seroit aysé de n'en estre point esmeus ; mais quand elles arrivent par surprise il est bien difficile. Les mortifications que nous choisissons, encores qu'elles soyent repugnantes à nostre nature, depuis que nous en avons fait l'election, il n'y a plus de difficulté parce que nostre nature en tire de la vanité ; mais celle qui est faite par nos Superieurs, il la faut recevoir comme de la main de Dieu, avec honneur et humilité. Les mortifications nous arrivent par l'ordre de la providence de Dieu et nous sont tousjours faites avec charité, et faut le croire ainsi, car il ne nous appartient pas de juger si elles partent de la passion. Mais s'il arrivoit que cela nous tombast en la pensée, il faut le recevoir par forme de tribulation, avec douceur, et regarder tousjours la main de Dieu ; car encores qu'il ne soit pas autheur du mal et de ceste passion, puisqu'elle devoit arriver, Nostre Seigneur la prend de sa main et la pose dessus nous, pour nous faire meriter par la souffrance de la tribulation.

            Nous devons grandement aymer de faire et voir faire aux Soeurs tout ce qui leur peut profiter et les avancer à la perfection, et en faire beaucoup d'estime ; car ces petites pratiques, encor qu'elles semblent de peu de valeur, sont plus utiles que les grandes. Les grandes se rencontrent rarement, et ces petites sont sans nombre et doivent estre faites avec soin et affection : comme de parler bas, marcher doux, estre proprement et nettement habillée. Car si vous battez des portes ou marchez fort, vous troublez la tranquillité d'une Sœur qui est peut estre en oraison ; si vous estes habillée de travers ou avec quelque indecence, vous donnez occasion à une autre de rire ou de se distraire de la presence de Dieu, et luy faites ce dommage ; et ainsi en d'autres occasions. Et cela est mal, car nous devons toutes estre en ce continuel exercice de charité, de contribuer tout ce qui nous est possible pour le bien les unes des autres ; car tout doit estre en commun, voire Nostre Seigneur mesme : il ne veut pas que nous l'ayons en particulier, il veut tellement estre en particulier qu'il soit à tous en commun, et tellement en commun qu'il soit à tous en particulier.

            Quand l'on est tenté de quelque tentation où il y a danger de [441] pecher, et qu'elle dure, pour s'empescher d'offencer Dieu il faut souventefois faire quelque acte qui tesmoigne que l'on n'y consent pas : comme seroit de baiser terre, lever les mains jointes contre le ciel avec ceste intention, et dire quelques paroles à Nostre Seigneur, et choses semblables. Cela tient l'esprit en repos et nous oste le doute et la crainte d'avoir consenti ; car à l'examen, trouvant que l'on a fait ces choses-là, l'on est en asseurance autant que l'on y peut estre en ceste vie.

 

 

 

C. De l'Entretien de l'Esprit des Regles

 

(Mss. et Coll.)

 

 

            « Vous voulez sçavoir, mes cheres filles, si vous ne feriez pas mieux de vous conformer à la Communauté faisant l'exercice de la Messe en disant vostre chapelet, que non pas à faire une autre sorte d'oraison durant le temps qu'on la dit. Outre le bien que vous ferez en vous assubjettissant à l'entendre comme les autres, puisque tout doit aller d'un mesme air à la Visitation, vous observerez de plus le conseil du grand saint Bernard, lequel dit qu'il faut, aux prieres communes, joindre nostre attention à l'intention pour laquelle elles sont faites. Je suis fort volontiers l'opinion de ce grand Saint et ay tousjours esté de cest advis, qu'il faut nous appliquer durant le saint Sacrifice de la tres-sainte Messe à la consideration des mysteres qui y sont compris, selon qu'ils sont marqués en l'exercice de la Messe. Et si bien j'ay laissé la liberté à Philothée de le faire ou de ne le pas faire, selon qu'elle jugera luy estre convenable, s'occupant durant icelle à des autres prieres, soit mentales ou vocales, je l'ay fait parce que je ne la cognois pas tousjours ceste Philothée ; mais cest exercice me semble estre meilleur pour estre plus conforme à l'intention de la sainte Eglise. »

            Et estant demandé à nostre bien-heureux Pere s'il estoit mieux pour nous autres qui entendons ce que nous disons aux Offices, d'appliquer simplement nostre attention à Dieu, ou bien de suivre le sens des paroles que nous prononçons, il respondit qu'il aymoit mieux qu'on s'appliquast à suivre le sens de ce que l'on dit, d'autant que c'est se conformer à l'intention de celuy lequel, par inspiration de la divine Majesté, les a composées. [442]

 

 

 

D. De l'Entretien du Jugement propre

 

(Mss. et Coll.)

 

 

            C'est une grande pitié, certes, que la Superieure dise : Faites ce qu'il vous plaira, quand on luy demande pour luy parler. Si elle vous remet à vostre volonté, il faut considerer lequel est mieux, de le faire ou de ne le faire pas, et puis se resoudre, car il ne faut pas perdre le temps.

            Mais dites-vous, ma chere fille, si les Sœurs ont une Superieure qui ne les reçoive point avec l'esprit de suavité quand elles viennent à elle, soit quand elles ont besoin de luy parler ou qu'elles demandent quelque congé, et par ce moyen leur oste la confiance de recourir à elle en leurs necessités, s'il leur seroit point permis de s'adresser à celle qui tient sa place et son authorité quand elle n'y est pas, sous le pretexte de ne pas tant importuner la Superieure, et de plus, à fin d'avoir le congé que peut estre elle ne leur donneroit pas ? O non certes, ma chere Sœur, l'on ne doit pas faire cela, sinon que la Superieure fust tellement empeschée que l'on l'incommodast bien de luy parler. Les Sœurs ne doivent jamais laisser de rendre tout simplement leur devoir, s'adressant à la Superieure comme à leur Mere, avec une confiance toute filiale. Mais elle me refuse pour l'ordinaire tout ce que je luy demande. C'est tout un, il ne faut pas laisser pourtant de luy demander ce qui vous semblera estre bon de faire ; et quant à ceste consideration qu'elle est peut estre importunée de vous, elle est vaine, il la faut retrancher. Mais elle ne fait pas ainsi aux autres. Cela peut bien estre. Et partant je pense qu'elle ne m'ayme pas tant. O c'est là que je vous attendois, car c'est tousjours nostre rendez-vous general que de revenir à nous-mesme ; nous ne sommes jamais assez aymées ou estimées de la Superieure, qui est une chose tres-importante pour nostre consolation. Que nous doit-il importer, pourveu que nous rendions nostre devoir en son endroit, qu'elle nous ayme ou qu'elle ne nous ayme pas ? O dà, ma chere fille, je ne dis pas qu'il faille dire par esprit de mespris de la Superieure que nous ne nous soucions pas qu'elle nous ayme, ains plustost par mespris de nous-mesme, et [443] avec intention de nous despouiller de ceste vaine affection que nous avons d'estre aymées. En quoy voulons-nous nous mortifier sinon és occasions de contradiction qui nous arrivent ? Mes cheres filles, il faut escorcher la victime si nous voulons qu'elle soit agreable à Dieu. En l'ancienne Loy, Dieu ne vouloit point que l'holocauste luy fust offerte, si premier elle n'estoit escorchée : de mesme, nos cœurs ne seront jamais si propres pour estre immolés et sacrifiés à l'honneur de la divine Majesté, que quand ils seront bien escorchés de leur vieille peau, qui sont nos habitudes, nos inclinations, nos repugnances, les affections superflues que nous avons sur nous-mesme et pour nostre propre volonté.

            C'est un grand cas ! mais j'ay une si puissante repugnance d'aller parler à ceste heure à la Superieure pour la croyance que j'ay qu'elle me mortifiera. C'est icy où il y va du bon ; car un acte de mortification fait avec une grande repugnance, est infiniment propre pour nous mettre fort avant en la perfection. Ce seroit une chose grandement agreable si l'on pouvoit faire que la Superieure eust tousjours le miel sur les levres pour distiller sa suavité et sa douceur dans le cœur de celles qui luy voudroyent parler, et que ce fust tousjours. Mais ce qu'elle me dit ne me sert de rien pour ma consolation, à ceste heure que j'ay le cœur en amertume ; et c'est peut estre parce qu'elle ne me parle pas assez gracieusement selon que je desirerois. O sans doute, c'est cela ; mais que faut-il faire ? il se faut mocquer de tout cela comme estant des enfances. Sommes-nous consolées ? benissons Dieu ; la consolation nous manque-t'elle ? benissons-le semblablement, et ne nous estonnons point de ces petites bijarreries.

            Mais si les Sœurs ne doivent pas perdre la confiance de s'adresser à la Superieure, encor qu'elles y ayent de la repugnance, de mesme la Superieure ne doit pas s'abstenir de leur commander ou ordonner quelque chose, encor que les Sœurs luy tesmoignent de la repugnance ; sinon qu'appercevant une grande et puissante aversion en la Sœur, elle trouvast bon de differer un peu de temps à l'exercer en la mortification, car il ne faut pas estre tousjours si rigoureux. Mon Dieu, que les Sœurs qui auroyent une Superieure qui ne les aymeroit pas seroyent heureuses ! bien que cela ne se puisse, car la Superieure ayme tousjours les Sœurs de cest amour effectif dont nous avons parlé, leur procurant tout le bien qu'elle peut par l'exercice de sa charge, selon qu'elle y est obligée ; mais de cest amour effectif, tendre et mignard que nous desirons si cherement, c'est de celuy-là que je veux dire ; car moins la Superieure nous aymera de ceste sorte, et moins d'amusement nous aurons autour [444] de cest amour, si que nous aurons plus de temps pour nous occuper de Nostre Seigneur et pour nous tenir retirées aupres de Dieu qui doit estre nostre soin particulier.

            Il ne faut pas se laisser aller aux aversions, ains secouer nostre esprit pour l'en divertir. Si une Sœur suit un peu trop mollement son inclination à ceste heure, vous en ferez peut estre autant bien tost apres en une autre occasion, et partant il la faut supporter avec amour et patience. Il nous faut user du mesme remede pour nous divertir de ces petites tricheries d'humeur, de chagrin, d'aversion, que nous avons dit touchant la premiere question du renoncement de la propre opinion, par un simple divertissement de nostre esprit, pour parler à Dieu d'autre chose. Car, comme l'amour de la propre opinion, quand elle s'attache és choses de la foy, nous fait tomber en heresie et nous rend malheureux (comme il advint aux Anges qui, s'estans trop attachés à l'opinion qu'ils avoyent formée qu'ils devoyent estre quelque chose davantage qu'ils n'estoyent, furent par leur opiniastreté à soustenir et aymer leur opinion rendus, d'Anges glorieux, diables, eternellement damnés et eternellement attachés au mal, si que jamais plus ils ne s'en peuvent desprendre ; où au contraire les Anges pour s'estre sousmis, se sont tellement attachés à Dieu que jamais ils n'en peuvent estre destachés, car ayans par la subtilité de leur esprit une fois penetré le fond de quelque verité ils n'en demordent jamais), de mesme, si nous n'apprenons à negliger et nous mocquer de la varieté de l'esprit humain, nous perdrons le temps à nous tourmenter en nous voyant si esloignés de ceste egalité apres laquelle nous aspirons, et de laquelle pourtant nous ne jouirons point absolument tandis que nous serons en ceste vie, ceste grace estant reservée aux esprits bienheureux là haut au Ciel. Et bien que, comme je viens de dire, nous ne la puissions pas avoir absolument en sa perfection en ceste vie, nous devons pourtant tascher de l'avoir au plus haut degré que nous pourrons.

            Or sus, n'avons-nous pas assez dit touchant ceste tendreté que nous avons sur nous-mesme, tant de l'interieur qui regarde l'esprit, comme des choses qui regardent le corps ? Les plus spirituels s'ayment bien aussi de l'amour effectif ; car nous avons dit que les mondains s'ayment grandement de cest amour, se souhaitans par une affection pleine d'ambition tant de biens et tant d'honneurs qu'ils n'en sont jamais contens. Les personnes qui font estai de servir Dieu le plus fidelement qu'elles peuvent, ne sont pas exemptes de l'ambition, non, mais elles l'exercent aux desirs des choses interieures, souhaitans les vertus au plus haut degré de leur perfection ; [445] mais l'amour tendre et affectif ayant plus de pouvoir sur elles que non pas sur les mondains, les fait amuser à ce desir sans s'appliquer soigneusement et laborieusement à la recherche de venir à chef de leur pretention et sainte entreprise, parce qu'il leur cousteroit cher de renoncer à soy-mesme en tant d'occasions. Repugner à nos repugnances, decliner de nos inclinations, mortifier nos affections, mortifier le propre jugement et renoncer à la propre volonté, ce sont choses que l'amour affectif et mignard que nous nous portons à nous-mesme ne nous peut permettre sans crier : holà, que cela fait de la peine! Et cela est cause que nous ne faisons rien.

            Vous demandez maintenant, ma chere fille, si pour pratiquer la sainte pauvreté il ne faut pas se tenir attentif à recevoir de bon cœur les petites disettes qui nous arrivent, tantost en cecy, tantost en cela. Je l'ay dit à Philothée ; à plus forte raison le doivent faire ceux qui en ont fait le vœu. C'est estre pauvre bien agreablement, ou plustost ce n'est pas estre pauvre quand rien ne nous manque. C'est sans doute qu'il ne se faut pas plaindre de tels petits rencontres, car si nous nous en plaignons c'est une marque que nous ne les aymons pas, et partant nous ne rendons pas nostre devoir à la sainte pauvreté. Ce n'est pas estre pauvre de n'avoir point d'argent quand nous n'en avons pas besoin et que rien ne nous manque. Nostre glorieux Pere saint Augustin dit dans vos Regles que celuy-là est plus heureux lequel n'a pas besoin de beaucoup, que celuy qui a besoin de beaucoup de choses de quoy les autres se passent bien. Il y a certes des personnes qui sont tousjours en necessité, parce qu'ils ont besoin de tant de choses pour les contenter que c'est grande pitié ; et c'est ceux-cy qui sont pauvres, pourveu qu'ils ne se procurent pas tant de choses, parce qu'ils ont de la disette de ce qu'ils n'ont pas et qu'il semble qu'ils devroyent avoir.

            Ce que j'ay dit à Philothée est bon pour estre pratiqué par les Religieux, excepté certains chapitres, comme sont ceux qui regardent le mariage, les danses, les jeux, et semblables; mais tout le reste est tres-bon. Je l'incite donc de prendre amoureusement les occasions qu'elle rencontrera de pratiquer la pauvreté reelle. Si nous nous procurons d'estre tousjours bien pourveus de tout ce qui nous semble aucunement necessaire, nous ne ressentirons point les effects de la sainte pauvreté. Quant à moy, je ne voudrois pas demander ce de quoy je me pourrais bien passer, pourveu qu'il n'apportast un notable detriment à la santé ; car pour avoir un peu de froid, pour porter une robe un peu trop courte ou qui n'est pas bien faite assez juste pour moy, je ne ferais nul estat de cela. Mais si l'on me donnoit des [446] chausses qui fussent si estroittes qu'il me fallust demeurer un demi quart d'heure à les chausser, j'en demanderois d'autres, plustost que de perdre le temps là tous les matins; mais pour porter quelque chose mal accommodée ou qui me blesseroit, un peu, je n'en voudrais rien dire. Or, quant à souffrir le froid, il faut avoir esgard à ne pas souffrir des grandes froidures contraires à la santé ; il ne le faut pas faire.

            J'ay dit en deux ou trois lieux de la France, une chose que je m'en vay vous dire maintenant : c'est que pour parvenir à la perfection il faut vouloir peu et ne demander rien. Il est vray que c'est estre bien pauvre d'observer cecy ; mais je vous asseure que c'est un grand secret pour acquerir la perfection, et si caché neantmoins, qu'il y a peu de personnes qui le sçachent, ou, s'ils le sçavent, qui en fassent leur proffit. Quant à moy, si j'estois Religieuse je ne demanderais rien, au moins si j'estois de l'humeur que je suis maintenant. Il y en a qui demandent des croix, et ne leur semble jamais que Nostre Seigneur leur en donnera assez pour satisfaire à leur ferveur ; moy je n'en demande point, seulement je desire de me tenit prest pour porter celles qu 'il plaira à sa Bonté de m'envoyer, le plus patiemment et humblement que je pourray. J'en ferais de mesme si j'estois en Religion : je ne demanderais du tout rien, sinon que je fusse malade, car il faut que les malades demandent confidemment leurs petites necessités. Je ne demanderais pas mesme de communier, excepté en certains jours que la coustume semble nous obliger de le demander, comme celuy de la reception à l'habit, de la Profession, de la feste du Patron ; et je demanderais aussi une aiguille et du filet quand on me commanderait de faire quelque ouvrage, car le commandement qui m'est fait de faire l'ouvrage m'oblige à demander ce qui est requis pour le faire. Non certes, ma chere fille, je ne demanderais point des mortifications ; je me tiendrais prest pour bien recevoir celles que vous me feriez, mais je n'en demanderais point. Je m'amuserais à aller simplement tous-jours avant en mon chemin, sans m'amuser à desirer aucune chose.

            Vous faites bien de demander à pestrir parce que vous vous sentez assez forte pour cela ; mais moy je le ferais de bon cœur quand on me le commanderait, mais autrement je n'y penserais pas. En fin j'aymerois mieux porter une petite croix de paille que l'on me mettrait sur les espaules sans mon choix, que non pas d'en aller couper une bien grande dans un bois avec beaucoup de travail, et la porter par apres avec une grande peine ; et je croirois, comme il seroit veritable, estre plus agreable à Dieu avec la croix de paille que non pas avec celle que je me serais fabriquée avec plus de peine et de sueur, parce que je la porterais avec plus de satisfaction pour [447] l'amour propre qui se plaist tant à ses inventions et si peu à se laisser conduire et gouverner en simplicité, qui est ce que je vous desire le plus. Faire tout simplement tout ce qui nous est commandé, ou par les Regles, ou par les Constitutions, ou bien par nos Superieurs, et puis nous tenir en repos pour tout le reste, tant pres de Dieu que nous pourrons.

            Que dites-vous, ma chere fille, que sur ce que j'ay dit tantost qu'il se faut mortifier fidellement, si vous devez vous abstenir ordinairement de manger telle ou telle viande que vous aymez fort ? Si c'estoit moy je ne le ferois pas, car nous sommes obligés, par la parole sacrée de Nostre Seigneur, de manger ce que l'on nous mettra devant ; et cela se fait sans choix. Quand l'on me donnerait ce que j'aymerois bien, je le mangerais avec actions de graces ; quand on ne m'en donnerait pas je ne m'en soucierais pas. Mais, dites-vous qu'il y a de deux sortes de viandes en vostre portion. Je mangerais tousjours ce qui se rencontrerait de mon costé, et selon mon appetit ou necessité, et puis je laisserais le reste, bien que ce fust ce qui seroit plus à mon goust ; mais si j'avois bien du degoust, je choisirais ce que je pourrais mieux manger : hors de là, je prendrais sans choix ce qui me seroit donné et au mesme ordre qu'il me seroit donné.

            Sur le sujet de la pauvreté, j'ay dit qu'il est bon de souffrir quelque petite necessité sans se plaindre ni desirer, encor moins demander, ce qui nous manque. Celles qui ne le voudront faire peuvent demander ce qu'elles auront besoin, d'autant que les Regles le permettent, et cela n'est pas contre la pauvreté ainsi que vous dites ; mais aussi n'est-il pas selon icelle ni selon la perfection à laquelle vous estes obligées de pretendre. En demandant vos commodités vous ne faites pas mal, pourveu que vous ne vous rendiez trop exactes à la recherche d'icelles et que vous vous teniez tousjours dans les termes de l'observance pour ce regard ; mais aussi perdez-vous par ce moyen les occasions de pratiquer les vertus qui sont fort propres à la condition de vie à laquelle Dieu vous a appellées. Non, ma chere Sœur, la charité ne requiert pas que les Sœurs se tiennent en attention pour recognoistre et remarquer si quelque chose ne manque point à quelques unes, tandis qu'elles n'en ont point de charge ; mais si elles apperçoivent quelque necessité en une Sœur elles doivent en advertir la Superieure tout simplement, sans l'agrandir ni la diminuer, non plus que si c'estoit pour elles-mesmes.

            Vous demandez si c'est manquer à l'observance et faire mal que de choisir une serviette plus deliée pour la Superieure, et ne luy donner pas celle qui se rencontre, sans choix, comme l'on fait aux [448] autres Sœurs. A cela, ma chere fille, je vous responds que ce qui a esté fait pour ce regard jusques à present n'a pas esté mal ; mais si est-ce pourtant que desormais il ne le faut plus faire. La Superieure a ses honneurs et singularités à part : elle est appellée ma Mere, elle a le pouvoir et l'authorité de commander et d'ordonner, et les Sœurs luy obeissent ; hors de cela, il ne faut point de singularités, ainsi qu'il est dit dans les Constitutions, sinon de la necessité, comme les autres Sœurs.

            Il faut donc conclure maintenant et clore nostre Entretien par la recommandation de la simplicité et generosité d'esprit : marcher tousjours en la voye de nostre propre perfection sans nous amuser en chemin, quel rencontre de contradiction que nous puissions faire, soit de nos propres imperfections, repugnances ou passions immortifiées, soit des autres exercices qui proviennent d'ailleurs. De quel costé que ce soit, ne nous lassons point de faire et souffrir beaucoup pour Nostre Seigneur, auquel soit à jamais rendu grace, gloire et louange par tous les siecles des siecles. Amen. [449]

 

III. Fragments sur divers sujets

 

 

 

A. Comme il faut prendre garde que le desir que nous avons de tout quitter ne soit point vain et par flatterie

 

 

            Un certain Religieux de l'Ordre de saint Pachome estoit porté d'un tel desir de souffrir le martyre pour l'amour de Jesus Christ, qu'il se persuadoit avoir les ongles d'acier pour resister à toutes les violences qu'on luy sçauroit jamais faire ; mais, mal advisé qu'il estoit, il ne prenoit pas garde s'il pourroit avoir la constance d'endurer, comme il faisoit paroistre, s'il en falloit venir là tout de bon. Sur ce desir, il vint prier saint Pachome instamment qu'il priast Dieu luy envoyer quelque occasion de souffrir le martyre pour son nom. Saint Pachome luy repliqua : Mon amy, le temps de souffrir la mort pour Jesus Christ n'est pas commun maintenant, la religion Catholique, par la grace de Dieu, a le dessus sur ses ennemis ; d'ailleurs, vous n'estes point venu en ce lieu pour la mort, mais pour la mortification ; mortifiez donc vos desirs inutiles qui vous font quitter les exercices presens, sous pretexte de faire merveille à l'advenir. Cela passé, ce Religieux persiste tousjours en son premier dessein et en importune encor saint Pachome. Le Saint luy dit : Vous avez un monde de passions, d'adversaires et ennemis en vous-mesme : desirs inutiles, impatiences, presomption et autres semblables ; puisque vous desirez tellement terrasser et tuer les ennemis [450] de Dieu, prenez chacun jour un de ces desirs desreglés, et ainsi vous tuerez les ennemis de Dieu. Neantmoins, saint Pachome ne laissa de prier Dieu pour faire essay de la constance de ce Religieux.

 

 

 

B. Extraits de l'Histoire de la Galerie

 

 

            Quand Nostre Seigneur me fit l'incomparable grace d'entrer dans nostre Institut, il n'y avoit encore que six Religieuses, qui vivoyent comme des Anges en pureté et en amour, et qui estoyent gratifiées de plusieurs graces extraordinaires en l'oraison, en sorte que l'on auroit oublié de prendre les necessités du corps, si nostre saint Fondateur ne nous eust fait comprendre qu'il desiroit que nous fussions aussi promptes à obeir au premier coup de cloche pour aller au refectoire, aux recreations et au coucher, comme au resveil et à l'Office, nous disant : « Mes cheres filles, le mesme Dieu qui vous appelle à l'Office et à l'oraison, vous appelle à la refection et au repos ; et comme je desire que vous soyez des filles mortifiées à toutes propres volontés, je souhaitte qu'à tout moment du jour et de la nuit vous viviez en esprit de sacrifice interieur, ce qui vous tiendra place de disciplines, jeusnes, cilices, etc. Et je vous asseure, mes [filles] tres-aymées de nostre commun Maistre, que vous ravirez son cœur estant fidelles à toutes les pratiques de vos Regles, car elles ne sont point ouvrage d'homme mais du Saint Esprit. Je vous asseure que je n'y ay rien escrit que par son inspiration. La premiere qu'il m'a donnée a esté de bastir une sainte retraitte pour des filles infirmes de corps et saines d'esprit ; c'est pourquoy je ne veux pas qu'on introduise d'autres austerités que celles qui sont marquées. »

 

            Il arriva un fort petit dissentiment entre nos Sœurs Favre et de Chastel, pour une pratique de vertu. Nostre saint Fondateur, à qui l'on ne cachoit rien, en fut adverti. Il vint faire un Entretien à la Communauté, et entr'autres choses il parla de l'union qui devoit [451] estre parmi nous ; puis s'adressant à nostre digne Mere, il dit : « Mes cheres filles sont-elles bien unies et en amitié les unes parmi les autres ? il pourroit bien arriver quelquesfois qu'elles pourroyent avoir prononcé quelques paroles moins douces et moins respectueuses. Si ce mal arrivoit, dequoy il ne se faudroit point estonner, voicy le remede. La Sœur grondeuse se mettra à genoux et dira à celle qu'elle aura faschée : Ma Sœur, je vous demande pardon, je supplie Vostre Charité de prier pour ma conversion. » Il adjousta : « Commençons icy ceste pratique ; ma Sœur Peronne Marie et ma Sœur Marie Jacqueline, approchez-vous, mettez-vous à genoux, et que ma Sœur Peronne Marie demande le pardon. » Ce qu'elle fit sans peine ; elles s'embrasserent tres-cordialement, et nostre saint Fondateur dit : « Voila qui va bien, je suis bien content. Or sus, mes cheres filles, dans nos difficultés, allons trouver nostre Mere, sans nous amuser à nous vouloir resoudre nous-mesmes, qui ne sommes pas bons juges dans nos propres causes ; et nous pratiquerons les deux cheres vertus de nostre divin Maistre, qui nous benira eternellement. »

 

            Une fois nous vismes nostre Sœur de Chastel qui mangeoit une pomme pourrie au refectoire ; nous luy en fismes la guerre à la recreation. Nostre saint Fondateur le sceut ; il nous dit dans un Entretien de tenir les yeux baissés au refectoire, pour ne pas gehenner celles qui voudroyent faire de semblables mortifications. « Il faut, mes cheres filles, » nous dit-il, « s'edifier des vertus de nos Sœurs, sans en rire ni leur en parler, crainte que la vanité leur en fasse perdre le merite. Je desire fort qu'on ne parle point de la mangeaille parmi nous ; mangeons à la bonne foy ce qui nous sera presenté, qu'il soit à nostre goust ou non ; pourveu que nostre sac à vers se soustienne, c'est assez. »

 

            « Mes cheres filles, il se faut porter un grand respect les unes aux autres. Je sçay que les Peres Jesuites, s'ils se rencontrent cent fois le jour, ils tirent tousjours le bonnet ; et pour vous, vous vous ferez l'enclin de la teste seulement lors que vous vous rencontrerez ; et pour observer plus d'esloignement des manieres du monde, aux seculieres vous ferez des enclins. Cela sera-t'il bien, mes filles ? » Toutes respondirent : Ouy, Monseigneur.

            « Il a passé icy un Pere Feuillant, » reprit le Saint, « qui m'a dit qu'il y avoit des Religieuses en Italie tellement attachées à leurs chapelets, images et estuis ou choses semblables, qu'il s'en est trouvé qui auroyent mieux aymé sortir de leur couvent que de les quitter, C'est pourquoy j'ay pensé qu'il faudrait changer toutes ces [452] choses entre vous, à fin de ne s'attacher qu'à Dieu ; et pour cela il faut choisir le dernier jour de l'an, quand on tire les Saints. Les Peres Jesuites les tirent tous les moys, mais nous nous nous contenterons que ce soit tous les ans. » Comme faut-il faire ? dit nostre Mere de Brechard. « Vous prendrez tous vos chapelets, » dit-il, « vos croix et ce qu'il faut changer, vous en ferez des petits monceaux, vous mettrez le [nom du] Saint dessus, puis vous tirerez au sort. Mais voicy le meilleur, mes cheres filles : j'ay grande aversion à ces façons de faire de quelques Religions, où l'on appelle madame l'Ancienne, madame l'Esleëe, madame cecy, madame cela. C'est pourquoy, à fin qu'il n'y ayt point de ces preeminences parmi nous qui sommes petites, on tirera les rangs, mettant dans les billets des Saints, i à l'un, à l'autre 2, ainsi de suite, selon le nombre que vous serez. Chacune tirera au sort, et gardera pour l'année suivante le rang qui luy escherra ; ainsi faisant, nous vivrons parfaitement despouillées. » Ayant dit cela, il nous donna sa benediction et se retira.

 

            Le jour de saint Laurent, de l'année 1612, nostre bien-heureux Pere fit un Entretien à la Communauté. Nostre venerable Fondatrice luy demanda : Monseigneur, qu'est-ce qu'affabilité et sobrieté ?

            « L'affabilité, » dit-il, « mes cheres filles, se pratique, comme dit saint Paul, se rendant tout à tous pour les gaigner tous, s'accommodant à la façon et humeur des autres, compatissant aux affligés ; car il ne seroit pas à propos d'aller rire pres d'une personne affligée, ni de mesme, paroistre triste devant une autre qui seroit dans la joye.

            « La sobrieté est de manger selon sa necessité, rien de plus, chacune selon sa portée ; les melancoliques pour l'ordinaire mangent plus que les autres. Voila, par exemple, deux personnes : l'une est fort alterée et boira deux verres de vin ; l'autre qui l'est moins, si elle en boit autant elle manque à la sobrieté et temperance. Il en est de mesme du manger. »

 

 

 

C. Extrait de l'Histoire inédite de la Fondation du 1er Monastere de Paris

 

(Septembre 1619)

 

 

            Pourquoy pensez-vous, mes filles, que Dieu vous a mises au monde, et sur tout appellées à la sainte Religion, sinon à fin que [453] vous y soyez des hosties d'holocaustes à sa divine Majesté et des victimes qui se consomment chaque jour en son saint amour ? Ce qui vous oblige à destruire en vous tout ce qui s'oppose à la perfection et à l'union avec Dieu, autant que vous pourrez, sur tout l'amour propre, la propre volonté, la recherche de l'honneur, la satisfaction des sens. Il faut donc vivre en mourant et mourir en vivant, et sur tout vous ne devez user de tout ce qui est en vous à autre fin qu'au service et à la gloire de Celuy qui vous a particulierement choisies pour luy estre entierement dediées et consacrées. Pour vous faire operer tout cecy, sa misericorde vous donne son Saint Esprit qui habite en vous estant en sa grace, à fin que vous soyez aydées par sa lumiere et son amour à fin d'operer le tout à sa gloire.

 

 

 

D. Extrait de l'Histoire inédite de la Fondation du Monastère de Grenoble

 

(Octobre 1619)

 

 

            En leur faisant ses adieux, il leur dit qu'elles monteroyent et s'envoleroyent comme des passereaux, et prendroyent leur essor sur les celestes monts en la terre des vivans ; ou bien comme des chastes colombes en leur colombier, esloignées de toutes sortes de bruits et du tumulte du monde, et par consequent plus capables de la vraye tranquillité d'esprit, pour respandre leur ramage en la presence de leur celeste Espoux. « Je rends graces à mon Dieu, » adjousta-t'il, « de ce qu'il veut estre servi en ce lieu, et je m'en vay content de laisser une Communauté que j'espere estre agreable à ses yeux et qu'il benira. » Et il dit à la Superieure qu'il avoit beaucoup plus senti de devotion en son Monastere que despuis son despart de Paris. Elle le pria de s'employer pour une affaire d'un amy du couvent ; il luy promit qu'il le feroit volontiers. « Mais sçachez, ma fille, » adjousta-t'il, « que ce ne sera pas sans me faire violence, car je vois le monde d'un certain œil que Dieu me fait la grace de devenir tousjours plus simple et moins mondain parmi les artifices de la Cour. » [454]

 

 

 

E. Fragments d'Entretiens extraits de la Vie de saint François de Sales par le Père de la Rivière

 

Addition au premier Entretien

 

            Il y a bien difference entre le nid de l'arondelle et celuy du cinnamologue, oyseau d'Arabie, d'autant que l'un n'est plastré que de bouë, que de pailletes, que de festus ; là où l'autre est charpenté sur les hautes branches des arbres, de bois de canelle, de cinnamome et autres materiaux aromatiques. Cependant l'arondelle ne changeroit pas en façon quelconque sa pauvre couchette, au precieux lict branlant du cinnamologue ; elle repose plus à son aise dans son vil panier, qu'elle ne ferait dans l'odoriferant cabinet de ce royal oyseau. Vostre Congregation, mes filles bien-aimées, est un nid d'arondelles, elle est bastie de faciles constitutions selon vostre portee ; laissez les autres Congregations, establies sur des hauts statuts, ardus et sublimes, pour les cinnamologues, c'est à dire pour les esprits plus parfaits. Honorez-les, admirez-les, et d'ailleurs contentez vous de ce peu que Dieu vous donne; c'est assez pour vous. Prenez plaisir à vostre bassesse et remerciez-en l'eternelle Bonté. Donc, preferez les autres Ordres au vostre en honneur et en estime, mais preferez le vostre à tous les autres en amour, comme plus proportionné à vostre capacité. Souvenez vous en fin que les Sœurs de saincte Marie sont semblables aux violettes entre les fleurs, qu'elles sont basses, petites et de couleur moins esclattante, et que la divine Majesté les a plantees pour son service et pour rendre un peu de bonne odeur en son Eglise. (Livre III, chap. XXIX.)

 

De la solide vertu

 

            Je me trouvay à Rome lors que le Pape Clement VIII fut attaint de la maladie dont il mourut ; elle estoit fort venimeuse, et tellement que les medecins jugerent que le souverain remede pour la chasser [455] consistoit à trouver du besouar, bien fin et bien asseuré. Chacun se mit en devoir d'en chercher, et de tous les quartiers quasi de la Chrestienté, les Evesques, les Cardinaux et les Princes en envoyerent si grande quantité, que l'on fut contraint d'escrire en divers endroits qu'il y en avoit plus qu'il ne falloit. Adonc les medecins s'assemblerent afin de casser et esprouver ce besouar ; mais en toute la grosse masse d'iceluy, ils ne trouverent jamais qu'un seul petit morceau qui fut bon, franc et pur. O qu'il se trouvera de vertus comme cela, quand Dieu manifestera les secrets des cœurs ! Telle personne croit d'en avoir maintenant bonne provision, qui à cette heure-là ne verra que du vent, je veux dire en trois mots, qu'il faut avoir la perfection, mais celle qui est vraye et solide. Faites vous resolution d'estre chaste? Ouy ; ô bien, je le seray, et quoy qu'il en puisse arriver, je mourray plustost que de consentir à la moindre impureté du monde : que le diable arme ses puissances, je ne le craindray point ; je suis plus forte que luy, Dieu est mon Pere et il combatra pour moy. Faut-il avoir la douceur ? O bien, que la colere renverse mon pauvre cœur sans dessus dessous, que la teste me fume de tous costez, que mon sang bouillonne ainsi qu'un pot sur le feu, je ne laisseray pourtant d'estre gracieuse et douce tout ce qui se peut ; et toutes les raisons que la nature me presentera pour sa descharge, je les estrangleray, je n'en escouteray pas une. Le monde me veut-il troubler ? Je le poursuivray comme une vipere, je me lanceray contre luy, je le fouleray aux pieds, je ne feray rien absolument de quoy qu'il me sçache suggerer. O voila la vraye vertu, et comme il la convient exercer. J'en dis de mesme des autres vertus. Seneque a mis en avant un beau mot (je voudrois que ce fut sainct Augustin qui l'eut dit) : que la perfection de l'homme gist à sçavoir bien souffrir toutes choses, comme si elles luy arrivoient par son election. Mes cheres Sœurs, la perfection chrestienne consiste à bien souffrir. Ne plaignez point vos peines à acquerir les solides vertus, endurez patiemment les contradictions qui s'opposeront à ce dessein. Ah ! Dieu vous donne une occasion de practiquer la patience : voudriez-vous bien la laisser eschapper ? peut estre que de vostre vie vous n'en rencontrerez une semblable ; peut estre que ce sera le dernier service que vous rendrez à sa divine Majesté. Soyez constantes, et Dieu benira vostre travail. (Livre IV, chap. XXXV.) [456]




Copyright © 2014 Salésiens de Don Bosco - INE